Les articles de Jean-Paul Gavard-Perret

Artiste juive : Oda Jaune, affaires de femmes

Oda Jaune de retour de Tel-Aviv artiste juive

Artiste juive : Oda Jaune, affaires de femmes

Oda Jaune, « Masks », 6 juin – 24 juillet 2015, Galerie Daniel Templon, Paris

Grâce à Oda Jaune la femme n’est jamais la belle captive propre à entretenir les fantasmes.
Elle est insaisissable.

Ode Jaune masques équivoques artiste juive de retour de Tel-Aviv

Ode Jaune masques équivoques artiste juive de retour de Tel-Aviv

Parfois en effacement ou en morceaux (ici des masques équivoques) elle ouvre pourtant à un certain vertige d’un désir passé ou à venir, toujours en cours de libération-fixation au sein de dévoilements métaphoriques et ironiques.

Ils sont là pour faire découvrir une substance cachée de la représentation féminines.
Chaque œuvre devient une scène précise non par ce qu’elle raconte mais pour sa stratégie.
Oda Jaune tranche ainsi dans le vieux problème de la peinture qui se veut romantico-érotique lorsqu’il s’agit de montrer « du » féminin.
Chez l’artiste les phénomènes les plus « chauds » sont habillement travestis : d’où le titre de son exposition.

Après un passage par Tel-Aviv l’artiste revenue à Paris ouvre sur le réel des issues dérobées, des souterrains qui font communiquer l’extérieur avec l’intime.

Les situations présentées deviennent autant de méditations sur la femme. Son univers et son statut sont remis en question non sans cause mais sans explications : au regardeur de faire son chemin face à l’œuvre où les personnages en leurs fragments fascinent par l’envers de leur propre monde qu’ils laissent voir ou cache.

Preuve que pour Oda Jaune la défaite féminine n’est que métaphorique.

Par l’humour le féminin change en effet de « tournure » : il se passe de commentaires tant les images « parlent » par elles-mêmes. Tous les artifices sont en place mais pour une circulation particulière du sens. Jaune met aux prises avec un visible particulier : on le voit et on ne voit plus. Chaque toile devient stance et instance qui désignent une « violence » implicite. La chair y est livrée à d’étranges métamorphoses. L’espace montré/caché devient énigme, lacune, secret. Il est à double voire à triple fond. La peinture y devient « polytope » dans l’objectif d’une rencontre provisoire et intime, aussi absurde que radicale : elle se transforme en piège à signes.

Jean-Paul Gavard-Perret


Artiste juif :Dove Allouche ou la béance oculaire du paysage

artiste juif Dove Allouche et les paysages

Dove Allouche : béance oculaire du paysage

Un paysage n’existe que s’il retourne la vue, interroge le regard qui est sensé la voir. De l'œil au regard s'instruit un glissement : il fissure énigmatiquement les certitudes acquises de la contemplation fétichiste ou de la possession carnassière des images.

Dove Allouche le sait : sa « morale » reste la sélection d'un mode de regard.

Arpentant le lieu du tournage de Stalker ou une forêt carbonisée, l’artiste invente des processus photographiques, graphiques comme autant d’expériences du temps. Par exemple et pendant un an l’artiste a parcouru les égouts parisiens suivant le sens d’évacuation des eaux. Muni d’une unique lampe torche il a photographié des déversoirs d’orage servant à dévier des effluents. À partir de ces photographies, il a réalisé une série d’héliogravures, qui associe par analogie le circuit souterrain de la ville et l’entaille de la gravure, Dove Allouche révèle l’envers de la ville.

A contempler ces images l’œil se perd parfois le cycle biologique, parfois de celui de l’urbain ; Le paysage dans sa noirceur devient une figure de l’Achéron. Il semble guetter un improbable passeur d'âmes, renvoie à la Vanité inscrite dans le paysage.

On croit entendre la voix de la nature mais de fait on devient le confident des opérations les plus secrètes du cycle de la mort et de la vie.

Existe donc chez Allouche à la fois une fermeture et une ouverture du champ.
Inscrivant entre ici et ailleurs une sorte d’extraterritorialité le créateur subvertit les notions de dehors et de dedans. Le paysage mute de la simple représentation vers la « re-présentation ».

Entre les deux le pas est immense. Elle différencie le travail du faiseur et celui du créateur, comme celui de deuil et de la mélancolie. Il oriente vers on ne sait quel abîme et vers quelle faille sinon le désir de la vie malgré tout. Elle est là sous les paupières.
Bref véritable créateur « du » paysage Dove Allouche n’est pas artistes « de » paysage puisqu’il ne cesse de le métamorphoser.
Dove Allouche actuellement : Galerie Mezzanin, Genève


Dafy Hagai photographe israèlienne

Dafy Hagai photographe israélienne ne met pas en scène ses mannequins, le naturel domine

Dafy Hagai : une autre vision d’Israël

Entre plusieurs voyages entre les USA et Israël et au milieu de divers shootings pour des campagnes publicitaires (Levi’s, Sam Snider…)

Dafy Hagai donne de la présence à ses sujets, une présence spontanée, naturelle

Dafy Hagai donne de la présence à ses sujets, une présence spontanée, naturelle

Dafy Hagai a donné des jeunes femmes israéliennes une présence qu’il est rare de retrouver dans la photographie du temps.

Plutôt que de coder ses clichés de paramètres géographiques et de les contextualiser de manière trop prégnante la créatrice propose des femmes aussi simples que saines.
Elles n’avancent en rien masqué. C’est à peine si ça et là il existe un jeu de mise en scène et parfois de hors-champs à la « Bigger Splash » de David Kockney.

Dafy Hagai  quand le naturel prédomine, les sujets deviennent vecteur de lumière

Dafy Hagai quand le naturel prédomine, les sujets deviennent vecteur de lumière

Les jeunes femmes deviennent - mannequins ou simple passantes - le vecteur d’un érotisme très doux et en rien surjoué.

La peau du visage ou du corps suggère plus qu’elle dévoile. Certaines poses sont suggestives. Mais la plupart ne cherche pas à proposer un voyeurisme ou un exhibitionnisme.

D’où l’originalité d’une œuvre photographique où tout repose sur le registre de la beauté dans des approches parfois sophistiquées, parfois « de rue ».

Dafy Hagai invente un nouveau rapport du lointain et de la proximité, de la sophistication et de la simplicité. L’ « ordo erotis » n’est plus la matière de rêve douteux mais une réflexion sur une réalité souvent montrée comme douloureuse. Elle trouve ici une forme d’allégresse bienveillance et insouciante. Le monde à parfois besoin de telles images pour réviser les clichés acquis sur Israël.


Poétesse juive à redécouvrir : Monique Rosenberg

Monique Rosenberg poétesse juive , le sucre de mes pas

Poétesse juive à redécouvrir : Monique Rosenberg

Ce n’est pas en frappant le monde à coup de pieds que Monique Rosenberg cherche l’élan. L’état vibratoire de sa poésie ne tient jamais à une séparation ou à l’idée de trancher mais à une communion qui permet face au monde de faire régner « contemplation et intuition à l’aide de soies ou de fibres de mûrier » .

La poésie cherche à mettre une harmonie au milieu de l’être pour le ramener à l'univers en son état naissant.

Les paysages les plus anodins - ceux qu’on oublie de regarder - annoncent une immatérialité dans la mesure où l’abstraction des mots devient la figure de l’intercession qui nous appelle à pénétrer dans l’invisible ici-même, ici-bas.

Par sa métamorphose poétique le monde en ce qu’il donne à voir devient un « jardin des possibilités ».

Encore faut-il, qu’à l’instar de la poétesse, nous soyons capables de le regarder, de le prendre afin d’entrer en fiançailles avec lui.

Toutefois cela n’est possible que parce que, le monde vu, nous le portons en puissance : ce n’est pas nous qui le regardons, c’est lui qui nous contemple et à nous de comprendre ce que Camus nommait « sa tendre indifférence », à nous d’accepter d’entrer en cet accord pour transformer ces fiançailles en un mariage plus long que le temps humain trop humain..

Monique Rosenberg tisse un lien entre un ésotérisme mystique issue de la tradition talmudique et une proximité de la sensation.

Toutefois - et c’est là l'originalité de son oeuvre - l’une et l’autre ne surgissent que sous la forme de la sobriété. Ce n’est donc pas, à l’inverse d’Artaud, Monique Rosenberg qui s’écrierait « ma sobriété est cause de ma perte ».

C’est à travers elle au contraire que la création dans sa réduction prend une dimension exponentielle. Sa poésie devient alors comme elle l'affirme à propos de la vie
« une pore d’éternité ». L’être et le monde peuvent ainsi y respirer à l’épreuve du temps et pour le dépasser.

Monique Rosenberg, Le sucre de mes pas, Jacques André Editeur, Lyon, 50 pages, 9,50 euros


Artiste juive : Les Ombres d’Anouk Grinberg

Anouk Grinberg, artiste juive

Les Ombres d’Anouk Grinberg

Difficile pour une comédienne dont les apparitions sont fascinantes tant au cinéma qu’au théâtre de se faire reconnaître en tant qu’artiste plasticienne.

Anouk Grinberg

Anouk Grinberg

 

Ses dessins et leurs jeux de noir et blanc imposent pourtant une force crépusculaire rare. Ils révèlent par effet de pan ce qui habite la créatrice au plus profond de sa mémoire personnelle et collective. L’artiste s’y lance à corps perdu à la fois hors et dans les points obscurs qui contient l’essence de son être et de son histoire.

Des constellations terrestres et des nébuleuses fantomatiques s’élèvent dans le gris-blanc du support. Surgit la vertu d’un labyrinthe intérieur accessible soudain par les pores du papier qui boivent le noir pour le broyer. Dans chaque dessin les temps se rejoignent plus qu’ils se déboîtent. Le présent de l’artiste n’est pas coupé du passé et de sa glaciation. Le froid enserre, durcit, rétracte, contient des visages qui semblent ne pouvoir s’épancher sans geler. Il n’est pas jusqu’à leurs cris de se gercer sur des paysages reliques où les êtres cherchent leur source comme leur créatrice cherche désormais la réponse au sommet de l’amour et non au fond de la peur.

Ces déserts habillés de noir vont droit contre les certitudes éphémères. La mort rode dans l’œuvre, elle sort ses griffes comme elle balafra les pages de l’Histoire. Partout, partout sur le paysage comme sur le visage l’opacité règne devant un horizon solide. Le noir retient. Il suit son cours. Mais l’artiste dessine pour ne pas s’y abandonner. Et si le noir restera toujours l’inachevé en marche, la clarté pour autant s’impose que bien que mal.

Le dessin lutte contre la mort non au nom de l’amour. Anouk Grinberg y retrouve des schèmes élémentaires d'affects et d'absences. Si certains visages se diluent dans le noir il suffit d’un cercle blanc approximatif pour hurler la vigilance dans un cérémonial très particulier car instinctif. Il souligne en une forme de spontanéité viscérale mais imprégnée de maîtrise les gouffres sous la présence et rappelle bien des abîmes en lieu et place des féeries glacées.

Galerie Storme (Lille), Espace Commines (Paris)


Artiste juive :Nadia Lee Cohen Les Femmes Entravées

Artiste juive, Nadia Lee Cohen Les Femmes Entravées

Nadia Lee Cohen Les Femmes Entravées

Derrière des décors de films hollywoodien des 60’ aux couleurs sursaturés à la Natalie Kalmus, Nadia Lee Cohen – par delà la nostalgie - donne une vision grave, taciturne, violente du monde même si les femmes qu’elle saisit semble plus indolentes qu’insolentes, absentes qu’érotisées – sinon par des parures et des masques que la société leur impose.

A la sidération font place les interrogations que les prises suscitent en dépassant le pur plaisir esthétique. De telles photographies rendent obsédantes des visions qui marquent une hantise de l'entrave. les femmes voudraient s’en libérer mais elles restent victimes d’e traumlas imposés par une société faite par les hommes et pour eux.

Tout joue entre peur et feinte de plaisir, attrait et doute. La photographie fixe les stéréotypes de la femme fétiche et « choséifiée ». Il faut donc considérer cette recherche comme un travail sociologique et comme un symptôme d’une mémoire aussi individuelle que collective. Deux discours ont donc lieu dans la conjonction des découpes en un vertigineux mouvement d’abîme.


Chanteuse franco-israèlienne : Yael Nahim sans complaisance

yael Naim Holder dernier album chanteuse franco-israèlienne

Yael Nahim sans complaisance

Yael Naim, “Older”, label Tôt ou tard", 2015.

Sans doute moins originale que son compatriote Asaf Avidan, Yael Naim est néanmoins une artiste de premier plan.

Elle a attendu sept ans après “New Soul” pour sortir un album précieux où l’artiste dit son fait à l’homme (“Coward”), fait partager le vertige fascinant de la maternité (“Make a child”).

On pense à Joni Mitchell pour son blues-folk et à Amy Winehouse pour les déchirures? Toujours accompagne par le percussionniste David Donatien l’artiste done une intensité à toutes ses interprétations.

L’émotion ruisselle de motets qui font de l’auditeur le captif consentant d’une processionnal de titres qui conduisent parfois jusqu’en bordures de ravins sans y tomber jamais. Chaque titre est un chemin de traverse animé par un souffle.

Il crée des abris sous les tempêtes et noue douleur et plaisir entre force et faiblesse que les modulations de la chanteuse soulignent avec subtilité dans un miracle d'alchimie entre les mots et les sons. L'artiste crée là un journal intime en différentes cases : elles construisent une marche pour la vie et ses illuminations : "older" n'est donc pas un retour en arrière : être plus vieux permet à l'avenir de se réaliser un peu mieux.

sources : israelnationalnews et JTA.org


Artiste peintre juive : THOMAS LEVY-LASNE : poésie au quotidien

THOMAS LEVY-LASNE poésie au quotidien

THOMAS LEVY-LASNE : POESIE DU QUOTIDIEN
« L’arbre, le bois, la forêt », 22 mars au 21 juin 2015, Abbaye Saint-André/Centre d'art contemporain,19250 Meymac

Narrative et impressionniste, hyperréaliste et paradoxalement sortant des contingences la peinture de Thomas Levy-Lasne est marquée du goût de la précision photographique.

Les modèles quittent la situation d’objet pour devenir sujet afin d’inventer une peinture à travers la saisie de moments où ils ne sa passent rien – ou pas grand-chose.

Sujets et langage sont très liés à l’expérience personnelle de l’artiste (il ne cache pas son goût de la fête qu’il met souvent en scène dans ses œuvres) comme à sa vision des formes, des couleurs, de l’imaginaire, au désir de capturer et reproduire encore et toujours cette magie de l’image qui se révèle - comme à la surface de l’eau - à la surface des êtres.

Thomas Lévy-Lasne saisit les beautés simples de la vie, des instants de grâce éphémère même dans une certaine trivialité néanmoins toujours décalée. Le sujet n’a pas besoin d’être sublime pour émouvoir. L’essentiel est le temps qui lui est accordé.

Thomas Levy Lasne sait retenir un visage, un fragment de silhouette dont il capte l’ambiguïté au sein d’atmosphères-paysages. L’artiste produit une vision fragmentée et subjective du temps, de l’espace et du portrait lui-même. Le créateur accumule les idées, avale images et histoires. Il note, croque, digère puis oublie.

Si bien que chaque œuvre se transforme en un moment poétique. Il produit chez le spectateur une sorte de rêverie mystérieuse, de songe énigmatique. Un simple accident sur la peau d’un de ses personnages transforme le portrait en paysage.

L’artiste s’attache aux vibrations des couleurs, à la lumière, la sensualité picturale, aux formes et aux contours dans une faible profondeur de champ. Refusant tout flou poétique il cherche moins à décrire qu’à suggérer en insistant sur la netteté et la précision.

sources : israelnationalnews et JTA.org


Ecrivaine juive : Rose Auslander à la recherche du mot qui ne pleurerait plus

Rose Auslander écrivaine Juive

Rose Auslander à la recherche du mot qui ne pleurerait plus

Rose Auslander, « Sans Visa. Tout peut servir de motif et autres prose »,

« Je compte les étoiles de mes mots »

Héros Limite, Genève.

A la question « pourquoi j'écris ? » Rose Auslander a répondu « Parce que sans doute j'ai vu le jour à Czernowitz, et que le monde est venu à moi à Czernowitz. Tant de paysages particuliers, d'hommes particuliers, les contes et les mythes flottaient dans l'air, on les respirait.

La ville aux quatre langues était une ville musée qui aura donné tant d'artistes, poètes, de philosophes, de plasticiens. Et qui voulait parler avec les muses s'exprimait en allemand ». Rose Auslander est en effet née en 1901 à Czernowitz, capitale de la Bucovine alors autrichienne et germanophone.

Elle appartenait à la communauté juive allemande, au même titre que Paul Celan qu’elle rencontra deux reprises. Elle suivit ses études dans l’université de sa ville natale avant d’immigrer aux États-Unis avec son futur mari. Sa vie se passa désormais entre Amérique et Europe. Partout elle se sentit exilée, étrangère.

Elle retourna en Europe dans les années trente pour rejoindre sa mère.

Pendant la Seconde-Guerre mondiale, elle survécut (sauvée par un docteur) dans le ghetto de Czernowitz avant de repartir pour New-York puis revenir définitivement en Europe en 1963 à Düsseldorf. Le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale l’amena pendant un long temps à ne plus écrire dans sa langue maternelle et à choisir l’anglais. Toutefois grâce à sa rencontre avec Paul Celan en 1957 elle retrouva la force de reprendre sa langue maternelle. A la fin de sa vie, malade, elle entra dans une maison de repos portant le nom d’une autre poétesse juive allemande : Nelly Sachs. Elle y mourut en 1988.

A Düsseldorf, l’éditeur Helmut Braun a rendu ses lettres de noblesse à celle qui n’était connu jusque là que d’un petit cercle dont six livres édités jadis en tout petit tirage Il publia ses œuvres complètes. Pourtant, en français, elle tarde à se faire connaître aujourd’hui encore. Seul « l’Age d’Homme », « Aencrages » et maintenant « Héros-limite » donnent écho à celle qui pétrie de bouddhisme et surtout de culture hassidique créa une œuvre rare. Moins traversée de symbolisme juif que celle de Celan ou de Sachs elle est donc plus facile d’accès et sans doute plus forte. Rose Auslander y exprime toute sa douleur qu’elle nomme « l'arbre des fruits amers ». Les titres de ses poèmes sont d’ailleurs explicites : «d'une contrée de fumées noires», « nous marchons avec les fleuves sombres », « le silence sur les lèvres ». Sous ces titres lourds de détresse pointe peu à peu un frêle espoir même si le passage des tueurs reste très longtemps présent en filigrane. Si l’auteur écrit c’est pour témoigner et afin de ne pas laisser seuls tous ceux qui restent. Et ce dans la langue abandonnée puis retrouvée. Bref la langue que sauve celle qui fut sauvée.
Dans un poème intitulé « Autoportrait » Rose Auslander se définit comme « Gitane juive / à la langue allemande / élevée sous un drapeau jaune et noir ». Elle devint l’exilée (comme son nom l’indique en allemand), l’errante, qui ne survit que par sa foi dans la vérité du verbe et dans l’espoir qu’à travers eux une renaissance du monde soit possible. Quatre vers d’un de ces textes résument à eux seuls sa situation : « Ma patrie est morte / ils l'ont enterrée dans le feu / je vis dans ma terre maternelle / le mot ». Son histoire reste le symbole du naufrage de la Mitteleuropa, de la culture de l'Europe centrale dont beaucoup d’étoiles ont disparu dans les camps de la mort comme en témoigne ce passage : « Ils vinrent / avec des drapeaux aiguisés et des pistolets / ils abattirent toutes les étoiles et la lune / aussi aucune lumière ne nous est restée /aussi aucune lumière ne nous a aimés / Ici nous avons enterré le soleil / une éternelle ténèbre de soleil est venue ».
Toutefois Rosa Auslander demeura altière et ardente. Néanmoins exil, séparation, ghetto, holocauste, maladie et solitude n’auront pas eu vraiment raison d’elle. D’autant que son écriture est là pour lui permettre de perdurer. A côté des Paul Celan, Nelly Sachs, Ingeborg Bachmann et bien sûr Kafka elle fait partie des grands poètes juifs qui en allemand donnèrent chair à l’indicible. Au silence qui tombe sur les survivants - et qui emporta Celan et Primo Levi -, en perpétuelle culpabilité d'être encore là, honteuse de vivre encore, elle sut dire « non » et en expliquant pourquoi. Jusqu’à son extrême vieillesse elle écrivit lumineusement dans cette langue noire qui donnait l'ordre de mort et qui soudain rappela à la vie comme le prouve les textes réunis par Alain Berset dans sa maison d’édition genevoise. Celle qui n’oublia rien sut garder la voix de sa mère, le premier baiser, les montagnes de Bucovine, les invasions, les peurs, les traques, les fuites, l’Amérique (« douce-amère » écrit-elle), Cummings et William Carlos Williams, Hölderlin, Trakl, Celan et bien sûr l’écriture. Pour elle l’écriture qui ne se quitte pas. Mais elle fut tout le contraire de ce qu’en a dit Marguerite Duras : à savoir une « maladie ».

Dans le brassage des feuilles mortes la créatrice allemande s’empara des mots pour vivre contre diverses absences. Pour elle comme pour Gertrud Stein écrire était vivre : « Ma patrie est morte, ils l'ont enterré dans le feu, je vis dans ma terre maternelle, le mot » disait-elle. Retrouvant la langue allemande moins gangrénée de noir que chez de Celan, Rose Auslander retrouva la force capable de concentrer en quelques mots l’essentiel sur l'espace livide de la page blanche. Elle connut ainsi vers la fin de sa vie une densité, une assurance. Donc moins de ténèbres et de cendres. Après les évocations des cruautés, des chasses à l'homme, la nostalgie d’une enfance heureuse, la peur de la solitude à l'étranger, une autre poétesse naquit soudain loin de tout pathos.

Clarté aiguë, musicalité, simplicité extrême du vocabulaire, abandon des rimes créèrent un changement radical. Sa langue allemande forgea des nouveaux mots en associant des mots opposés. Elle a fui la langue dite poétique et alla vers la nudité du sens en élaborant des sortes d'épigrammes proches de ceux de Celan mais en moins énigmatiques. Helmut Braun le comprit en republiant cette vieille dame de 74 ans. Il en a fait ce qu’elle est : une grande poétesse allemande qu’à son tout Alain Berset tente de défendre. Car l’éditeur suisse sait qu’au « Parle / Mais sans séparer le non du oui. / Donne aussi le sens à ta parole / donne-lui l'ombre » de Celan, Rosa Auslander put répondre : « j'ai trouvé / un mot qui ne pleure pas ».

 


Ecrivain juif : Da Levy suicidé de la société

Ecrivain juif Da Levy

Da Levy suicidé de la société
Da levy, « 3 livrets de poésie », Editions Derrière la salle de Bains, Rouen, 9 euros, 2015.

La force des textes de Da Levy tient à leur violence sourde : celle de la blessure dont il fut victime et dont la poésie devint la narration. Elle mêle culture judaïque, bouddhisme mais aussi le sexe et la drogue. Proche de Burroughs et de la « Beat Generation » l’auteur fit de Cleveland un foyer de la contreculture. Il en paya le prix et fut condamné pour incitation des mineurs à la délinquance. On le retrouva mort d’une balle dans la tête. Le suicide resta la thèse officielle mais elle est contestée par ceux qui estiment que le poète fut exécuté par la police.

Inconnu en France jusqu’à maintenant, Da Levy reste l’auteur - pour les adeptes américains de la poésie underground - de “ The North American Book of the Dead”, “Cleveland Undercovers” et “Suburban Monastery Death Poem”. Mais le côté gothique de son œuvre se double d’un aspect plus postmoderne. Adepte de la déconstruction et d’une poésie concrète il cultiva le « witz » : à savoir le mot d’esprit qui en glissement de sens et jeux de vocabulaire et de syntaxe trouve la « solution dans la dissolution du langage » (Lacan). Ainsi dans son œuvre Israël devient « is real ». Et il caressait le projet de s’y installer.

En diverses coupures et ruptures Da Levy - marqué par ses racines - toucha au bout de l’impossibilité d’être. Une fulgurance visuelle marque dans ses poèmes la toute puissance de thanatos par rapport à l’éros. L’auteur néanmoins se détache de toute mélancolie : le présent était pour lui fractal. Sa poésie fut un moyen de se dévoiler à la recherche de l’autre au sein de la médiocrité du monde. Le poète s’engagea pour la contrer dans une expérience impressionnante. Elle reste un appel intense à une traversée de la vie autrement que dans le matérialisme.

Jean-Paul Gavard-Perret