Les articles de Jean-Paul Gavard-Perret

Artiste juive :Michèle Katz ou l’impossible résurrection,

Michele Katz La résurrection du corps serait donc le cadavre ?

Michèle Katz la vigie

 

Il existe au sein de l'art du portrait et de la représentation du corps bien des logiques. Celle qu'a choisi Michèle Katz permet de donner à voir une vérité qui n'est pas d'apparence mais d'incorporation et d’appartenance à une communauté que des monstres voulaient anéantir. En ces peinture le visage et le corps est plus dans qu'à l'image. L'artiste le traverse pour aller du connu à l'inconnu, de l'inconnu au connu et le plonger dans l'opacité révélée d'un règne qui demeure énigmatique : celui de la Shoah. L’artiste y a échappé enfant grâce à la prévoyance de ses parents et des justes de Haute-Savoie.

 

Michèle Katz se réclame de l’histoire de l’art et de l’histoire de l’humanité. Son œuvre échappe aux théories bruyantes, opaques. On peut donc rentrer directement en contact avec elle. Les fonds de ses peintures sont archi simples, en aplat. Mais sur le devant les corps sont traités avec richesse. Une richesse qui demeure ascétique. Pas d’explosion : chez elle l’horreur n’est pas shakespearienne elle est kafkaïenne, beckettienne. Et si sa peinture ne veut pas effrayer mais la douleur y rôde. D’autant que l’artiste cherche moins à ouvrir un chemin d’espoir qu’à fermer celui de l’horreur. Et c’est là son problème. Ceux qui prétendent ouvrir des chemins sont entourés d’adorateurs. Michèle Katz, à l’inverse, est seule. Son postmodernisme qui ferme la porte des enfers humains ne répond en rien à la modernité des modes. Elle est isolée du côté du passé et du côté de l’avenir.
Composant avec les forces subies et les aspirations sans réponse, l’œuvre reste une ascèse. L’être y est recomposé avec ombre et lumière. Il appartient à la colonne pénitentiaire érigée par les hommes (du moins certains) et soulignée par Kafka. Michèle Katz reste à ce titre une moniste d’espérance, prête à tout briser pour un peu de lumière mais sans y croire vraiment. Car son antériorité est faite de violence subie par son peuple et de pureté donnée par sa famille.

Les deux sont à l’origine de la peinture, de son dialogue abyssal, de sa liberté inquiète.
De sa responsabilité aussi. Certes ses êtres sont sans pouvoir, la terre veut les prendre. Mais pourtant l’artiste veut croire à un sens. Son oeuvre en reste le signe. Il existe là la solidarité dans l’impossible.

Michèle Katz devient la vigie du sens intérieur à travers les blocs de corps inconnus. Dans leur altération subie et impossible à résorber, l’amour demeure inoubliable. La douleur aussi.

L'artiste éprouve parfois vivre la fin d’une civilisation qui s’est tuée elle-même, qui a tué ses pères et ses enfants et où l’être réalise au nom des génocides qu’il est dénué de sens.

Mais Michèle Katz crée parce que sa passion de vivre est d`une radicalité monstrueuse.
Pas d`autre possibilité. Elle a résisté, elle résistera toujours.

Laisser une empreinte de soi , la dernière

Michèle Katz artiste peintre juive

Elle peindra jusqu`au dernier jour de sa vie. Elle est ce qu’elle peint Elle veut laisser des corps, des yeux qui ont vu et qui témoignent, des mains ouvertes, des mains qui touchent des corps impossibles, des pieds qui ont marché le long des siècles.

Le fait monstrueux de sa peinture réside dans la non-séparation. Les victimes et elle sont les mêmes. Et tous les êtres aussi. Ses morts justifient donc l’existence et l’œuvre de l’artiste. Elle est là pour que le monde sache ce qu`ils ont appris et ce qu’ils nous disent. Prenant toujours parti pour les esclaves,

les anéantis, les niés, les effacés sans nom et sans parole elle témoigne pour eux. On fixe le regard sur leur visage et sur leurs attitudes pour vivre l’accident dénué de sens qu’est parfois l’existence. Et pour y croire encore.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

Julie Safirstein et les taches de couleur

Julie Safirstein artiste peintre juive,

Julie Safirstein et les taches de couleur

Julie Safirstein met à mal les propensions de l’égo dont accouchent bassement trop d’artistes. Face à ceux qui se nient en expulsant toute possibilité de transfuge et de transe-fusion elle offre une familiarité contagieuse par l’empathie de ses œuvres qui relève un défi : donner corps aux mots et une lumière aussi mystique que sensorielle.

Beaucoup d’artistes avant elle ont tenté la même gageure et s’y cassant des dents.

Safirstein Julie artiste peintre et poète juive

Safirstein Julie artiste peintre et poète juive

Ils n’offraient aux textes des poètes que de pâles métaphores. Julie Safirstein se confronte à des auteurs majeurs : Gérard de Nerval, Boris Vian ou encore Djalâl-od-Dîn Rûmî - poète mystique de langue persane du XIIème siècle qui plus qu’un autre se méfiait des images : « L'œil de la perception est aussi limité que la paume de la mais qui ne peut cerner la totalité d’un éléphant » écrivait celui qui précisait « L’œil de la mer est une chose, l'écume en est une autre ; délaisse l'écume et regarde avec l’œil de la mer ».

L’artiste y parvient en sortant l’être de ses yeux aveuglés et répondant à un autre vœu du poète : « Nous nous heurtons les uns contre les autres comme des barques ; nos yeux sont aveuglés ; l'eau est pourtant claire. Ô toi qui t'es endormi dans le bateau du corps, tu as vu l'eau ; contemple l'Eau de l'eau ».

Julie Safirstein grâce à son art « premier » le propose à coups de taches monocolores vives.
De la contemplation elle passe à la métamorphose des mots eux-mêmes. Elle donne par ses peinture une autre dimension (et non un reflet) au langage des poètes dont elle comprend que la parole est un prétexte et que ce qui attire l'être vers l'être c’est l’affinité qui les lie, et non la parole.

Lui privilégiant l’image l’artiste tient ses promesses et donne des échos à des appels que les poètes eux-mêmes n’osent espérer. Remontant à des formes simples, profondes, colorées l’artiste exhume l’être de son état d’oubli et de détresse.

Détricotant les notions de figuration et d’abstraction elle donne présence à un secret qui se fomente entre la peinture et le poème, entre le réel et le surréel.

Les images de l’artiste ne tournent pas autour du poème : elles jouent avec lui, le pénètre en accordant un possible à l’innommable et l’invisible.

Face à la peur du poète qui craignait que le monde des mages reste infirme, Julie Safirstein en ressaisit les fleurs à peine décelables. Elles enveloppent le corps nu du poème, aspirées au centre du mouvement qu’elles créent. L’œil n’est plus noyé dans l’obscur. La peinture évolue entre ici et là-bas, aujourd’hui et hier.

Une intensité primaire la porte vers l’élan d’un face à face espéré avec tout ce qui reste d’espoir muet à l’être. Bref la beauté des images s’accordent à celle du poème. La peinture offre à celui-ci dans le présent et par delà les siècles des rhizomes et une préhension particulière.

Si bien que la jeune artiste accrédite ce qu'Edmond Jabès disait de la femme lorsqu’il la nomme dans Elya : « le rayon de la lumière divine ».

 

Les œuvres de Julie Safirstein sont publiées entre autres par Maeght Editeur, Paris.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

Ana Negro :une artiste juive argentine

Ana Negro artiste peintre argentine thème la Shoa

 

Ana Negro est une artiste juive argentine. Toute son œuvre a un seul sujet traumatique : la Shoah.

Les intranquilles d’Ana Negro
« De la mort et la plaie surgissent mes êtres. Mais ils s´érigent comme des corps re- incarnés. Ils ne pourront pas être tués une deuxième fois » (Ana Negro).
Dans ses cérémonies glacées et en leurs profondeurs Ane Negro témoigne des émotions les plus vivent en ouvrant à ce que les mots ne peuvent dire. De la sorte elle engrange beaucoup d’imperceptible et de non dit. Chaque ensemble d’être tirés des limbes la créatrice juive argentine fait varier sa quête même si d’une certaine façon elle enfonce toujours le même clou. Pour elle la peinture c’est à la fois se déposséder et se reposséder à travers des scènes où les êtres sont en déséquilibre et équilibre, proches très proches ne pouvant plus de relier. Des courants comme trouvés en cours de route affluent, captés par surprise : au flux premier ils se surajoutent en des processions horizontales de ressacs troublants. Il est impossible parfois de les préciser. Chaque toile crée des ondes, des poussées auxquels s’ajoutent de multiples retours de variations avec une infinité de détails rendus distincts par les quelques couleurs retenues.
La terreur de la Shoah dont tout part chez l’artiste surgir est par les immenses formats des « intranquilles ». Tout est sous-jacent comme enclenché du dedans. Le temps s’immisce de partout avec l’ impermanence que donne ici la fixité paradoxale de la peinture. Elle bouge continuellement dans son rayonnement. Sous fond monocolore se concentre la puissance de profondeur du feu intérieur. Sous l’apparente déliquescence des assemblages graphiques une humanité assassinée tente de se recréer. Tout ramène ainsi ramène à ce que Jabès lançait "O, Sarah, nous eûmes un corps : un corps pour la caresse et l'amour - un double corps pour l'extase et le trouble".

Ana Negro , artiste peintre argentine, les intranquilles

Ana Negro , artiste peintre argentine, les intranquilles

 

Mais les monstres de l’Histoire en ont décidé autrement. Reste à ceux qui dans l’œuvre semblent des morts-vivants ou des vivants-morts le désespoir. Ceux qui s’agglutinent ne peuvent plus rien pour eux comme pour les autres. Ana Negro montre le corps si proche, si étrange et prouve que ce qu’on appelle le présent demeure toujours ce qui nous précède dans les troubles de l’histoire des terreurs.

 

L’espace inscrit une possibilité et une impossibilité sans indications de lieu ou de temps. Sans non plus que l’on sache ce que le corps peut prendre ou donner. En de telles scènes les morts reviennent hanter les vivants. Comme les vivants les morts. Dans une palette limitée de couleur surgissent les cris dans de silence et le silence après les derniers cris . C’est peut-être la fin. Ou juste une accalmie. Tout dans de telles scènes de transforme en litanies récurrentes et obsédantes dans la transposition d'un processus de perte mais aussi la lutte contre le tragique.

 

Les silhouettes restent suspendues à une attente au sein de chaque séquence.

Et l’artiste oppose ainsi la vie au glissement des morts sur le plateau nu de ses œuvres. Le fond est clôture ou borne. Ana Negro le dépasse en des tonalités et monochromes. Elles sont les marques de l'être contre la spoliation, la désappropriation. Ana Negro ouvre des tombeaux au nom d'une souffrance. Ses œuvres possèdent le pouvoir de "nous faire marcher dans la peur" . Elle cette est ici intériorisée dans l'élimination de tous décors et au sein d'une simplicité et d'une austérité exemplaires.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

Artiste peintre juif :Aron Wiesenfeld , du plus profond de la mémoire

La Shoa, la neige, la mort, Du plus profond de la mémoire Aron Wiesenfeld

Aron Wiesenfeld : du plus profond de la mémoire

 

Aron Wiesenfeld est né en 1972 à Washington et s’est installé à San Diego, en Californie. Il a étudié́ la peinture à la Cooper Union de ̀ New York. Après un court passage dans l’univers des comic books il est aujourd’hui exposé dans le monde entier.
Dans ses œuvres la douleur est omniprésente tout en demeurant plus allusive qu’ « à l’image » à proprement parlé. Elle est logée au cœur d’une nature en déshérence et silencieuse. Emane une mélopée tragique entonnée par des enfances innocentes faites de solitude et d’exploration. Surgit une mystique face à l’hostilité́ enveloppante de la nature. Cette dernière renvoie à celle de l’Histoire et à la Shoah. Une forêt sombre évoque non seulement la peur primitive mais celles d’Ukraine et d’ailleurs où tant de justes furent exterminés. Quant au tunnel il rappelle ce que l’histoire garde de plus noir.
Apparaissent aussi de manière explicite la fuite et l’exode physique selon une thématique dont l’artiste se fait l’écho de manière presque inconsciente. Elle provoque des confrontations incessantes. Les images qui pourraient parfois surgir de contes merveilleux sont ainsi transportées vers le sentiment tragique de la vie prête à être arrachée avant terme. Elle semble siphonnée par les trous, les tunnels, l’obscurité́. Celle-ci – selon Wiesenfeld – est liée « à la mort, la maturité́, l’inconscient, ou la folie, mais surtout, elle représente une inconnue. Le protagoniste, lui ; est présenté́ avec un acte de foi. ». Mais cet acte est plutôt celui de la mort qui lui est donné. Elle voudrait faire passer les innocents pour des coupables.
De telles images sous effet de fausse candeur sont les plus insécures qui soient. Elles montrent l’appel du néant organisé en ordre de marche par le monstre qui rôde toujours. Il est d’autant plus dangereux que les personnages pré-pubères ne semblent pas comprendre ce qui les attends tandis qu’ils arpentent des milieux hostiles. Au fond d’une forêt, à la surface d’un étang ou dans l’obscurité́ de la solitude il est impossible de se détourner de tels personnages. Ils sont saisis entre obéissance et interdits dans le silence d’une intimité́ pudique.
La neige est un souvent un élément de la composition des œuvres de Wiesenfeld. Elle traduit autant la pureté, l’isolement le sens allégorique d’une disparition. Initialement très inspirés par les portraits photographiques d’August Sanders ceux du peintre sont à la fois un mixe entre le rêve et le cauchemar en gestation. « Il s’agit de trouver le courage de faire face à l’inconnu » dit l’artiste, néanmoins ces personnages restent avant tout des figures en péril qui ne peuvent qu’émouvoir loin pourtant de tout pathos facile.
Jean-Paul Gavard-Perret

Artiste juive : Rachel Yedid : l’angélique et le démoniaque

Rachel Yedid artiste peintre

Rachel Yedid : l’angélique et le démoniaque

Une douceur émane des visions de la féminité dévoilée en divers types de déclinaisons érotiques. Chaque œuvre reste étrange, complexe et ambiguë en des « poses » qui impliquent une certaine distance avec ce qu’elle suggèrent.

La femme reste mystérieuse, erratique et l’artiste crée par le portrait bien des narrations allusives.

Chacun ramène d’une manière ou d’une autre à un désir. Il passe par le corps sans que des pièces rapportées aient besoin de le « cornaquer ».

La vision joue sur la délicatesse des poses, l’anomie ou sur l’allusif expressionniste.

L’œuvre demeure à la jonction de l’angélique et du démoniaque.

Si bien que l’artiste devient à la fois fée et sorcière dans le sillage de ses sirènes. On peut même parler de « méphistophélie » éthérée qui suggère bien des possibilités.

Aucune n’apporte de réponse définitive. D’autant que le travail de Rachel Yedid ne naît pas d’une seule idée ou intention. Son sens ne saurait être univoque. Ses figures « imposées » sont autant des modèles que des rôles. Leurs gestes sont très ambigus. Présumés innocents ils orientent autant vers l’âme que vers le feu au nom de certaines douceurs qui s’apprivoisent.

Demeurent toujours un côté obscur et un côté lumineux. Les deux cohabitent harmonieusement et se rapprochent alors d’une érotique intuitive de la peinture par leur langage aux tonalités sensuelles.

Elles-mêmes s’articulent autour des aléas du sens et de la perte de cadre de références. Il y a là une nudité appelée et qui n’appelle pas forcément à l’altérité.

La femme s’y contente de son tout sachant qu’il vaut mieux être seule que mal (et mâle) accompagné. Certaines poses révèlent le « caliente » des plaisirs secrets de la féminité. Le sex-appeal glisse dans les zones ténébreuses.

Elles transforment les femmes en apparitions fantomatiques et flottantes. Frontalités comme effacements, sont volontairement déroutantes et riches en ambiguïté.

Rachel Yedid contre une certaine postmodernité prouve qu’on ne peut réaliser une image sans avoir affaire au concept de beauté.

Textile aidant la nudité maquillée crée un amalgame de type définissable et indéfinissable. En rien conceptuelle mais pas plus réaliste l’œuvre reste des plus suggestives Il existe là implicitement une mise à nu de divers préjugés sur la représentation.

Les couleurs n’accentuent pas de manière expressionniste le visage du modèle. Elles mènent quasiment une existence indépendante presque neutre. Comme si le dessin - ce qui est présenté - et le motif vivaient ensemble et séparés sur la surface dans une hybridation subtile. Celle-ci est renforcée par les « gages » d’intimité en sujets rapportés.

On regarde donc les portraits de Rachel Yedid différemment qu’un portrait classique car l’artiste crée des mutations subtiles et certainement sardoniques. D’autant que chaque oeuvre est bien sûr un autoportrait. L’artiste est son meilleur « objet », son plus fidèle « sujet ». Pourrait-elle ajouter comme l’écrit Marlène Dumas « je trouve que je suis moi-même le meilleur modèle car je suis l’exemple du mal » ?… Pas sûr. La créatrice sait raison garder…

Jean-Paul Gavard-Perret .

Ecrivain juif : Raymond Federman celui auxquels la douleur et le rire ont une dette immense

C'est un Chut qui me sauva la vie. Raymond Federman, écrivain juif

Raymond Ferderman : Celui auxquels la douleur et le rire ont une dette immense

Selon Raymond Ferderman pour écrire il faut avoir du temps et de quoi manger :

« L'histoire est simple. Un gars s'enferme dans une chambre pendant un an avec 365 boîtes de nouilles pour écrire un roman que le lecteur est en train de lire. ».

Pas n’importe quel roman (ou poème) : celui qui va au bout du corps et de l’histoire en une affaire de langage. Là encore pas n’importe lequel : celui qui empêche de dormir.

Et ce à travers le corps même de l’écrivain juif. Il fit de son nez son emblème : « un monument topologique à la mémoire de ceux qui sont morts à cause de leur nez ». Tous ses livres sortent de son corps. Et cela vient de très loin. D’un professeur allemand, Rinehard Kruger.

Devant organiser une conférence sur la sémiologie du corps il écrit à Federman « que cela risque d'être drôlement chiant d'avoir une vingtaine de vieux profs allemands gâteux en train de discuter du corps humain et me demande si je veux bien participer à la conférence en écrivant quelque chose d'amusant pour l'illustrer ».

Et ajoute l’auteur : « Un soir, alors que je leur coupais les ongles, mes doigts de pieds se sont mis à me raconter une histoire ». Le texte est envoyé, lu et tout le monde est ravi et s’est plié de rire.

L’auteur a donc continué à faire « le tour de son corps » qu’il a limité à neuf parties « le numéro neuf (mon organe sexuel) étant celui qui abolit tous les autres »...

Raymond Federman est né en 1928 à Paris, et vécut à San Diego en Californie. Romancier, poète, grand ami de Beckett, critique, traducteur, "surfictioniste", "critifictioniste" mais aussi ancien parachutiste, golfeur fanatique, joueur de roulette, champion de natation, il fut l'auteur d'une quarantaine de livres aux Etats-Unis. Par son origine et son histoire, son écriture s'est voulue résolument bilingue - et on comprend entre autres pas ce point (mais ce n'est pas le seul) sa confraternité avec l'auteur de « Fin de partie ».

« A la queue leu leu » est selon l'expression - fort juste de son auteur – « un long récit pas très large ». Les mots sont en effet mis à la queue leu leu selon deux colonnes et symbolisent les hommes, les femmes et les enfants qui ont pris place dans une file d'attente infinie.
Dans ce long calligramme ondoyant, le texte est mis en perspective par une structure où pas à pas, page après page, des interventions graphiques et typographiques l'accompagnent a la fois pour "aider" et tromper la lecture.

On retrouve là toute une tradition avant-gardiste lettriste dont l'auteur de "Quitte ou double" s'est fait, outre-Atlantique, le héraut.

Mais une telle expérience met à mal la paresse de lecteur pour le reporter dans la tragédie traitée selon un grand rire. Et ce, afin que la douleur soit supportable aux survivants.

Le texte devient l'énigme de la langue, de l'être, du monde et de la tragédie de la Shoah. L’horreur est ramassée en peu de mots et force à réfléchir aux rapports que nous entretenons avec les mots et ce dont ils témoignent.

Lire Ferderman revient donc à faire l'épreuve de l'autre en soi, de l'être en son écrasement programmé par les forces du mal.

En écrivant « par » son propre corps Federman trouva la façon de parler de ce qui est arrivé à ses frères et soeurs disparus. Il les relie au monde. L’auteur prit les coups portés leurs corps. Le sien a pu résister à la mort mais c’est lui qui exprime la souffrance. La sienne bien sûr « dans les usines de bagnoles à Détroit ou lorsque j'étais crève faim à Nouillorque » sans oublier les insultes de « sale juif » ou de « Dirty yankee ou pussy-eater ».

Mais surtout la douleur des siens. Lui a pu échapper la rafle qui transforma " toute la famille en savonnettes ".

Pour la dire il a inventé ce qu’il nomme « un triste fou-rire ».

Il permit à l’auteur de supporter l’absence intolérable qui ne le quitta jamais : « quand on survit à ce que je nomme l'impardonnable énormité du 20e siècle, soit on se suicide Primo Levi, soit on éclate de rire devant la grande connerie humaine. En règle générale, j'aime faire rire le lecteur » écrit celui qui fit sienne la phrase de son ami Beckett : " rire ou pleurer c'est la même chose à la fin ".

À une jeune femme qui un jour lui demandait pourquoi il écrivait il répondit « Pour être libre. Pour me libérer de tout ce qui m'empêche d'être moi et d'aller jusqu'au bout de moi-même ».

Chut, Raymond Federman, ce placard fut mon berceau et ma tombe

Chut, Raymond Federman, ce placard fut mon berceau et ma tombe

Celui qui dit encore « Ce n'est pas moi qui ai choisi la vie. C'est ma mère qui m'a offert un surplus de vie lorsqu'elle m'a poussé dans le débarras, ce jour de juillet de 1942, et m'a chuchoté le premier mot de ce que j'allais devoir écrire : Chut... ». Ce chut reste ancré dans l’œuvre.

Et le débarras dans lequel sa mère le poussa fut pour lui un berceau et un tombeau. L’auteur a souvent « joué » avec ces deux termes si proche en anglais ( womb & tomb).

Il précisa « Je suis sorti de ce débarras presque nu, n'ayant ni argent, ni tickets de pain, ni éducation, plus rien. Peut-être aurait-il été préférable d'y retourner, de rester dans le noir et le silence de ce trou, plutôt que de vouloir affronter la vie au risque d'échouer. Mais j'ai choisi la vie ».

La vie et un rire fou qui fit de lui selon un critique américain un « cynique heureux ». De fait Federman ne fut ni l’un ni l’autre. Il existe chez lui ce qui manquait à Cioran mais ne faisait jamais défaut à Beckett : la compassion.

L’auteur est comme lui un créateur compassionnel aussi drôle qu’époustouflant.

Il demeure encore trop méconnu en France car longtemps maltraité par les éditeurs.

Et l’auteur de préciser « on me disait que je trahissais la langue française parce que j'écrivais en anglais. Que mes livres étaient trop bavards, trop scatologiques. Qu'on en avait assez de ces histoires de juifs qui foutent le camp en Amérique. On m'a même dit que je ne savais pas y faire dans les " belles lettres " ».

Federman ne s’en défendit pas. S’il pensa qu’on pouvait écrire après le Shoa, on ne pouvait le proposer qu’en « moches lettres » face aux obscénités de l'histoire et pour écrire sur la catastrophe en espérant qu’elle ne revienne pas. Néanmoins comme Beckett l’auteur n’avait que des doutes sur cet espoir.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

De l’auteur (sélection) : Moinous & Sucette, Al Dante Mon corps en neuf parties, Al dante/Léo Scheer, Quitte ou double, Al dante/Léo Scheer, Surfiction, Le mot et le reste, Le Livre de Sam (ou) Des pierres à sucer plein les poches, Al dante, Chair jaune, avec Pierre Le Pilloüer, Le Bleu du ciel ; À la queue leu leu, Cadex Éditions (édition bilingue français / anglais U.S.), La Voix dans le débarras, Impressions nouvelles, La Fourrure de ma tante Rachel, Léo Scheer, Quitte Ou Double, Léo Scheer