Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Celle qui part : Aurore Clément par Peter Wyss
“Tous les livres ont une histoire. Et la vie d’un livre est toujours un roman. Celui que vous tenez entre les mains ne fait pas exception à la règle.”, écrit Aurore Clément pour évoquer ce superbe ouvrage né d’une rencontre plus ou moins étrange avec Peter Wyss, “l’une des personnes les plus secrètes qu’il m’ait été donné de rencontrer “, précise encore l’actrice.
Il l’a photographiée un matin froid d’hiver au moment où elle pleurait. Et elle d’ajouter : “J’habitais ce qui avait été le salon de maquillage de Mistinguett sur la terrasse du Moulin Rouge.
" Je savais sans vraiment le savoir que je me trouvais en un moment crucial qu’on reconnaît comme tel, longtemps après l’avoir traversé.”
Le photographe quelque temps après ce shooting matinal et presque improvisé a remis à Aurore Clément un petit livre noir qui contenait ses prises. Elle l’a gardé secrètement pendant des années comme compagnon de vie, de voyage sans pour autant l’ouvrir, dans une belle torsion de l’inconscient.
Ayant remis plus tard cet “objet de compagnie” à Mathieu Terence, un ami de longue date, elle le laissa libre de mettre des mots pour, au besoin, souligner ce que les photos ne disaient pas en totalité. L’auteur devint le porte-voix voire le double de l’actrice pour la dire.
Ce qui fut d’abord n’était pas encore tout à fait un livre, en le devenant. Et l'actrice y découvrit une clé : “donner le jour à Une femme qui sans fin s’enfuit, et accorder à cet instant de ma vie où j’ai cessé d’être pour devenir, sa destinée véritable, fatale en un sens.“
Ce fut pour elle un moyen de traverser encore bien des rives et des ponts, au bord de l’aplomb et aux confins de certaines chutes là où elle est à la fois hors-champ mais tout autant dedans. Ce qui vaut bien plus que toute autobiographie. A travers la surface lisse des images ‚glisse le visage de l’actrice dans la lumière blafarde de l'aube.
Aurore Clément est ici tout entière, "à sa proie arrachée" et avec la pudeur requise là où — au-delà du froid d’un jour dit — son pouls se perçoit juste avant qu’elle se retire à pas lents loin de la lentille de Wyss.
Jean-Paul Gavard-Perret
Saul Leiter : Manhattan transfert
Ce livre rassemble plus de 75 images inédites de diapositives du pionnier de la photographie en couleur. Surgit un émerveillement.
Saul Leiter a réalisé la plupart de ces images entre 1948 et 1966, dans les rues de Manhattan pour en saisir la magie des décors ordinaires.
Le photographe a investi la diapositive dès 1948 comme un médium artistique à part entière, via des projections qu’il organise. Tout est ici d'extrême singularité éloignée des codes du reportage documentaire.
Le créateur sait toujours isoler les détails qui permettent de voir ce qui se cache derrière les apparences avec précision et poésie. Souvent prises de loin (à travers une vitre par exemple) ses photographies laissent le regardeur plus témoin que voyeur.
Il demeure le « peintre » new-yorkais. Il donne à sa ville une valeur poétique presque intemporelle loin des « vues » touristiques toute faites. La cristallisation de l’émotion passe du côté des murs à celui des êtres.
Jean-Paul Gavard-Perret
"The Unseen Saul Leiter", Editions Textuel, Paris, 2023, 160 pages, 49 €.
Les portraits d'Irving Penn
Irving Penn, "Chefs-d’œuvre de la Collection de la MEP", Les Franciscaines, Deauville, du 4 mars au 28 mai 2023.
Pour la première fois en France, est présentée l’intégralité de la collection de photographies d’Irving Penn, photographe du XXe siècle. Il a réalisé à partir de la fin des années 40, une œuvre imprégnée de l’univers de la mode. Avec 109 œuvres, l’exposition offre une extraordinaire série de portraits, nus, et - plus méconnues - ses natures mortes.
Des premières photographies réalisées dans les rues de New York ou dans le sud des États-Unis, en passant par les portraits de personnalités du monde de l’art photographiées à New York ou en Europe, les portraits ethnographiques réalisés autour du monde comme toutes les photos de mode - dont celles de son épouse, le top model Lisa Fonssagrives -, tout est présent pour une revue aussi globale que de détails.
Le tirage photographique eut pour lui une importance primordiale. Il expérimenta beaucoup au laboratoire, en particulier avec le procédé de tirage au platine. Il retrouva en 1964 cette technique du 19e siècle qui le fascinait. Et l'exposition met en exergue de telles exceptionnelles "éditions".
Les festins nus de Boris Fishman
Le Festin sauvage, Boris Fishman, Les Éditions Noir sur Blanc, mars 2022, trad. anglais (USA) Stéphane Roques, 382 pages, 23 €
La famille de Fishman quitta Minsk en 1988 en profitant de la libéralisation provisoire de l’URSS. Le petit Boris fut le témoin de cet exil qui passa par Vienne et l’Italie avant de rejoindre les Etats Unis.
La vie à l'Ouest était bien différente de ce que l'enfant avait connu jusque là. Et les juifs de New York étaient très différents de ceux de la Biélorussie. Et question cuisine cela était encore plus évident.
Le récit autobiographique de Fishman devient dès lors celui d'un apprentissage. Entre autres culinaire. L'auteur devient ce qu'il mange au moment où il quitte un lieu où la faim avait son mot à dire sous l'effet de la misère. "Nous avons faim depuis que nous existons.
Ma grand-mère s’est nourrie de pelures de pommes de terre quand elle errait dans les marécages biélorusses avec les partisans antinazis pendant la Seconde Guerre mondiale" rappelle un auteur qui offre ici sa reconstruction à travers un besoin essentiel des humains.
Jean-Paul Gavard-Perret
Gilbert Zitoun et la sensualité des formes
Gilbert Zitoun, "Précurseur de l'abstraction", Galerie du Luxembourg, 7 place St Sulpice, 75006, du 23 Mars au 24 avril 2023.
Cette exposition permet de replacer Gilbert Zitoun, - artiste trop méconnu et pourtant peintre majeur de l’abstraction - à sa juste place.
Issus d'une œuvre immense (conçue de 1946 à 2015) est présentée une série inédite de dessins du créateur. S'y dévoilent de secrets uniquement de la sorte par ce que nous ne savons pas les voir. Le langage plastique d'un tel artiste les dévoile.
Les dessins augmentent le réel jusqu’à le sublimer dans des jeux de lignes et de couleurs. Il est possible ensuite de franchir certains seuils. L’expérience de vivre rejoint l’expérience plastique. La sensualité est présente comme souffle de vie. Un buste par exemple en sa nudité permet de saisir son inaltérable radiance.
Jean-Paul Gavard-Perret
Sacha Goldberger : portraits en chausse-trappes
La Promenade des Anglais, pendant un mois - du 22 février au 22 mars 202 - va s'enrichir de trente-huit portraits, réalisés, en 2021 et 2022 par Sacha Goldberger.
Le photographe y croise des acteurs du monde artistique musical, littéraire ou cinématographique avec des icônes emblématiques des mêmes champs qu'elles soient d'hier ou de maintenant.
Mathieu Chedid est transformé en Charlot, Guillaume Gallienne en Molière, Zaz en Marlène Dietrich, Olivia Ruiz en Barbarella, Mathilda May en Colette, Bartabas en Don Quichotte, Johan Sfarr en Barbe Bleue,Irène Frain en princesse Leia, Alexandre Jardin en Dracula, etc..
De tels portraits sont toujours subtilement drôles et parfois émouvants. S'y découvre par la bande un hommage à la diversité et au mixage culturels. Les passants de la célèbre Promenade partagent une telle expérience. Elle n'a rien d'univoque - bien au contraire. Elle illustre le mélange des cultures en de telles rencontres qui interpellent et séduisent.
Jean-Paul Gavard-Perret
Sacha Goldenberg, "Portraits croisés", Promenade des Anglais, Nice, du 22 février au 22 mars 2023.
Visagéïté d'Odile Cohen-Abbas
Il existe dans ce livre d'Odile Cohen-Abbas une belle ambition. : celle d'un ballet dont les trois épisodes se relient et s'achemine par le biais de l'introspection à une sorte d'histoire illustrée par la bande de la peinture.
Emerge peu à peu "la scène" sacrée des fondamentaux du corps et de l'être - à savoir le visage. Il contient en effet en lui la naissance de la parole, ses articulations premières et symboliques que la créatrice afin de les illustrer emploient et ce, à travers les 22 lettres de l'alphabet hébraïque.
Mais par-delà, peu à peu et via des portes mystérieuses surgissent d'étranges personnages transmués en fantômes ou partenaires oniriques. Si bien qu'avec une telle créatrice le mystère de la face se fiche du sac merdeux de l'égo mais pas de l'âme.
Pas question pour autant de négliger le corps puisque sa figure devient le centre sans que pour autant l'auteur néglige d'autres parties voire certaines basses mais où l'anatomie se conjugue avec le ciel non sans humour et discrétion
Jean-Paul Gavard-Perret
A la redécouverte d'Hannah Höch Perrine Le Querrec, "Les mains d’Hannah", Tinbad, 2023, 82 p., 19 €.
Perrine Le Querrec est une perfectionniste. Son livre sur l’artiste dadaïste Hanna Höch (1889 - 1978) le prouve en rappelant au passage combien ce mouvement d'avant-garde ne laissait pas forcément une place de choix aux créatrices femmes. Si bien qu'elle fut une exception.
Proche de son ami Kurt Schwitters son oeuvre littéraire et plastique est unique. Ses photomontages et collages furent vouées aux persécutions nazies. Mais pour les sauver, l'"artiste dégénérée" eut le temps de les enterrer dans son jardin.
Afin de faire comprendre et saluer un tel travail, Perrine Le Querrec façonne une écriture expérimentale en jouant de divers processus (répétions, signes, réitérations, etc) .
Elle le précise elle-même : "À la poursuite de Hannah Höch j’échafaude des écritures, les fondations d’un livre incertain." Et ce par ce que parler d'Hannah Höch oblige à trouver une technique qui oblige à l'image de la sienne à "transformer le plein en vide, l’obscurité en clarté".
L'essayiste rappelle le caractère de fondation de l'écriture d'Hannah Höch qu'elle définit comme "troglodyte. Chtonienne. Minière. Minérale." Tout dans son livre est là pour en épouser les mouvements complexes. Et Perrine Le Querrec l'a travaillé longuement pour se rapprocher au plus près d'une oeuvre encore trop méconnue que l'ouvrage permet de découvrir.
Jean-Paul Gavard-Perret
La photographie spéculative et plasticienne de Moïse Sadoun
Moïse Sadoun, "Daphné", Galerie Depardieu, Nice, du 2 février au 25 mars 2023
Dans cette série l’arbre devient une représentation symbolique du corps humain mais pas que. Il reste le réceptacle de projections érotiques et d’expérimentations plastiques influencées autant par le bergsonisme et Michaux que le théâtre d'ombres des estampes japonaises.
Les fibres servent d'épidermes tapissés de stigmates et de souvenirs enfouis voire inconscients. C'est pourquoi précise l'artiste, "Ma démarche photographique va inscrire dans cette écorce dense, crevassée et grave un corps évanescent et mouvant, dans une écriture saccadée de la vie impulsive".
Le geste créateur prolonge tout le travail en amont que Moïse Sadoun entreprend : entendons ses marches "dans" les arbres pour percevoir, réfléchir et projeter un rapport au monde "avec la profonde conviction que la relation avec l’arbre est une relation avec nous-mêmes" ajoute l'artiste, là où le corps devient tactile.
Jean-Paul Gavard-Perret
Sabine Weiss et les vivants
L’exposition réunit plus de deux cents photographies et le livre retrace toute la carrière de la photographe et de ces reportages pour les magazines les plus importants de l’époque (The New York Times Magazine, Life, Newsweek, Vogue, Paris Match, Esquire) aux portraits d’artistes, de la mode aux photographies de rue avec une attention particulière aux visages d’enfants, jusqu’aux nombreux voyages autour du monde.
La commissaire Virginie Chardin présente la plus riche rétrospective jamais réalisée sur l’œuvre et précise "Contrairement à Cartier-Bresson, Doisneau, Brassaï ou Izis Sabine Weiss ne construit pas ses images comme une peinture ou une scène, ni métaphoriquement pour défendre un point de vue ou passer un message sous forme d’allusion. Ses clichés découlent d’une expérience intime, d’une impulsion spontanée et intuitive vers le sujet."
Le catalogue, publié par Marsilio Arte, comprend de nombreuses images inédites, ainsi que des textes de Virginie Chardin, commissaire de l’exposition, et Denis Curti, directeur artistique de la Casa dei Tre Oci à Venise.
Jen-Paul Gavard-Perret
Sabine Weiss, "La poésie de l'instant", Palazzo Ducale, Gènes, du 18 novembre 2022 – 12 mars 2023