Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Disparition du photographe Henri Dauman
Le photographe Henri Dauman est mort le 13 septembre à New York. Après avoir survécu à la rafle du Vel d’Hiv, il avait entrepris un voyage transatlantique pour rejoindre les États-Unis, où il a émergé en tant qu’un des grands photographes de son époque.
Ses narrations visuelles en noir et blanc lui ont permis de capturer autant les visages du Bronx que les évènements importants. Et il décroche très vite un emploi chez Life.
Au cours de sa longue carrière il a saisi la vie américaine, ses célébrités glamour (M. Monroe), ses mouvements sociaux et politiques (Black Panthers), des moments gais ou tragiques Jacqueline Kennedy voilée marchant derrière le cercueil de son mari assassiné).
Ses traumatismes de l'enfance lui ont donné une attention particulière à tout ses sujets en saisissant des moments significatifs et émotionnels. Il n’a jamais considéré ses photographies comme de l’art, néanmoins elles restent parmi les plus significatives de l'histoire de cet art.
Jean-Paul Gavard-Perret
David Benjamin Sherry et le paysage
David Benjamin Sherry est un artiste américain. Son travail se compose principalement de photographies argentiques grand format, axées sur le paysage et le portrait, ainsi que de photogrammes et de peinture, et a été exposé à New York, Los Angeles, Londres, Berlin, Aspen et Moscou. Il est basé à Los Angeles.
Son travail s’articule autour de l’environnement, de l’identité queer et des procédés alternatifs du film analogique. Il est surtout connu pour son travail de paysage coloré, provoqué par le désir d’explorer la dernière nature sauvage restante en Amérique.
À travers de nombreux projets, le travail de Sherry exprime une profonde préoccupation pour l’environnement en évolution rapide, tout en continuant à soutenir une sensibilité queer dans le canon hétéro-masculin de la photographie de paysage. Sherry s’est qualifié de « futuriste nostalgique ».
David Benjamin Sherry, "Private View", Huxley-Parlour, Londres, septembre 2023.
Rosalind Fox Solomon : Photographs from the Private Archive", Galerie Julian Sander, Cologne, du 2 septembre au 25 novembre 2023.
Cette exposition présente une sélection de photographies des archives privées de Rosalind Fox Solomon.. Elle a débuté sa carrière photographique au début des années 1970, où elle a étudié avec Lisette Model lors à New York.
Cette dernière lui a ouvert les portes de la liberté et elle a appris à oser saisir divers types de prises même les plus dérangeantes.
Elle a dès lors créé des photos impressionnantes sur l’identité, la religion, les conflits, la sexualité en combinant ses expériences personnelles avec une réflexion plus large.
Une telle créatrice possède la capacité de montrer la complexité de la psyché humaine. Elle ne recule pas devant les sujets inconfortables ou controversés. Toutes sont fondes sur des personnages. Ils regardent l’appareil photo avec précision et intensité, offrant de nombreuses interprétations.
Jean-Paul Gavard-Perret
Robert Bober et le temps
Une fois de plus Robert Bober éprouve le besoin urgent de se remémorer et de transmettre - à savoir les deux points essentiels qui caractérisent son œuvre qui cultive autant la révérence que son contraire lorsque cela est nécessaire.
C'est aussi sa manière de poursuive sa lettre à l'Ami (Pierre Dumayet). D'outre-tombe il reçoit cette missive entamée avec "la vie n’est pas sûre" (2020). Elle est elle aussi accompagnée de nombreuses images (photographies, films, illustrations).
C'est enfin une approche autobiographie mais selon un fléchage particulier. Il ne s'agit pas pour Bober de l'écrire pour lui ou pour les autres mais "à eux". Et cela est important lorsque se retrouvent parfois des temps révolus et disparus afin de les amener au jour en cassant les silences, les oublis.
Dans un tel passé empiété Bober interroge la langue dont bien sûr le yiddish, les images (il en a créé de sublimes) et la littérature (idem). Souvenirs et histoires deviennent des cadeau. Et les disparus (entre autres des camps) vivent à nos côtés. C'est là qu'ils ont leur place là où Bober rappelle les déchirures de l'enfance de l'auteur dont la première carte d’identité mentionnait à la rubrique Nationalité : indéterminée.
Il y a entre les enfants juifs de Paris traqué pendant la guerre et les bombardements de Poutine sur Kiev une communauté. Mais dépassant son sentiment « d’imposture » d'avoir échappé au sinistre destin des siens, Bober se révèle une fois de plus un conteur à la I. B. Singer capable de dire la vie des autres et la sienne et d'ouvrir une méditation grave et drôle sur l’identité.
Jean-Paul Gavard-Perret
Robert Bober, "Il y a quand même dans la rue des gens qui passent", P.O.L éditeur, octobre 2023, 288 pages, 23 €..
Juliette Oury : subterfuges
Juliette Oury, "Dès que sa bouche fut pleine", Flammarion, 2023, 272 p., 19 E..
Manger n'est pas neutre, faire l'amour non plus. Surtout pour une femme juive dont les deux actes sont entourés de symboles et de tabous. "Faire banquette" implique pour elles une théâtralité d'observance.
Pour le plaisir du sexe comme de la nourriture au delà des prescriptions, injonctions et tabou fléchés par les hommes, il faut trouver aux femmes des subterfuges que l'auteure exprime avec finesse, humour et intelligence.
Elle rappelle combien le cadre masculin régit - en une sorte de guerre tacite des deux sexes - désir et plaisir selon une manipulation qui oblige la femme aux puritanismes (sauf pour celles à qui ont demande et qu'ils paient pour cela la débridée des instincts en des liaisons dangereuses).
Mais généralement les femmes dans ces deux dégustations doivent d'une certaine façon se cacher pour jouir et attendre parfois que l'alter égo ait d'une façon ou une autre disparu. Car un tel abandon génère une perturbation chez eux qu'ils "baisent et mangent équilibrés" ou non mais ne permettent pas à leur femme des écarts dans leur consomm
Sarah Keryna et le deuil
Sarah Keryna, "Tant et plus", Fidel Anthelme X, 2023, 54 pages, 10 €,
Cet ensemble, à la fois récit, journal, poème, entreprend un déblayage de le mère en passant au tamis les diverses strates de sa vie. D'autant que son appartement est à débarasser par l’auteure et son frère.
Il faut le restituer à son propriétaire foncier en l'état le plus propre - du moins tant que faire se peut. Le tout en divers assemblages. D'abord les objets usuels (collections d’éponges, produits ménagers, ampoules, etc.).
Puis ce qui tient à ses sorties culturelles (billets de concerts, d’expositions, catalogues, prospectus).
Mais aussi ses affaires de classe puisqu'elle était institutrice. Et enfin ce qui échappe à tout classement : s pots de yaourts vides, des bogues de marrons, des noyaux d’avocats, etc.
Le texte lui-même est fait d'assemblages : poème en dérive, pages de journal reprenant d'ailleurs de longues parties d'un récit de la mère. Les italiques remontent aux romaines de celui-ci, tandis que celles d’un corps inférieur distingue son Journal tenu dans sa dernière année. Le tout pour distiller le réel, mais sans le fixer.
Se retrouve ainsi la vie d'une mère divorcée d’un mari fou en une vie en HLM dans les environs d’Aix en Provence. Le livre prouve que pour ses enfants il est difficile de s'en séparer - même de ses petits riens qui furent les symptômes de son tout.
Jean-Paul Gavard-Perret
Les vies doubles par Zeruya Shalev
Zeruya Shalev, "Stupeur", Trad. de l'hébreu par Laurence Sendrowicz, Collection Du monde entier, Gallimard, 2023, 368 p..
Zeruya Shalev est née au kibboutz Kinneret et a grandi à Bet Berl, près de Kfar Saba, avant de venir étudier la Bible à l’université hébraïque de Jérusalem. Sa famille compte plusieurs écrivains et elle a baigné dans une atmosphère où la littérature était valorisée au plus haut point.
Son écriture porte la marque d'un rythme des phrases qu'il n'est pas facile forcément traduire. Toutefois Laurence Sendrowicz dans sa traduction épouse cette musique dans ce récit de transmission. Atara l'héroïne auprès de son père mourant, y recueille ses propos un peu confus. Il la prénomme soudain Rachel comme sa mystérieuse première épouse et il s’adresse à elle par une vibrante déclaration d’amour.
La fille va retrouver sa trace. Et cette femme âgée est confrontée alors à un douloureux passé dans la lutte armée clandestine. Elle n’a rien oublié de ces années de résistance contre les Anglais, avant la fondation de l’État d’Israël. Elle n'a pas plus perdu le prénom Atara de celle qui aujourd’hui se présente à elle. Mais de qui celle-ci Atara porte-t-elle le nom ? Et c'est là que tout se joue au moment où cette rencontre bouleverse de façon leur existence et lie leur destin.
Une nouvelle fois Zeruya Shalev montre comment l’histoire collective d’une société bouscule les liens privés. L'auteur nr cesse d'interroger la parentalité, le couple, mais aussi la culpabilité et les silences qui sont les fils rouges de son oeuvre.
L'auteure prouve que les vrais souvenirs vivent et parlent en dessous. Et rappelle qu'aimer est un verbe dont la narratrice ne peut dire exactement quelle valeur il faut lui donner. Le tout entre innocence, gravité avec en filigrane le vertige de sa conséquence imprévue après que parfois le désir ait subsumé les interdits, le scandale et ses conséquences.
Dès lors toute l’histoire s’est remise à refaire surface en rejaillissant bravant l'ignorance d'une injonction majeure " si je ne t’ai rien dit c’était pour ton bien." L'auteure nous fait ainsi rejoindre bien des histoires de famille où se taire est beaucoup plus important de parler - ce qui serait tenu pour un crime. Mais voici les deux femmes soumises avec le bout d’un fil entre les doigts, l’extrémité d’une pelote qu’à tirer pour faire venir le reste de l’Histoire.
Existe ainsi le récit implicite d'une double vie avec ses moments de suspense et ses coups de théâtre. Le tout pour une idée majeure : sois qui tu es pour devenir toi-même.
Jean-Paul Gavard-Perret
Jean Hatzfeld : une idée de la liberté
Jean Hatzfeld, "Tu la retrouveras", collection Blanche, Gallimard, 2023, 208 p..
"Je suis d'une famille juive, chez nous il ne fallait pas en parler, mon père disait : « Vous, vous ne serez plus juifs, il n'y a aucune raison que vous portiez ce fardeau », mais moi je savais que j'étais juif, que mes grands-parents avaient été arrêtés et sauvés miraculeusement." écrit Jean Hatzfeld et ce roman en témoigne.
L'auteur nous ramène à Budapest en hiver 1944-1945. Deux fillettes, Sheindel et Izeta, l’une juive, l’autre tzigane, ont trouvé refuge dans le zoo en ruine où errent des animaux affamés.
Elles restent toujours en alerte, elles se donnent pour mission d’organiser la fuite des girafes, zèbres et autres résidents du zoo, hors de la ville tenue par les nazis et encerclée par l’Armée rouge.
Longtemps après la fin de la guerre, Sheindel revient à Budapest, et entame une longue quête à la recherche de son amie. En 1995, à Sarajevo, elle poursuit toujours l’ombre de sa partenaire de jeunesse.
A travers les décors d’apocalypse, Jean Hatzfeld offre ici un roman de la construction de l'existence. L’amitié des deux fillettes, ancrée par leurs relations avec des animaux de toutes, donne au lecteur le sentiment de pénétrer un mystère qui transcende les ombres.
Jean-Paul Gavard-Perret
Thanatopracies "raciniennes" - Gerald Tenenbaum - Gerald Tenenbaum
Gérald Tenenbaum, "Par la racine", éditions Cohen & Cohen, 2023, 186 pages, 19 €
Depuis la Genèse et le récit de la tour de Babel qui nous avait mis en garde, le projet d’êtres humains sans racines, interchangeables, unis dans une même entité est le signe de la volonté totalitaire de tous les dictateurs.
Ici, l'auteur - et c'est le cas de la dire - prend le problème par la racine (dont l'hébreu s'est fait une spécialité) et l'étend à tout : des végétaux aux mathématiques où elles sont le plus souvent au carré. Mais les essentielles restent celle d’un être humain, et personne apparemment ne peut changer une date de naissance ou faire qu’un événement n’ait pas eu lieu une fois produit.
Pourtant le héros du livre, Samuel Willar pratique un métier étrange. Il compose de fausses biographies pour les vivants ou les morts. Et ce pour une raison majeure "On n’a qu’une vie, on fait de mauvais choix, parfois même on n’en fait pas, ce sont les autres qui les font pour vous". Face à cet état de fait il modifie sinon le cours des vies du moins leur histoire.
Le tout dans ce roman, commence à la mort du père du héros. Il devient donc orphelin et va comprendre ce qu'avoir des racines nécessite. Et comme son père qui fut tailleur à domicile, il est devient autobiographe pour les autres et se plaît à "choisir les textures, prendre les mesures, programmer les essayages, et, à façon, confectionner des vies ».
Ce travail va l'entrainer bien loin en se plongeant dans une mission pour le compte d’une bibliothécaire du centre Rachi de Troyes. La ville est victime de l’antisémitisme islamique et le centre Rachi s’efforce de maintenir contre les vents noirs le souvenir d’un âge d’or du judaïsme champenois.
Ce n’est là jamais sans risques et un tel homme se voit obligé de plonger dans le passé de son père (donc en partie du sien) et dans celui d’une sémillante quasi séductrice à sa façon.
Le tout dans un voyage dans le temps et l’espace dont Israël (où sa Luce est censée avoir vécu) devient une surprise inattendue.
Jean-Paul Gavard-Perret
Harold Feinstein et le creuset de Coney Island
"La roue des merveilles", Centre de la Photographie de Mougins, Mougins, du 1er juillet au 8 octobre 2023
Cette exposition est une rétrospective consacrée à l'oeuvre de Harold Feinstein. Le natif de Coney Island, cette "terre sans ombre", trouvera dans cette ville le terrain d’une pratique photographique et l'illustration d’une vision de la société américaine.
Harold Feinstein n’entrevoit d’autre possibilité pour sa photographie que d’être au plus près des vivants. Pendant soixante ans, régulièrement, le photographe revient sur le sujet, sur l’origine des choses et la combinaison parfaite d’une biographie et d’une communauté.
Mais au-delà de Coney Island, sa pratique photographique se révèle pendant la guerre de Corée dans ses multiples enseignements et surtout dans son engagement pour toutes les minorités Dans son récit coréen il sait faire se rejoindre le quotidien et l’art du blues. Il écrit une histoire tout en nuances de gris et en contrastes délicats. Le rythme lent, les sonorités sourdes, tout cela donne une extrême consistance à une série faite d’appropriation sensible et d’abandon du modèle au désir du photographe.
De cette période naîtra sa collaboration avec le label Blue Note Records. Il fait alors la connaissance, essentielle pour lui, du photographe W. Eugene Smith,. Sa carrière prend un nouveau départ quand il expose dès 1954 au Whitney Museum of American Art et à la Limelight Gallery en 1955.
Surgit alors sa vision du monde. Celle d'un photographe engagé au profit d’une humanité rassemblée. Son oeuvre est une totalité qui s’impose et prend dans cette exposition tout son sens.
Jean-Paul Gavard-Perret