
Lorsque la haine antisémite à l’encontre de la diva mizrahie Salima Mourad constitue l’un des révélateurs des fragilités du multiculturalisme canadien
À Vancouver, sur les traces de Véronique Sanson, le spectre de Salima Mourad, grande diva mizrahie et martyre oubliée, s’est imposé sur la façade pacifique, dans une irruption aussi inattendue que bouleversante. Comment cela s’est-il produit ? L’histoire est longue, mais elle mérite d’être contée - et je vais vous la livrer. Je vous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître, d’un récit effacé des replis de la mémoire collective.
Pour en éclairer les ressorts - géographiques, historiques, philosophiques, et, d’une manière troublante,politiquement actuelle -, j’en appellerai à Charles Taylor et à Jürgen Habermas. Leur pensée me servira de fil conducteur pour tenter de démêler les strates de sens que cette histoire transporte.
À l’instar de Véronique Sanson, ce n’est pas le chagrin qui m’a poussé à partir - mais c’est lui qui m’a accompagné au retour. Un chagrin né d’une anecdote glissée à mon oreille : celle de diffamations visant la grande diva irakienne Salima Mourad (1905–1974), disparue le 28 janvier 1974 - soit quatre mois avant ma propre naissance, le 28 mai de la même année.
Mon voyage n’était pourtant motivé que par un besoin vital de respiration, une volonté d’apprendre et de m’ouvrir, enfouie derrière les façades éclatantes de cette ville aux ciels bleu azur, d’une clarté presque paradisiaque.
Ce séjour fut donc un appel intérieur à réfléchir, à tenter de comprendre ce que Vancouver recèle - entre une douceur incontestable et le pressentiment diffus d’une amertume silencieuse, dissimulée sous l’harmonie apparente. Vancouver, en ce sens, refuse toute réduction à une seule émotion.
En effet, je suis parti seul pour un séjour à mi-chemin entre voyage personnel et déplacement professionnel, dans le cadre d’un programme d’échange réunissant des ingénieurs en informatique venus des quatre coins du monde, en langue anglaise.
Loin du centre-ville de Vancouver, j’ai séjourné dans un quartier résidentiel situé à proximité du Queen Elizabeth Park, non loin du Jewish Community Centre, dans l’une des maisons du voisinage. Il n’est nul besoin de quitter Vancouver pour visiter Victoria ou Seattle : la ville elle-même offre une densité d’images, une richesse de contrastes et une mosaïque inédite qu’il suffit de parcourir pour être transporté.
Je n’ai pris ni bus, ni train, ni taxi, ni même de vélo. J’ai parcouru Vancouver à pied, depuis ma résidence jusqu’au centre-ville, traçant mes itinéraires comme on trace des lignes de pensée - un trajet le matin, un autre le soir, presque toujours en solitaire, rarement accompagné. J’observais, je méditais, laissant les découvertes de la ville nourrir mes réflexions, à la croisée du visible et de l’intime.
Depuis mon quartier, bordé de synagogues, d’écoles talmudiques et de centres culturels juifs, jusqu’au cœur vibrant du centre-ville - entre musées, cathédrales et campus d’universités -, chaque jour s’imposait comme une traversée unique, une expérience intérieure.
À l’exception des repas… Car, sur le plan culinaire, le Canada semble confier son identité à ses fast- foods et à sa fameuse poutine, que l’on goûte une fois par curiosité, rarement deux. Mais pour l’amateur de cuisine japonaise que je suis, Vancouver fut une véritable marée : une profusion de restaurants nippons, au point qu’on aurait parfois cru que la ville tout entière n’était qu’un immense jardin de sushis.
Les quartiers et les rues de Vancouver ne se ressemblent jamais tout à fait. Qui imaginerait, en passant devant une maison à colombages, qu’il s’agit en réalité d’une église française ? Ou encore qu’un édifice discret, coiffé d’un minaret, abrite une mosquée principalement fréquentée par des musulmans d’origine asiatique ? Et les Arabes, où sont-ils ? Ceux que l’on croit tels sont en réalité, bien souvent, des Sépharades. Je les ai vus nombreux lors de rassemblements devant le Jewish Community Centre, protestant contre la réforme judiciaire en Israël - c’était à peine trois mois avant les attentats du 7 octobre 2023.
Et puis, un peu plus loin, au centre-ville, à deux pas du musée d’art moderne, ce sont les manifestants iraniens qui occupent l’espace public. Ils dénoncent la répression du régime des ayatollahs et expriment, avec ferveur, leur solidarité indéfectible envers les femmes d’Iran.
Dans cette même ville, une présence irakienne se manifeste également à travers diverses activités économiques, discrètes mais solidement établies. L’Europe, quant à elle, y est omniprésente - tantôt dans les lignes architecturales héritées du passé britannique, tantôt dans des touches continentales : françaises, allemandes, ou venues d’Europe de l’Est. Il n’est pas rare d’y croiser un café aux accents néerlandais ou irlandais, ou encore de découvrir, au détour d’une rue paisible, une église orthodoxe grecque. Vancouver semble y déployer un éventail européen à ciel ouvert, comme un souffle venu d’outre-Atlantique.
Mais l’Amérique n’est jamais loin. Il suffit de longer certains trottoirs pour apercevoir ces voitures américaines aux dimensions démesurées, longues de six mètres, garées nonchalamment devant de paisibles pavillons. Des véhicules tout droit sortis des années 1980, comme figés dans le temps - et l’on croirait presque y voir descendre, le sourire figé, l’ombre d’un Ronald Reagan en campagne.
L’Asie, elle aussi, imprime sa marque à Vancouver - avec ses temples bouddhistes paisibles, ses vendeuses indiennes au sourire bienveillant, mais aussi ses quartiers emblématiques tels que JapanTown et Chinatown. Là, des dragons sculptés s’enroulent fièrement autour des colonnes des lampadaires publics, comme pour rappeler la permanence des mythes dans le tissu urbain. Et dans les ruelles de Chinatown, ce sont les écureuils noirs qui dansent presque, sollicitant avec malice quelques miettes de pain, comme des esprits furtifs venus peupler les souvenirs.
L’image que projette Vancouver est celle d’un multiculturalisme « exemplaire », au cœur d’un Canada qui semble avancer sereinement sur la voie du progrès. Le cœur de la ville bat en solidarité avec le peuple ukrainien : le drapeau bleu et jaune repose parmi les fleurs, s'affiche sur les vitrines du centre- ville, et témoigne d’un élan de soutien visible.
Les drugstores, désormais pleinement intégrés au paysage urbain, reflètent une légalisation du cannabis solidement enracinée dans les mœurs collectives. Et puis, cette image attendrissante d’un Yorkshire trottinant joyeusement aux côtés de sa famille, au détour d’un rayon de supermarché, saute aux yeux - scène de bonheur simple, presque naïf, qui illustre aussi les avancées réalisées en matière de droits des animaux, traités ici avec une réelle affection et une considération sincère.
Mais derrière cette façade séduisante du multiculturalisme et de la modernité apaisée, ne se dissimule- t-il pas, en silence, un malaise plus profond ?
Il ne faut pas s’arrêter au célèbre Steam Clock : il faut traverser la forêt en direction de Stanley Park, peut-être apercevoir un aigle perché sur une branche, puis continuer jusqu’aux Totem Poles. Là, prendre le temps de contempler les statues, d’observer, de regarder encore… et tenter de comprendre le phénomène, avant de s’abandonner à un véritable voyage à travers l’histoire.
Le Canada a officiellement adopté le multiculturalisme comme politique nationale en 1971, sous l’impulsion du Premier ministre Pierre Elliott Trudeau, avant de l’inscrire dans sa Constitution par le biais de l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982. Ce principe érige la diversité culturelle en richesse collective, digne d’être protégée et valorisée dans le cadre de l’identité nationale canadienne.
Le philosophe Charles Taylor qualifie cette orientation de « politique de la reconnaissance » - une démarche qu’il considère à la fois essentielle et fragile, en ce qu’elle repose sur un équilibre délicat entre unité civique et pluralité culturelle. Mal soutenu, cet équilibre peut, selon lui, engendrer une fragmentation sociale ou conduire à la négation des différences réelles, sous couvert d’une neutralité prétendument universelle.
Cette réflexion a trouvé une traduction institutionnelle dans les travaux de la Commission Bouchard- Taylor (2007–2008), dont le rapport final a réaffirmé la pertinence de la reconnaissance des identités culturelles comme condition essentielle de la dignité humaine, tout en rejetant l’assimilationnisme, au profit d’un vivre-ensemble fondé sur la justice, la réciprocité et le respect mutuel.
À l’origine, le multiculturalisme promu par le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau, dès 1971, s’inscrivait dans une stratégie politique aux objectifs multiples. Il visait, en premier lieu, à atténuer les tensions historiques entre les communautés anglophones et francophones, dans un Canada encore traversé par les clivages linguistiques hérités de la colonisation - même si, dans des villes comme Vancouver, la présence francophone demeure marginale. En second lieu, cette politique avait pour ambition d’accompagner et de structurer l’intégration des nouvelles vagues migratoires, devenues particulièrement importantes à partir des années 1940, dans un pays en pleine transformation démographique et culturelle.
Mais surtout, le multiculturalisme trudeauiste constituait une réponse directe et critique au Livre blanc de 1969, proposé par le ministre des Affaires indiennes Jean Chrétien. Ce document controversé prônait l’abolition de la Loi sur les Indiens - en vigueur depuis 1876 - ainsi que la suppression du statut juridique distinct accordé aux peuples autochtones, au nom d’une intégration totale dans la société canadienne.
Or, loin de réparer les injustices historiques, cette approche risquait de prolonger une logiqued’assimilation forcée imposée aux Premières Nations.
L’un des slogans les plus cruels associés à la politique d’assimilation des peuples autochtones résume, à lui seul, l’inhumanité du projet : « Tuer l’Indien dans l’esprit de l’enfant. »
Cette formule, devenue tristement emblématique, traduit l’essence même du système des pensionnats autochtones, mis en place dès 1831 et demeuré en activité jusqu’en 1996.
Pendant plus d’un siècle et demi, ce dispositif institutionnel a méthodiquement brisé des générations entières, sous couvert de civilisation.
Plus de 150 000 enfants autochtones - issus des Premières Nations, des Inuits et des Métis - furent arrachés à leurs familles et placés de force dans ces établissements. Financé par l’État fédéral et confié à l’administration d’églises chrétiennes, ce système avait un objectif clair : assimiler les enfants en effaçant tout ce qui constituait leur identité - leur langue, leurs rites, leurs repères culturels et spirituels.
Dans ces lieux censés éduquer, ils ont connu :
• Des violences physiques, psychologiques et sexuelles,
• La malnutrition, le froid, la négligence médicale,
• Et surtout, l’interdiction absolue de parler leur langue ou de vivre selon leurs traditions.
Ces pensionnats n’étaient pas des écoles : ils furent des lieux de dépossession. Nul ne peut véritablement concevoir la profondeur du traumatisme vécu, ni mesurer l’étendue des blessures encore vives dans la mémoire des survivants et de leurs descendants. Il ne s’agissait pas simplement d’enseigner, mais d’extirper l’être, au nom d’un idéal colonial qui prétendait faire disparaître le « sauvage » pour imposer une prétendue civilisation.
La situation des autochtones a commencé à s’améliorer avec la reconnaissance progressive de cette souffrance par le gouvernement canadien, notamment à la suite de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), établie en 2008 et active jusqu’en 2015, ainsi qu’à l’abrogation de l’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui empêchait les membres des Premières Nations vivant dans les réserves de déposer plainte pour discrimination fondée sur la Loi sur les Indiens.
Mais nul ne peut prétendre que cette souffrance ait aujourd’hui totalement disparu.
La problématique ne concerne pas uniquement la situation des autochtones ; en ce qui concerne le conflit entre anglophones et francophones, il n’y a rien à dire sinon que le français est pratiquement absent, sauf à l’aéroport et dans les lieux touristiques (hôtels, boutiques de souvenirs, etc.).
Pourtant, la question du multiculturalisme issu des vagues migratoires n’autorise personne à détourner le regard de sa fragilité et de ses conditions réelles.
Il convient tout d’abord de clarifier ce que l’on entend par multiculturalisme, afin d’éviter toutmalentendu. En effet, le multiculturalisme existe dans la plupart des pays du monde - la France en est un exemple. Toutefois, il faut distinguer un multiculturalisme de fait, comme celui que l’on observe en France, d’un multiculturalisme constitutionnel, comme celui du Canada.
La France, en effet, ne reconnaît officiellement qu’une seule communauté : la communauté nationale. Cela ne signifie nullement que la diversité culturelle y soit absente. À Paris, par exemple, on entend fréquemment - dans le langage courant ou sur les réseaux sociaux - des expressions telles que « quartier chinois », « quartier arabe » ou « quartier breton » ; il n’est pas rare non plus d’entendre que Montreuil serait la « deuxième ville du Mali ».
Toutefois, ces dénominations relèvent de l’usage populaire (voire, parfois, d’un registre populiste) et ne bénéficient d’aucune reconnaissance officielle, ni de la part de l’État, ni de celle des collectivités territoriales.
Ainsi, le « Quartier latin », bien qu’officiellement nommé, ne désigne pas un espace réservé aux personnes d’origine latine ou italienne. À l’inverse, au Canada, on trouve des quartiers officiellement désignés comme chinois, japonais, grecs, etc., car la Constitution canadienne reconnaît explicitement l’existence de communautés culturelles.
Un deuxième point mérite également d’être clarifié : le Canada figure parmi les pays les plus sûrs au monde. Les incidents majeurs impliquant des armes à feu y sont relativement rares. Bien que le pays ait connu quelques attentats terroristes, principalement dans l’est du territoire, ceux-ci ont été perpétrés par des individus issus d’horizons idéologiques divers -islamisme radical, extrême droite, voire motivations personnelles troubles.
Mais un attentat, en particulier, a profondément marqué la mémoire canadienne, nord-américaine, et même mondiale : la tuerie antiféministe de l’École polytechnique de Montréal, survenue en 1989.
Qualifier cet acte d’« attentat antiféministe » ne relève pas simplement d’un choix sémantique visant à rendre hommage aux quatorze jeunes femmes assassinées de sang-froid ce jour-là - c’est inscrire dans la conscience collective de l’humanité une vérité brutale : celle du prix que peuvent payer les femmes pour avoir voulu exercer leur droit à l’éducation et à l’égalité. Ce massacre a agi comme un déclencheur, un levier décisif pour les luttes féministes, au Canada et bien au-delà.
À Vancouver, tout va bien. La sécurité est assurée, même sur le plan routier. Les pistes cyclables sont clairement tracées, lisibles et compréhensibles dès les premiers pas par les visiteurs. J’ai marché la nuit, dans des zones parfois désertes, sans croiser personne d’autre que moi-même. Il est irrésistible de marcher dans une ville comme Vancouver : une ville bien aérée, lumineuse, naturelle, avec beaucoup de verre et de verdure. Elle possède aussi des tours modernes, mais moins massives. L’urbanisme est pensé autour de la vue sur les montagnes, l’océan et les espaces verts.
Or, peut-on réellement revendiquer une paix perpétuelle au Canada, ou croire à une fin de l’Histoire ? Autrement dit, peut-on se satisfaire de contempler le verre à moitié plein, tout en sachant qu’il ne sera jamais rempli jusqu’au bord ? Et ne faut-il pas, malgré tout, poursuivre la quête d’une faille inexistante - mais dont la réflexion demeure, en elle-même, indispensable ?
L’idée même de pouvoir marcher à deux heures du matin en toute sécurité, signe évident de la bonne santé d’un pays, ravive en moi un autre chagrin d’amour : celui que je ressens pour Damas. Cette formule - jadis utilisée par le régime d’Hafez el-Assad pour vanter la stabilité de la Syrie - me revient en mémoire.
Bien sûr, il serait absurde de comparer l’incomparable : le Canada figure parmi les démocraties les plus accomplies du monde, tandis que la Syrie demeure l’une des dictatures les plus cruelles de l’histoire contemporaine. Mais je fais ici référence à l’idée d’interroger la capacité et la viabilité du multiculturalisme constitutionnel canadien : s’agit-il d’un véritable remède à universaliser ?
Je pourrais évoquer ce retour vers la Syrie des années 1990, à travers l’expérience du service militaire universitaire, afin d’illustrer combien je n’ai jamais été dupe de l’idée selon laquelle « marcher à deux heures du matin en toute sécurité » serait un indicateur absolu de la bonne santé d’un pays.
Ce service, imposé aux étudiants masculins, consistait en une journée par semaine et trois semaines intensives en été. À l’époque, alors que j’étais en quatrième année d’université, je m’étais inscrit aux cours de français du Centre culturel français de Damas (CCF). Mon emploi du temps universitaire étant chargé, le seul format compatible avec mes obligations était celui d’un cours dispensé trois fois par semaine - dont l’une des séances tombait malheureusement le jour de mon service militaire.
Ce jour-là, je devais donc me rendre à l’université en uniforme, arborant les insignes de l’année et ceux des forces de l’air syriennes. Or, le Centre culturel français, annexé à l’ambassade de France, relevait de la souveraineté française : il était strictement interdit d’y pénétrer en uniforme militaire syrien.
Le CCF occupait un bâtiment moderne, en marge du quartier Bahsa, au centre-ville de Damas ; il faisait figure de dernière enclave contemporaine avant les ruelles de la vieille ville.
Heureusement, ma tante Huda Harduf habitait non loin de là. Je profitais donc de sa proximité pour passer chez elle, me changer, et troquer ma tenue militaire contre des vêtements civils, avant de me rendre au CCF.
Ainsi, sur un même trajet, je traversais la vieille ville deux fois - à l’aller en militaire, au retour en civil - en étant pourtant le même homme, avec le même visage, les mêmes intentions. Et pourtant, le regard porté sur moi changeait radicalement : en uniforme, je percevais un mélange troublant de peur, de mépris et de haine. En civil, je redevenais invisible, ou simplement sympathique.
Quant à mon été militaire, il se déroula à al-Dumayr, entre la caserne militaire universitaire et l’aéroport militaire. Nous étions divisés en groupes de huit, chacun étant libre de choisir son groupe. Au sein du département des sciences de la Terre, dans ma promotion d’une quarantaine d’étudiants, la formation des groupes suivait, de manière implicite mais manifeste, une logique confessionnelle : un groupe sunnite citadin, un groupe sunnite rural, un groupe alaouite, un groupe druze, et un dernier rassemblant de petites minorités - chrétiennes ou autres.
Ce qui m’a surpris, c’est que chaque groupe se constituait en réalité selon le schéma 7 + 1 : dans chacun, le huitième membre était systématiquement un réfugié palestinien vivant en Syrie. Un choix qui, de toute évidence, relevait d’une forme de revendication symbolique.
Les regards des habitants de la vieille ville de Damas lorsque je portais l’uniforme militaire étaient un mélange troublant de peur, de mépris et de haine. La division des groupes selon une logique confessionnelle ne m’a pas laissé dupe sur l’avenir sombre qui attendait la Syrie. Quinze ans plus tard, j’étais en France, observant de loin les avions militaires de l’aéroport d’al-Dumayr - où j’avais servi - ainsi que d’autres aéroports, partir pour la guerre civile.
À Vancouver, j’ai tout de même relevé quelques limites discrètes. L’une d’elles, apparemment anodine mais révélatrice, fut une remarque d’un vendeur sexagénaire à propos du whisky, qu’il s’est empressé de corriger à "l’irlandaise", comme pour affirmer subtilement une appartenance culturelle.
Par ailleurs, des collègues venus d’Asie m’ont confié avoir parfois été la cible de remarquesinterasiatiques - souvent implicites, parfois lourdes de sous-entendus - traduisant des tensions géopolitiques difficilement perceptibles pour un regard extérieur : Japon/Corée, Japon/Chine, Taïwan/Chine, voire Inde/Chine.
Mais l’anecdote la plus touchante, voire troublante, m’est venue d’une jeune femme sépharade vivant dans le quartier où j’ai résidé. Elle m’a confié avoir renoncé à fréquenter les restaurants irakiens du centre-ville, après y avoir été visée à plusieurs reprises par des accusations infondées - lui reprochant, par amalgame, la mort du chanteur Nazem Al-Ghazali, supposément causée par son épouse Salima
Mourad. Que cette vieille diffamation, née à Bagdad, trouve encore un écho ici, sur la façade paisible de l’Amérique du Nord, demeure saisissant.
Salima Mourad, martyre oubliée, fut la plus grande chanteuse de l’histoire moderne de l’Irak -surnommée El Bacha. Même Oum Kalthoum reconnut un jour son propre retard face à Salima Mourad, notamment lorsqu’elle tenta d’interpréter son chef-d’œuvre Ton cœur est un roc solide. En 1952, Salima Mourad épousa un chanteur alors relativement connu, Nazem Al-Ghazali. Elle avait 47 ans, lui en avait Il y avait entre eux dix-sept ans d’écart, mais aussi des différences sociales et religieuses : elle était juive, lui musulman. Pourtant, leurs esprits semblaient se répondre à l’unisson, comme deux âmes jumelles. Ce mariage donna à Nazem un souffle nouveau - il accéléra les battements de leurs cœurs, et propulsa Nazem au rang de vedette incontestée.
Depuis le 8 février 1963, l’Irak traversait une période de profonde instabilité. Le régime communiste venait d’être renversé à la suite d’un coup d’État orchestré par une alliance entre les baassistes et les nassériens. Mais très vite, cette alliance tourna au conflit fratricide. Bagdad fut plongée dans un climat de violence généralisée, où la mort flottait dans l’air.
Comme Salima Mourad, Nazem Al-Ghazali était apolitique. Pourtant, dans un contexte où les tragédies lacéraient les consciences, il devenait impossible de vivre normalement. D’autant que les appels à la brutalité venaient parfois de la plus haute autorité.
Ainsi, Ali Salih al-Saadi - secrétaire régional du parti Baas et ministre de l’Intérieur - n’hésitait pas à proclamer cette phrase glaçante : « Pas de sang, pas de révolution. »
Dans ce contexte, Nazem Al-Ghazali entreprit une tournée à l’étranger. Or, dans les années 1960, voyager relevait déjà d’un défi logistique, et cela l’était d’autant plus pour un artiste issu du tiers-monde. Il rentra chez lui épuisé. Alors qu’il était en train de se raser, il s’éteignit subitement, à l’âge de 42 ans, le 24 octobre 1963.
Une mort brutale, certes, mais dans les circonstances de l’époque - marquées par les fatigues physiques, les tensions morales, et la tourmente politique - elle n’avait, hélas, rien d’inconcevable. Ce ne fut pas la première, ni la dernière fois, qu’un homme jeune succombait à l’usure d’un monde trop dur.
Sans preuve ni logique, les diffamations se sont abattues sur Salima Mourad. Elle tenta de se défendre, déclarant : « Comment pourrais-je tuer l’homme que j’aime ? » Mais les accusations, elles, ne s’essoufflèrent pas. Épuisée, blessée, elle mit un terme à toutes ses activités artistiques - alors même que l’art était l’essence de sa vie. Condamnée à vivre dans ce marasme, elle s’éteignit onze ans plus tard, le 28 janvier 1974 - quatre mois, jour pour jour, avant ma naissance, le 28 mai.
Salima Mourad a été conduite à la disparition pour la seule raison qu’elle était juive : c’est là une manifestation flagrante d’antisémitisme.
Et comment concevoir que cet antisémitisme ait pu voyager dans les bagages de certains migrants irakiens fuyant les conflits du Moyen-Orient, pour ressurgir à Vancouver - trois mois à peine avant l’attentat du 7 octobre 2023 ?
La persistance, jusque sur le sol canadien, de diffamations visant la grande chanteuse juive irakienne Salima Mourad nous invite à convoquer les réflexions de Charles Taylor - en particulier ses analyses et mises en garde sur les fragilités du multiculturalisme canadien. Cet exemple offre l’occasion d’interroger ce modèle avec davantage de profondeur et d’équilibre, à la croisée des idéaux d’ouverture et des tensions héritées que la mémoire collective transporte parfois malgré elle.
Charles Taylor a souligné que l’équilibre du multiculturalisme repose sur une tension intrinsèque entre les principes d’égalité et ceux de diversité. Car reconnaître les différences culturelles implique un véritable paradoxe : d’un côté, l’universalisme républicain postule un traitement identique pour tous les individus, sans distinction d’origine ; de l’autre, la reconnaissance de droits spécifiques liés à l’appartenance communautaire vient précisément introduire une différenciation.
Ce dilemme, au cœur de la “politique de la reconnaissance”, peut fragiliser le cadre démocratique s’il n’est pas abordé avec nuance et lucidité.
L’appartenance de l’individu à une communauté, selon Charles Taylor, peut parfois engendrer
l’intolérance, le repli identitaire ou nourrir des formes de populisme. Car le multiculturalisme, pour demeurer vivable, suppose une reconnaissance mutuelle authentique, fondée sur la volonté de dialogue et sur une forme de tolérance active. Cela implique notamment d’encourager les échanges interculturels - non pour imposer les normes de la majorité, mais pour construire des ponts respectueux entre les différences.
Toutefois, Taylor reconnaît la difficulté structurelle à mettre ces principes en œuvre : lesmalentendus, les blessures mémorielles ou les déséquilibres de pouvoir rendent cette entreprise fragile, exposée au risque d’échec.
D’emblée, Taylor estime que les efforts de dialogue et la volonté de construire une cohésion sociale - afin d’établir la confiance, le respect mutuel, des institutions légitimes et un sentiment de cadre commun relèvent du bon sens. Toutefois, il souligne que cette cohésion peut conduire à minimiser le pluralisme des valeurs au sein de la société. Bien que favorable à une politique de la reconnaissance fondée sur le dialogue entre les cultures, il insiste pour qu’elle ne s’inscrive ni dans une logique d’assimilation, ni dans un relativisme intégral qui rendrait toute pratique communautaire acceptable au seul nom de la diversité.
Ces problématiques, selon lui, exigent un travail constant de dialogue pour maintenir l’équilibre entre pluralisme des valeurs et cohésion sociale. Le désaccord entre Charles Taylor et Jürgen Habermas met en lumière deux conceptions fondamentales de la reconnaissance.
Pour Taylor, la reconnaissance passe nécessairement par la prise en compte de l’identité culturelle de chacun : l’individu ne peut être pleinement respecté que dans ce qui constitue son appartenance, son enracinement, sa différence. À l’inverse, Habermas, héritier de la tradition rationaliste des Lumières et dernier grand penseur de l’École de Francfort, insiste sur une reconnaissance fondée sur l’universalité de la citoyenneté. Selon lui, c’est en tant que sujet autonome, capable de participer à un dialogue rationnel dans l’espace public, que l’individu mérite reconnaissance, indépendamment de toute appartenance communautaire.
Habermas, s’il critique Taylor, c’est pour remettre en cause l’ensemble du modèle de multiculturalisme constitutionnel tel qu’il est mis en œuvre au Canada et ailleurs. Il propose une justification normative fondée sur un modèle de citoyenneté et une reconnaissance de l’individu en tant que sujet à part entière, dans la continuité du rationalisme européen initié par Leibniz.
Dans cette perspective, pour Habermas, Taylor accorde une place excessive aux identités culturelles particulières, ce qui conduit à un communautarisme susceptible d’entraver l’émancipation de l’individu. La culture d’une communauté devient alors un référent essentiel et intouchable, érigeant des barrières à cette émancipation.
Dès lors, pour Habermas, la reconnaissance ne doit pas porter sur ce que l’on est, mais sur le statut égal de citoyen, abstrait et universel. Il défend une reconnaissance procédurale, fondée sur l’égalité des droits et sur la participation au débat démocratique. Il redoute que la reconnaissance des différences culturelles n’aboutisse à un renforcement des frontières identitaires, fragmente l’espace public et conduise à une forme de « balkanisation » de la société. Ce morcellement favoriserait, selon lui, le repli communautaire, au détriment de la cohésion civique.
Face à ce risque, Habermas plaide pour un modèle post-national de citoyenneté, seul capable d’unifier les individus au-delà de leurs appartenances culturelles, en les inscrivant dans un espace public commun, rationnel et universel. Il reste ainsi fidèle à l’héritage kantien, selon lequel les normes doivent être justifiables par tous, dans un cadre rationnel, procédural et intersubjectif - indépendamment de toute tradition culturelle particulière.
Ce positionnement le conduit à considérer la morale de la reconnaissance défendue par Taylor comme insuffisante sur le plan normatif.En revanche, l’intérêt que porte Habermas aux principes d’intégration réciproque se manifeste dans son appel à ce que la société d’accueil s’ouvre aux apports culturels des immigrés, à condition que ceux-ci s’inscrivent dans le cadre des principes constitutionnels. Il défend ainsi une forme de laïcité inclusive, dans laquelle l’État reste à la fois neutre et garant du cadre démocratique.
À travers ces idées, il n’hésite pas à critiquer Taylor, qui estime que les individus doivent pouvoirexprimer leur identité culturelle dans l’espace public. Habermas insiste, au contraire, sur la nécessité de séparer clairement la sphère privée - identitaire, culturelle, religieuse - de la sphère publique, entendue comme espace juridique, rationnel et délibératif. Il propose dès lors une méthode fondée sur l’exposition publique des particularismes culturels, afin de les soumettre à un examen moral et normatif dans le cadre d’une volonté publique fondée sur la raison.
Sortons donc du conflit habermassien-tylorien, pour revenir aux diffamations véhiculées de Bagdad jusqu’à Vancouver à l’encontre de Salima Mourad, un demi-siècle après sa disparition tragique.
Cette anecdote, en apparence anodine, met en lumière les limites du modèle canadien - en dépit de ses améliorations progressives et des apports théoriques de penseurs tels que Charles Taylor et Will Kymlicka. Car si Taylor a lui-même insisté sur la fragilité intrinsèque du multiculturalisme, ses propres concepts n’échappent pas à cette vulnérabilité ; ils semblent parfois l’amplifier, ajoutant ainsi une fragilité à la fragilité.
Si l’on prend en compte les déplacements successifs - et le redéploiement historique - de l’École de Francfort, en contraste avec les trajectoires plus linéaires, voire figées, de la French Theory -paradoxalement marquée par une critique de l’universalisme hérité des Lumières françaises -, on mesure combien cette tradition critique allemande a su redonner un souffle nouveau à la rationalité moderne.
En élargissant le champ de la raison à l’analyse des mythes et des formes religieuses, comme l’ont fait Horkheimer et Adorno, elle a permis d’envisager la rationalité non comme rejet des traditions, mais comme interrogation ouverte sur la pluralité de leurs expressions. Dans cette perspective, l’idée d’une intégration réciproque, telle que défendue par Habermas, apparaît plus pertinente que la seule reconnaissance unilatérale des différences culturelles proposée par Charles Taylor.
Par conséquent, les diffamations visant la diva Salima Mourad, parvenues jusqu’à Vancouver, soulèvent la nécessité d’un retour critique sur les ressorts de son histoire avec Nazem Al-Ghazali - tant avant qu’après la disparition tragique de ce dernier -, ainsi que sur la problématique même de la persistance et de la circulation de telles accusations. Elles invitent également à interroger, avec lucidité, les logiques conflictuelles que certains profils migratoires peuvent transporter, consciemment ou non, dans le cadre de leur trajectoire d’exil.
La reconnaissance des communautés ne saurait, en elle-même, permettre ce type de recherche critique, car les règles qu’elle implique sont difficilement gérables dans la perspective d’un équilibre stable.
Aucune science présumée ne peut prétendre fixer les normes d’un tel équilibre. Seule une approche fondée sur la compréhension des contextes et la rationalisation des problématiques à partir de la reconnaissance de l’individu comme sujet à part entière - affranchie de tout regard essentialiste ou de toute rhétorique identitaire du type « chez nous et chez vous » - peut ouvrir un véritable espace de réflexion.
L’arrivée de cette problématique du Proche-Orient sur le sol canadien - et tout particulièrement à Vancouver, même lorsqu’elle se transmet à voix basse, de bouche à oreille - doit nécessairement entrer en interaction avec les normes suprêmes de la société, telles qu’inscrites dans sa Constitution et ses textes fondateurs. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut être intégrée dans le registre culturel de manière normative, en visant à obtenir l’adhésion du plus grand nombre de citoyens possible.
Cette interaction constitue dès lors un levier - voire une arme - permettant de normaliser, dans un cadre démocratique, toute valeur introduite sur le territoire national.
Le mariage même de Salima Mourad et Nazem Al-Ghazali constitue une opportunité rare de ce que l’on pourrait appeler une raison suprême : celle d’un contrat d’amour solide, scellé entre une juive mizrahie et un musulman sunnite. Tous deux n’étaient pas des figures établies ou dominantes au sein de la société irakienne sous le Royaume hachémite d’Irak.
Ce qui rend cette union d’autant plus remarquable, c’est qu’elle eut lieu seulement quatre ans après la guerre de 1948, durant laquelle l’armée irakienne avait pris part à la tentative d’empêcher la création de l’État d’Israël.
Ainsi, en plein cœur d’une époque marquée par la montée des tensions, ce mariage fit figure de paradoxe lumineux : une bonne nouvelle surgie dès les premières heures d’un conflit qui n’en était encore qu’à ses débuts.
La présence, aujourd’hui, d’une communauté juive majoritairement sépharade en Colombie-Britannique, aux côtés d’une communauté irakienne également implantée, confère à l’histoire de Salima Mourad et Nazem Al-Ghazali une portée symbolique.
Elle pourrait devenir le point de départ d’initiatives culturelles - théâtrales, musicales ou mémorielles - qui offriraient à Vancouver l’opportunité de contribuer activement à une culture de paix et à une dynamique de réconciliation.
La recherche de la vérité, et son exposition avec rigueur, permet de mettre en lumière une blessure réelle dissimulée derrière les diffamations. En effet, Nazem Al-Ghazali est mort le 23 octobre 1963, à un moment où le conflit entre nasséristes et baassistes atteignait son paroxysme.
Moins d’un mois plus tard, le 18 novembre 1963, le Premier ministre baassiste Ahmed Hassan Al-Bakr fut renversé, et les nasséristes - représentés par les frères Aref, Abdel Salam et Abdel Rahman - prirent le pouvoir.
Mais ce régime pro-nassérien ne survécut pas cinq ans. Le 17 juillet 1968, les baassistes reprirent le contrôle du pays. Ahmed Hassan Al-Bakr revint à la tête de l’État, mais sans pouvoir réel : le véritable détenteur de l’autorité était son vice-président, un certain Saddam Hussein, surnommé à l’époque « al-Sayyid al- Nayyib » (le Monsieur Vice).
Pendant six ans, Saddam Hussein ne songea jamais à réhabiliter ni à rendre justice à Salima Mourad. Les frères Aref, avant lui, ne firent rien non plus. Elle demeura marginalisée, condamnée à un silence amer, jusqu’à s’éteindre lentement dans l’indifférence.
Plus tard, nombre d’Irakiens fuirent la dictature de Saddam pour trouver refuge au Canada - fuyant le même régime qui avait opprimé Salima Mourad, la laissant mourir dans l’oubli, sans pitié ni reconnaissance.
C’est bien le caractère singulier de la souffrance irakienne qui constitue ici la véritable blessure - d’autant plus profonde qu’elle demeure, aujourd’hui encore, dissimulée sous le voile d’une diffamation injuste.
La question de l’émancipation s’impose comme une nécessité pour lever ce type d’injustice. Il serait erroné de croire qu’elles sont partagées par l’ensemble des Irakiens : certains, au contraire, s’emploient à rétablir la vérité et rendent hommage à la diva chaque 28 janvier.
Il n’existe pas une « communauté irakienne » homogène, unie sur tous les plans. Pourtant, le multiculturalisme, avec son prétendu équilibre - aussi fragile que contesté - peut parfois, paradoxalement, rassembler sous une même étiquette des individus très différents, au point de reproduire des normes inappropriées, même lorsque celles-ci sont contestées dans leur propre contexte d’origine.
C’est précisément ce que Jürgen Habermas met en lumière : lorsque l’appartenance culturelle devient une seconde identité figée, elle peut constituer un frein à l’émancipation. De l’Irak au Maroc, les trajectoires issues du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord illustrent une diversité profonde du rapport à l’émancipation :
- Certains profils incarnent une émancipation assumée, parfois même radicale : les militantes iraniennes opposées aux ayatollahs, le couple canado-saoudien Ensaf Haidar et Raif Badawi, l’écrivain Salman Rushdie, ou encore le sociologue irakien Ali al-Wardi.
- D’autres profils, au contraire, s’inscrivent dans une logique communautariste alimentée par la haine, le mensonge et la diffamation, recherchant la séparation, voire la conquête par le prosélytisme religieux.
- Mais les plus dangereux sont peut-être ceux que l’Évangile désigne comme « faux prophètes »
« Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous en vêtements de brebis, mais qui au-dedans sont des loups ravisseurs. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits »
Ces figures pseudo- émancipées se présentent comme progressistes, dénoncent ostensiblement les replis identitaires, mais révèlent, dans leur pays d’origine ou à huis clos, un tout autre visage - souvent en contradiction avec les principes qu’ils affichent en public.
Ce n’est pas à l’État d’émanciper, mais de créer les conditions propices à l’émancipation, dans le cadre d’un processus de cohésion normative capable de consolider la société.
Les faux prophètes sont profondément nuisibles, surtout lorsqu’on les prend - volontairement ou non - pour remplacer les véritables figures de résistance, telles ces femmes iraniennes, pleinement émancipées, qui se dressent contre l’obligation du port du voile imposée aux seules femmes, sans jamais questionner les hommes.
Comme le rappelle un ancien proverbe : « Les loups changent de pelage, non de nature. ». Derrière les dehors d’ouverture et de modernité, certains profils masquent des projets rétrogrades. Il importe alors de savoir distinguer la sincérité de l’opportunisme, pour ne pas trahir l’idéal même d’émancipation.
Forger une cohésion normative entre la reconnaissance de l’individu en tant que sujet autonome et la reconnaissance de son appartenance à une communauté est l’un des enjeux fondamentaux du contractualisme moderne. Cette tension traverse l’histoire de la pensée occidentale depuis les premiers pasteurs protestants contractualistes tels que Théodore de Bèze, Samuel Rutherford ou encore Johannes
Althusius, qui défendait une conception fédérative du pouvoir fondée sur les corps intermédiaires et le consentement mutuel.
Elle trouve une formalisation politique majeure chez Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, où la volonté générale transcende les intérêts particuliers tout en présupposant l’égalité morale des individus.
Du côté humaniste, Érasme revendique déjà une forme d’universalité fondée sur la dignité rationnelle de chaque être humain, au-delà des clivages confessionnels.
Enfin, Adam Smith et David Hume, figures majeures des Lumières écossaises, abordent la reconnaissance sociale à travers une approche sensible et empirique : c’est dans la sympathie,l’expérience partagée et les mécanismes moraux spontanés que s’élabore la légitimité sociale, même sans contrat explicite.
La question doit être portée sur la scène démocratique par les profils véritablement émancipés - ceux qui, par leur engagement lucide et leur capacité à dépasser les logiques communautaristes, peuvent ouvrir une voie d’éducation populaire.
Cette voie ne vise pas seulement à transmettre des savoirs, mais à construire une conscience commune, tournée vers la recherche d’un équilibre entre la reconnaissance des identités individuelles et l’appartenance à un cadre républicain partagé.
Il s’agit là d’un effort collectif pour forger une cohésion sociale normative entre concitoyens, fondée sur la réciprocité, la délibération et le respect mutuel, plutôt que sur des replis culturels figés ou des privilèges identitaires inégalement répartis.
Ce travail de réflexion, loin d’être neuf, puise ses racines dans une histoire intellectuelle ancienne.
Depuis les guerres de religion jusqu’aux Lumières européennes, en passant par la pensée humaniste et contractualiste, ces débats n’ont cessé d’alimenter la construction des sociétés pluralistes modernes.
Les apports des pasteurs protestants comme Théodore de Bèze, de penseurs comme Rousseau, Érasme, Hume ou Smith, ont contribué à poser les fondements philosophiques d’une reconnaissance fondée sur la dignité, la raison et l’expérience morale partagée.
Ces références forment une bibliothèque intellectuelle riche, dont la réactivation peut utilement éclairer les débats démocratiques contemporains.
Comme l’écrivait Hannah Arendt : « Le monde commun se défait lorsque nous cessons de nous parler les uns aux autres. »
Si je me suis exprimé ainsi à propos de mon expérience canadienne, en insistant parfois sur de modestes anecdotes, ce n’est nullement pour affirmer que le verre est à moitié vide, ni pour annoncer quelque tempête après le silence.
Ce n’est pas davantage par défiance envers le Canada - bien au contraire.
J’éprouve une profonde affection pour ce pays situé au nord du 49e parallèle.
Mais l’amour véritable ne se proclame pas : il se démontre. Et si j’ai entrepris cet effort de réflexion, d’écriture et de témoignage, c’est précisément parce que je considère cette démarche comme la plus authentique des preuvesd’estime.
Aujourd’hui, alors que l’on observe la tournée de Jean-Luc Mélenchon, qui semble structurer sa stratégie électorale depuis le 7 octobre 2023 autour d’un discours où l’antisémitisme est, sinon assumé, du moins banalisé, et que l’on voit ses réunions publiques au Canada attirer l’attention, tandis que certains journalistes locaux lui déroulent des litanies complaisantes, ne suis-je pas fondé à penser que mon message - et sa diffusion en ce jour, au lendemain de Yom HaShoah, journée du souvenir de la Shoah et de l’héroïsme - trouvent toute leur légitimité ?
D’autant plus que cette réflexion prend racine dans une douleur historique et philosophique bien réelle : celle de la tragédie de Salima Mourad, grande diva juive irakienne, dont l’ombre est venue, de manière aussi inattendue que bouleversante, me rattraper à Vancouver, à travers un récit transmis à voix basse, mais lourd de mémoire.
Quant aux polémiques en cours sur le wokisme et l’antiwokisme, surgies dans le sillage de l’ère Trump, elles ne constituent pas le cœur de mon propos ? Ma réflexion repose sur une troisième voie : celle de l’équilibre, fondée sur l’exigence de justice sociale, de mémoire et de responsabilité. Ni wokisme dogmatique, ni rejet aveugle des combats progressistes : un appel à la nuance, à l’intelligence critique, à la fidélité aux principes.
Anas-Emmanuel Faour
Anas Emmanuel Faour, philosophe, ingénieur en informatique et ancien professeur en Syrie, ancien secrétaire général de l'Union générale des étudiants de Palestine et ancien membre du Conseil national du Parti de gauche.
La reconnaissance illusoire de l’État de Palestine : entre mirage diplomatique et péril historique
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