Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Jean-Paul Gavard-Perret, critique d'art contemporain et écrivain.
Clay Ketter : structurer l’espace
Né en 1961 aux Etats-Unis, Clay Ketter vit et travaille depuis une dizaine d’années en Suède. Il est représenté par la galerie Daniel Templon à Paris et avec les galeries Sonnabend à New York et White Cube à Londres. Dans ses œuvres surgit des espaces étranges qui sortent autant des registres de l’abstraction et de la figuration. Ce travail parle sans jamais de réponse si ce n’est au néant. Ne cherchant jamais les effets de chaleur ou de lumière, l’artiste joue avant tout sur le jeu des structures qui parcellisent l’espace. La langue picturale reste aux aguets derrière ses pans qui parfois semblent vouloir se superposer.
L’espace se fait donc châsse afin de contenir une sorte de désir sans visage pour des yeux plein de secrets. L’épaisseur est le vide que la couleur (fût-ce le blanc) divise. Il se fend là où l’étroitesse rejoint les effets de surface et où le regard percute une forme d’impossibilité de voyeurisme. Clay Ketter repousse tout effet de mélancolie et d’effroi dans une approche qui devient un point de non retour.
Hors espace mais dans sa vastitude et à l’écart des effets de représentation Clay Ketter projette des possibilités nouvelles de type « impressionniste" . Elles s’inscrivent par la force de la structure et des couleurs. L’artiste médite en acte sur l’essentiel de la peinture là où à la colore s’impose le disegno. Le jeu es surfaces brise l’espace géométrique classique et cherche à désobstruer la couleur des volumes pour préparer l’art à une autre fin que la mimesis.
Surgit une atmosphère de liberté retrouvée. D’interrogation aussi. Au lieu d’aboutir à des formes dont la perfection séparerait le flux Clay Ketter tend toujours à produire un lieu qui agrège et désagrège par des présences simples et diffuses, une présence qui vaque. Pas de certitude. Pas de symbole. L’art se mesure à ce qu’il est :l’ébranlement de la pensée par les structures et leurs déstructurations au sein d’un art aussi libre, savant et inflexible. Il apprend l’essentiel. A savoir que comme des brebis affamées les hommes ne broutent que leur ombre.
LA NUIT ETAIT ANCIENNE
La lumière, la couleur ce n'est pas ce qui flashe dans l'intensité, c'est ce qui se retient. L'image n'est ni l'abstraction, ni la figuration, mais l'épure. A corps et désaccords. Combustion lente sous la surface. Stries dans la matière. La main doit aller - entendons : avancer. Et le corps tout entier est présent devant, derrière, dedans : immédiatement engagé. Suzanne Stern cherche là : autour l'intéresse mais le centre la préoccupe en ce frôlement et cette pénétration du réel.
Saccades d'acanthes avec des mouettes. La gisante se cambre en se penchant, en se tordant voire se renversant. Autour d'elle des tonnes de larmes se sont dissipées jusqu'à se mélanger aux pigments afin de créer un fond qui scelle plus que le tableau, la vie. Il y a aussi des larmes : celles des persécutions d’un temps passé mais toujours en risque de revenir.
Conscience une fois le coup passé (issue de l’avant) de ce qu'il faut peindre de et par tous les temps : la vie sourde, irisée, conçue pour altérer la mort dans la jouissance du faire même lorsqu'il crée la plus grande des douleurs que l'on, se donne ou qui nous st donnée.
Ici où là, dans l'éloignement des dates mais en une commémoration perpétuelle en une suite d'auto-portraits paradoxaux. Suzanne Stern ne s'en lave jamais les mains. Yeux ouverts, yeux fermé la pure nécessité : peindre absolument non sous "âmenésie" mais "né cécité". Peindre éperdument dans la lumière limpide des premières toiles puis dans celles qui deviennent plus blanches. Quelle qu'en soit la nature cette lumière n'abandonne pas, ne lâche plus : puissance tenante jamais altière portée au trait qui biffe, rature, scelle comme u acte porte au cœur.
Dans la cendre et sa couleur, l'illumination du mat (parler de peinture de "maturité"). La poussière n'effraie plus : c'est là que Suzanne Stern « entrace » et dessine son ovale du temps et des formes étrangement suspendu dans la plupart de ses œuvre : bord de l'urne qui donne au regard ce que l'artiste « désenfouit ».
Fragments de plâtre, de bois, découpes de matières hétérogènes qui sont l'octroi que conjugue l'artiste vers ce qui est l'Interdit ou l'Impossible. Coïncidence entre le premier et le dernier jour qui dessine comme en un liseré cette place réservé à l'hôte (autre de soi, double, complément, animal). Sens pour ainsi dire sacré de l'épaulement ou de la perte où les bribes du temps à la fois s'égarent et se retrouvent.
Se souvenir alors de la phrase de Derrida dans Schibboleth : "Comment dater autre chose que cela même qui jamais ne se répète ?" Sinon en assortissant pour toute signature l'intensité basse de chaque tableau, celle qui dans ses morceaux et son unité emporte d'un seul regard. Un regard qu'il faut porter à divers moments, sous des lumières différentes pour voir (plus) et comprendre (mieux).
Suzanne Stern enduit, gratte, racle pour que surgisse un air mat avec comme horizon celui de la blessure dont rien ne sera dit sinon par le sceau d'une bouche ouverte et talqué.
Emil Michael Klein le rigide et le mouvant
Emil Michael Klein est peintre et sculpteur d’un genre particulier. Partant d’une forme d’abstraction et de suprématisme le créateur suisse surprend par ses travaux et leur exigence. On a pu les voir à Lausanne où il vit mais aussi à Milan, à Paris, à Berlin, Bergame mais aussi à New York. Le plasticien crée des formes géométriques rigides et basiques et des composition fluides et organiques. Les deux échappent autant à la pure abstraction qu’à la figuration. En ce sens le couleur possède une importance capitale : elle atténue la rigidité des géométrismes. Chaque œuvre ou série est une exploration guidée par le médium. La sculpture devient le lieu de la fixité et de la grille, la peinture celui d’une danse formelle gaie mais profonde .
Cette chorégraphie s’apparente à ce que Winnicot nommait « Squiggle » : un griffonnage coloré. Pour autant il n’existe pas entre ces deux médiums une dichotomie mais deux manières de saisir le monde et de le manifester autant à travers l’ouvert que le fermé. Aux rituels de certitude font place l’égarement et la transgression. Formes, couleurs, linéarités ou enroulements laissent entrer en nous leur inconscient. Il se met en symbiose avec le nôtre. Si la peinture et la sculpture restent toujours des psychés ici elles dé-figurent. L’oeuvre de E-M Klein permet donc un fantastique voyage d'exploration où la transgression reste la belle incertitude de l’art.
Jean-Paul Gavard-Perret
Marina Abramovic entre « absence », douleur et interrogation
Nul n’a été aussi loin que Marina Abramovic au sein de ses performances ou de ses photographies dans l’art corporel.
On se souvient que l’artiste a fait longtemps de son corps l’enjeu même de son art en se posant la question : jusqu’où peut-on aller dans une telle perspective ?
Elle s’est alors coupée une étoile de chair et de peau dans le bas ventre, s’est fait gifler jusqu’à l’évanouissement ou s’est offert à des pythons dans diverses expérimentation toujours poussées plus loin avec son compagnon et partenaire de « jeu » : Ullay.
Dans « Breathing in Breathing out » le couple s’embrassait jusqu’à l’étouffement et la haine du désir de l’autre.
Dans « AAA-AAA » le couple se faisant face créait un crescendo sonore en une approche jusqu’à ce que l’un crie dans la bouche même de l’autre. Il y a eu pire, mais passons.
Marina Abramovic a aujourd’hui quitté son compagnon après une dernière performance : chacun est parie d’un bout de la muraille de Chine pour se rejoindre afin de signer leur séparation définitive.
Le travail sur le corps changea de direction. Dans « Balkan Baroque II » elle se dressait grave et vêtue de blanc au milieu d’une sorte de charnier où elle nettoie avec acharnement 1500 os de boeufs frais tout en fredonnant des chansons et comptines de son enfance tandis que son vêtement immaculé se tache peu à peu de sang.
Si un Burden ou une Gina Pane a renoncé à l’art corporel, on comprend qu’avec une telle performance Abramovic reste une de leur digne héritière au sein d’une telle allégorie évidente.
Pris à la fois dans la prostration et la violence le spectateur de telles performances ou des photographies qu’en tire l’artiste surgit un théâtre de la cruauté rarissime.
Plus que l’orgueil des victoires sur les os on retient les yeux de l’insurgé à la fois victime et bourreau qui semble dire « est-ce que je tiens tellement à ces os et à ces restes de viande ? ».
Mais dans tout son travail c’est bien l’être tout entier qui s’exprime. Dans sa dernière expérimentation londonienne « créer avec rien » les visiteurs doivent confier leurs émotions, sur une feuille de papier qui est photographiée avant qu'ils ne quittent la galerie.
La pièce expérimentale "512 Hours" est la première performance de Marina Abramovic depuis sa rétrospective « The Artist is Present » au Musée d'Art moderne de New York. Pendant trois mois, l'artiste était restée complètement silencieuse face au public.
Elle se contentait de le fixer afin de créer une interaction par le regard. La plasticienne surgissait tel un être d’essence aussi féminine que masculine, tendre que violent.
Elle propose ainsi au lieu d’images quasi insupportables d’autres « images » dont la « neutralité » n’est qu’apparente. Elles deviennent de véritables productions spirituelles. Le refoulé en émerge et la qualité même de la nouvelle « agression » désormais sourde contredit pazr exemple l’image que l’homme se fait de la femme et qu’il projette sur elle. Preuve que les temps changent. Et Marina Abramovic crée aussi pour cela.
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Peter Knapp et les camps
Graphiste, directeur artistique, photographe celui qui est devenu le maître d’une créativité chic et inventive offre donc avec sa « traduction » plastique de « L’écriture ou là vie » un livre rare. « Dans le fond, je suis artiste, mais au cours des dernières années je suis devenu, emballeur, déballeur, livreur, transporteur, voyageur et touriste. Je n’ai quasiment rien fait de nouveau, si ce n’est une ou deux petites choses qui m’ont satisfait » déclarait Peter Knapp il y a quelques années. Indubitablement ce livre est une de ces « petites choses ». D’autant qu’il rappelle « L’Histoire, qu’on le veuille ou non, est avec nous ».
Celui dont le pays d’origine resta en bordure de la Seconde Guerre Mondiale a donc été profondément marqué par la lecture de le récit de Semprun « L’écriture ou la vie ».
A Buchenwald l’auteur éprouva non seulement l’horreur mais aussi la sensation de vivre sa mort. Il crut un temps l’exorciser par l’écriture. Néanmoins celle-ci ne sauve pas. Pour autant Peter Knapp propose ici non une tentative de « résurrection ».
Par l’aquarelle et dessin il reste au plus près du propos de Semprun. Gardant l’esprit de la typographie comme il l’avait déjà fait pour son livre sur Van Gogh Knapp l’artiste rend l’écriture aussi visuelle que le visuel lui-même. « Jorge Semprun a laissé des mots en allemand dans son texte français. J’ai essayé de les visualiser » précise l’artiste. Il a réussi en franchissant le seuil de l’enfermement. Cela revient à reconsidérer ce qu’on croît connaître.
Le créateur oblige à éprouver que nous sommes non dans ce camp mais dans le silence et l’abandon de ceux qui allèrent au-dessus de leurs forces et de leur peur. Knapp oblige à accepter de passer la limite de l'ignorance. Il crée le saut vers ce qui échappera toujours aux limites de la compréhension et de la raison. L'artiste propose donc une étrange proximité communicante. Son œuvre en joignant l'abstrait et le concret ne se contente pas de l’exploitation anecdotique des matériaux de l’écriture et de l’histoire : il en redouble la force par une invention formelle saisissante.
Jean-Paul Gavard-Perret
Peter Knapp, Jorge Semprún « Peter Knapp dessine « L’écriture ou la vie » de Jorge Semprun », coédition Gallimard/Éditions du Chêne - Hachette Livre, 96 pages, ill., sous couverture illustrée, 240 x 310 mm.. - 29,00 €.
BOLTANSKI ET LES BOITES A SECRET
« On peut tout mettre dans des boites
Des cancrelats et des savates
Ou des oeufs durs à la tomate
Et des objets compromettants
On peut y mettre aussi des gens
Et même des gens bien vivants
Et intelligents ».
Ce poème - « La cantate des boîtes » - de Boris Vian représente peut être la meilleure façon d’introduire à ce qui a constitué pendant longtemps la signature de l’oeuvre de Boltanski.
Depuis 1969 l’artiste a en effet multiplié les installations de boîtes, plus particulièrement de boîtes de biscuits rouillées.
Celles-ci semblent témoigner a priori du contraire de ce qu’est sensé représenté l’art : celui-ci est de l’ordre de l’ostentation, à l’inverse la boîte cache ce qu’il pourrait donner à voir, à faire éclater. Boltanski crée ainsi un double jeu par l’exhibition de ces boîtes à secret, une exhibition qui ne tue pas leur secret tout en le laissant « espérer ».
Les boîtes de l’artiste sont donc une invitation à parcourir les secrets de famille, ceux de l’enfance en passant aussi par celui de l’identité et celui de la mort pour parvenir enfin au plus sublime d’entre eux : celui de l’art.
L’artiste a donc montré, au sein de diverses installations, les contours mais juste les contours de secrets qui dans la simple l’exhibition-ouverture demeureraient intacts.
Par exemple, et lors de la Deuxième Biennale de Lyon (1993) Boltanski avait exposé une grande boîte intitulée : « Fichiers, Archives de la ville de Lyon ». Elle contenait des milliers de fiches indéchiffrables puisque seulement visibles de haut à travers le sol vitré.
Demeuraient « présents » et présentés de manière énigmatique des milliers de noms et d’adresses qui concernaient la naissance d’enfants légitimes - ce qui laissait entendre qu’étaient absents les naissances d’enfants illégitimes.
La situation de « bâtardise » demeurait cachée en ce qu’on appelle les secrets de naissance ou de famille. Etaient donc absents les traces d’une infamie, d’une tache d’oppobre et de honte comme si était retiré du comptage tout le linge sale qu’il ne faut laver qu’en famille.
Mais pourtant, l’artiste n’a pas toujours été aussi circonspect dans ses travaux.
D’autres boîtes portent le nom de « Réserves » et l’artiste les définit ainsi : « je crois que ceci est lié au concept du cadavre dans le placard, à la chose qui est cachée et que l’on possède mais aussi à tout ce que l’on possède. La réserve est un endroit où l’on conserve les choses : c’est le réfrigérateur, le coffre. C’est la boîte où l’on met tous ses souvenirs et ses secrets. Peut-être ce titre est-il un dire et un non-dire. Il a le sens du retrait » (Catalogue de l’exposition de Bologne, 30 mai- 7 septembre 1997).
En conséquence la boîte permet ainsi de montrer rien en dévoilant pourtant de manière « ostensible » une mise à l’écart.
La dissimulation s’impose et s’expose pour ne pas faire éclater une anomalie qui par la bande est pourtant soulignée. Sans parler bien sûr oublier les archives les plus terribles nourrisseuses de cadavres en puissance. Pourtant Boltanski a toujours choisis dans ses travaux – les boites comme plus tard l’utilisation des vêtements – sous forme de métaphores propres à élargir la shoah en une vision plus « physique ». Elle transcende les repères trop étroits pour faire retentir l’inoensable à travers cette reprise comme avertisseur du mal qui nourrit l’Histoire.
Jean-Paul Gavard-Perret
Les ballades de Suzanne Philipsz
Suzanne Philipsz est fascinée par la génération des artistes juifs qui ont dû quitter l’Allemagne dans les années 30 et 40 pour émigrer aux Etats-Unis. Elle s’intéresse plus particulièrement au compositeur Hanns Eisler. Avec ses parents il a fui le nazisme et s’installa à Los Angeles. Hans Eisler composa des partitions pour les films d’Hollywood où il fut blacklisté car suspecté de communisme. Pour son exposition qui ressemble en partie à un travail de mémoire Philipsz crée une installation sonore fondée sur ses premières partitions pour le cinéma. Elles sont accompagnées des documents du FBI qui visèrent à stigmatiser l’artiste.
Chaque page illustre la paranoïa qui le suivit et le fustigèrent en tant qu’agent communiste au sein de l’usine à rêve. Elle tourna pour lui au cauchemar.
Cette exposition permet de sublimer le travail de Susan Philipsz qui depuis 20 ans à travers ses oeuvres explore le pouvoir physiologique et sculptural des sons.
Utilisant souvent sa propre voix l’artiste crée une immersion dans des architectures vides mais impressionnantes. Avant Eisler elle s’est déjà intéressée pour faire surgir un sentiment du deuil et de la perte par une sorte de « vivance » qui passe autant par des ballades du XVIème siècle écossais comme par le Ziggy Stardust de David Bowie.
Chaque installation est unique et explore des sentiments tels que la disparition, l’abandon, l’espoir, le retour.
Jean-Paul Gavard-Perret
James Coignard et la peinture transitive
Devenir peintre est une décision tout aussi concrète et pratique que métaphysique, abstraite, tragique. C'est aussi peut-être une manière d'opposer être et devenir comme s'oppose vérité et illusion.
Qu'il soit acquis ou inné le déterminisme de l'artiste tient ainsi au besoin de "perdre" sa vie pour tenter de toucher au fondement de la mécanique individuelle et sociale par des moyens qui échappent à toute forme de logos et donc de certitude.
C'est une postulation sur le fini. Ce déterminisme pose en outre le problème du temps, de l'espace donc de notre dimension existentielle fondamentale.
Acceptant (ou subissant à l'origine) cette nécessité qui s'est affinée avec le temps, James Coignard a donc fait de sa peinture un chemin, un moyen de connaissance. Les œuvres en sont plus que la trace : les "résidus" alchimiques.
L'artiste fait aimer sa et la peinture pour ce qu’elle est, la regarde dans les yeux et parle d’elle dans son langage qui est lumière, espace et couleurs.
Musique aussi. Peindre, pour lui, c’est exprimer le monde par la lumière. Elle "sonne" en une perspective à mi-chemin entre l'abstraction gestuelle, dont le peintre a retenu le goût des textures riches et empâtées, et l'abstraction géométrique, visible dans la structuration de la surface en bandes, pans, morceaux.
En tant que peintre Coignard savait qu'il pouvait faire beaucoup de choses, mais il avait conscience des limites de la peinture.
Couleurs et rythmes délivrés de l'imitation sont mis en accords et désaccords dans ce qui tient non à l'abstraction ou à la figuration mais au transitif. La question du passage est omniprésente.
Ne faut-il pas voir sinon une présence divine du moins un surcroît d'être comme si à la fin d'un siècle laïque et prosaïque (en peinture plus qu'ailleurs) surgissait chez le peintre cette nostalgie qui avait gardé si près et pendant si longtemps la peinture près de la spéculation religieuse ? Qu'on soit clair pourtant : la peinture de Coignard ne possède rien de religieux ou de sacré.
Elle inscrit à l'inverse des formes et leurs espérances qui ensanglantent toute forme d'Idéal. C'est pourquoi le peintre éclaire ses tableaux par une lumière qui enfle en se divisant. On peut y lire la désillusion, la mélancolie au sein d'une majesté toujours contestée mais où c'est bien une beauté (mot désormais honni…) qui s'affirme. L'artiste en ses toiles offre un change plus qu'un sceau - d'où la transitivité de son travail là où l'espace est comme troué pour mettre à jour des leurres qui ne sont peut-être que ceux de la vie.
Jean-Paul Gavard-Perret
Jean Stern : "feintises et vraisemblances"
Jean Stern est né en 1954 à Genève. Le sculpteur a d'abord fréquenté la Hochschule der Künste de Berlin, puis l'Ecole des Beaux-Arts de Saint-Etienne et enfin l'Ecole Supérieure d'Art Visuel de Genève. Il y enseigne et expose dans toute l’Europe depuis 1979. Ses principales réalisations ont été créées pour Théâtre Le bel Image de Valence, l'agence UBS de Plan-les-Ouates dont on peut admirer les 9 reliefs dans la salle des guichets. Pour le SOCAR de Crest, il a créé une de ces premières interventions purement géométriques avec ses 50 colonnes de carton.
Puis, changeant de registre ou le prolongeant, il crée en 1995 une intervention vidéo-infographique (avec l'aide d'Hervé Graumann) sur un espace de circulation.
Ce ne sont là pourtant que des points repères significatifs mais non exhaustifs de celui pour lequel à la fois un travail rationnel de fond mais aussi le fortuit entrent en conflagration comme se mettent en relation le paysage et l'intervention de l'artiste en ses divers processus et instrumentalisations.
Ces derniers jouent à la fois sur le paysage, le temps comme sur le fortuit et l'instant. Ephémères, des œuvres proposées par exemple dans le projet « Zig-Zag » pour le chantier de l’EPEFL ‘Université de Lausanne) jouent sur le décalage des points de vue.<De plus en plus et avec l’approche empirique de l'infographie le créateur propose des situations inédites qu’il définit comme "feintises et vraisemblances".
Ainsi la restitution 3 D du logiciel qu'il utilise pour le transfert d'une image 2 D en 3 D, extrait une segmentation en un nombre de plans arbitraires pour des reconstitutions que l'artiste choisit afin qu'elles soient plus ou moins vraisemblables.
L'espace mathématique et les géométries n'ont néanmoins pas pour but d'envelopper le "voyeur" dans l'irréel et le spectaculaire. Jean Stern ménage toujours au sein de ses paramétrages un moyen-terme afin que le voyeur ne "digère" pas toutes crues ses images.
C'est sa manière de souligner le beau mensonge de l'art qui, lorsqu'il se présente comme tel, avance vers une vérité sans quoi il n'est rien. Un lieu que l'on est susceptible de parcourir virtuellement mime dans ce travail - de près ou de loin - le lieu réel par l'artifice de la géométrie mathématique.
L'artiste l'a réalisé par exemple avec son installation "Relire" pour les anciennes Teintureries de Pully. Derrière la paroi s'étend le lac et le massif alpin du Chablais. L'écran crée une fenêtre mobile découvrant le paysage. Deux objets vraisemblables apparaissent dans la fenêtre : l'image 2D et la restitution 3D qu'autorise le logiciel.
Jean Stern ne cesse de reconsidérer les lieux et les images afin d'amener le public à un regard différent sur des espaces urbains ou plus intime. Il démultiplie, décadre l'espace comme sur le quai Wilson à l'occasion des Fêtes de Genève il y a quelques années. Aux massifs ronds existants il a préférés des tapis rectangulaires, perpendiculaires au lac dans une approche qui tient tant de la sculpture que du paysage.
Se retrouve là l'influence majeure d'un autre paysagiste décédé hélas trop jeune : Yves Brunier. Comme lui Stern recherche un jeu de la perspective capable de donner l'illusion perceptive d'une continuité qui dépasse le lieu proprement dit.
Jean-Paul Gavard-Perret
Cindy Sherman : cris et chuchotements plastiques
Cindy Sherman, Editions d’Ingvild et Sammlung Goetz, Karsten Lockermann, 176 pages, Hatje Cantz, Ostfildern.
La photographie n’est pas le royaume de la facilité et sa prétendue liberté ne se laisse pas aisément conquérir. Certes aujourd’hui bon nombre de ses possibilités techniques laissent penser certains pseudo photographes qu’ils peuvent s’y « exprimer » plus librement qu’au moyen d’autres médiums. Néanmoins cette facilité libère souvent plus de tics et de tocs qu’elle n’incarne des élands profonds. Cindy Sherman le sait depuis longtemps. Pour éviter les facticités et les facilités elle affectionne tout particulièrement des compositions incongrues et ambiguës à travers ses nombreuses séries de déguisements qui sont autant d’autoportraits. Elle y soulève d'importantes questions sur le rôle, l’identité et la représentation de la femme dans la société comme dans l’art.
La photographe est née 1954 dans une banlieue new-yorkaise. Contrairement à grand nombre d'artistes photographes, le climat familial n'inspire pas sa vocation. Elle doit se contenter de feuilleter parfois l'unique livre d'art de la bibliothèque parentale, présentant les 101 plus beaux tableaux du XXe siècle.. Toutefois elle décide d'entreprendre des études artistiques à l'Université de l'état de New York, à Buffalo. Très vite la peinture l’ennuie « …il n'y avait rien à dire de plus. Je me contentais de copier méticuleusement d'autres œuvres, et j'ai réalisé qu'il aurait alors suffi d'utiliser un appareil photo et de me consacrer à d'autres idées » dit-elle. D’autant qu’elle comprend ce que beaucoup de peintres cachent : à savoir que leurs œuvres sont construites à partir de photographies. A partir de ce constat elle décide d’en découdre avec le médium de base qui trop souvent avance masqué.
Elle se tourne donc vers lui et crée avec Robert Longo et Charles Clough un espace d'exposition indépendant : Hallwalls.
Elle s'installe à Manhattan et commence ses autoportraits.
Sa série en noir et blanc « Untitled Film Stills » ne jouit pas à sa sortie de la réputation qu’elle a acquise depuis. Cindy Sherman y revêt différents costumes. Elle joue sur les « clichés » d'une blonde déclinée sur divers registres : starlette pulpeuse ou consentante femme d'intérieur. Elle s'inspire des médias et de la pop culture et scénarise des vies de poupées, vulnérables et grimaçantes plus que Barbie.
Dans les années 80 elle continue d'explorer les glissements d'identité mais au moyen de clichés en couleurs. D’abord avec « Rear-Screen Projections », puis à travers « Centerfold » et « Fashion series ». Peu à peu elle se détache du discours féministe pur et dur qui sous-tendait ses premiers travaux. Dans « Fairy Tales » et « Disasters » la créatrice n'est plus forcément le modèle de ses photographies. Ses œuvres se rapprochent progressivement du fantastique et du grotesque. Corps morcelés de poupées ou de prothèses côtoient la moisissure, le vomi et autres substances inspirant le dégoût.
L’artiste en tant que modèle et en tant que sa propre égérie ressurgit toutefois dans la série « History Portraits ». Elle y pastiche l'univers de tableaux de maîtres et entame (ce que reprendra à son compte Nan Goldin avec ses « Scophilia » seulement en 2011 !). Un peu plus tard elle s’efface de ses « Sex Pictures » dont les modèles ne sont que poupées ou prothèses décharnées et disposées dans des postures pornographiques photographiées plein cadre.
Cindy Sherman définit ses photographies comme « conceptuelles ». Cependant, ni théories ou écrits esthétiques ne confirment cette définition. Déclinées en séries, ses photographies révèlent des préoccupations axées autour de la place de la femme dans la société. Les déguisements qu’elle choisit pour certaines séries ne renvoient pas à des personnages ou à des histoires particulières. Ils suggèrent plutôt des figures génériques d’une mythologie ou iconographie populaire comme le furent jadis les personnages du Carnaval de type vénitien ou de la Commedia dell’arte. Par ce biais la photographe explore dans la culture populaire principalement véhiculée par les mass media et le catalogue des clichés qui façonnent notre identité et notre façon de voir les images.
Chaque portrait ou autoportrait et chaque mise en scène sont des signes de failles qui parcourent la culture occidentale jusque dans ses ombres. Le corps de la femme émerge loin de son statut de machine à fabriquer du fantasme ou d’écrin à hantises. Il devient une enveloppe où se cachent d’autres secrets que ceux qu’imaginent les extases masculines. L’artiste en inverse les effluves. « Le passé ne passe plus dans mes œuvres, elles sont créées contre lui pour des extases négatives» explique Cindy Sherman. Les hypothèses désirantes déraillent. La créatrice mobilise le corps féminin en tant que contre feu face à l’imaginaire machiste.
Jean-Paul Gavard-Perret