Des millions de fiches cartonnées sur les traces de vies arrachées

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Article paru dans "Le Figaro",le 29/04/08

Johannes Gross a mis plus de deux ans à en savoir un peu plus sur son grand-père. La trace de Godel Herschlikowitsch, né le 27 novembre 1899 à Zlocew, en Pologne, se perd le 19 avril 1943, alors qu’il vient de monter à Malines en Belgique dans un convoi à destination d’Auschwitz.

«A l’époque, il avait 40 ans. J’avais l’espoir qu’il ait pu avoir survécu d’une façon ou d’une autre», raconte le jeune avocat. En août 2005, il se tourne donc vers le centre de recherches des archives nazies de Bad Arolsen, dans le centre de l’Allemagne. «En novembre 2007, j’ai finalement reçu une lettre. Le centre de recherches avait de nouvelles informations. Mon grand-père avait reçu le matricule 52 883 à son arrivée à Auschwitz. Il n’avait donc pas été immédiatement gazé à l’arrivée. Il a dû travailler.» Depuis la fin de la guerre, les archives de Bad Arolsen permettent aux victimes du nazisme et à leurs descendants de retrouver la trace de parents disparus ou tout simplement de faire-valoir leurs droits à des indemnités.

Encre passée. Depuis fin 2007, les archives de Bad Arolsen sont également accessibles aux chercheurs, après des décennies de tiraillements entre les onze pays (Etats-Unis, Israël, France, Grande Bretagne…) chargés de la conservation des documents.

Cinquante millions de fiches cartonnées concernent 17,5 millions de personnes. 25 kilomètres de documents se trouvent là, dans d’anciens bâtiments militaires épargnés par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Les documents à l’encre passée proviennent de 50 camps de concentration et camps de la mort, des archives de la Gestapo et des SS, des centres d’expérimentations médicales ou des usines employant des travailleurs forcés, disséminés aux quatre coins du Reich.

L’absurde et l’énormité du système nazi sont résumés là. On y trouve l’original du registre des décès de Buchenwald, la liste des 300 personnes tuées par balles entre 11 h 20 et 11 h 54, le 20 avril 1942 à Mathausen, pour les 53 ans d’Hitler. Un autre document recense le nombre de poux trouvés sur la tête de tous les prisonniers du camp de travail de Gross-Rosen en Pologne… Un peu plus loin, est conservée la fameuse «liste de Schindler», du nom de cet entrepreneur allemand qui a sauvé de la mort les 1 200 prisonniers juifs qu’il employait au titre du travail forcé. Le nom de Annelies Maria Sara Frank figure sur un registre de déportés néerlandais.

Les historiens sont aujourd’hui partagés sur la valeur des documents. «Il est probable qu’on retrouve ici des informations relatives aux trois millions de victimes encore inconnues», espère-t-on au mémorial Yad Vashem à Jérusalem. «On a ici la preuve écrasante que l’holocauste a existé, insiste Paul Shapiro, le directeur du centre de recherches du mémorial de l’Holocauste de Washington, qui militait depuis des années pour l’ouverture des archives aux historiens. Dix-sept millions de personnes ont été tués ou victimes du travail forcé. Quel meilleur argument à jeter à la face de quelqu’un comme le président iranien, qui prétend qu’il y a tout au plus eu peut-être quelques milliers de victimes ?»

«L’ouverture des archives permettra enfin de se livrer à un véritable travail de recherche sur certains groupes de victimes telles que les homosexuels, sur lesquels on ne sait aujourd’hui encore presque rien», estime pour sa part le directeur de la Fondation des lieux de mémoire du Brandebourg.

Wolfgang Benz, historien spécialiste du nazisme à l’université technique de Berlin relativise les choses. «Les archives de Bad Arolsen sont une sorte de bureau de l’état civil nazi. Vous y apprendrez qu’Abraham X ou Y était dans tel ou tel ghetto, avec de la chance, vous en saurez un peu plus, vous saurez qu’il exerçait la profession de boucher à Varsovie… Pour le reste, il n’y a là ni le plan secret de Hitler sur la solution finale, ni les carnets de tel ou tel dignitaire nazi.»

Pendant des années l’Allemagne a évoqué la «nécessité de protéger l’intimité des victimes» et refusé l’ouverture des archives aux chercheurs. «On retrouve là la trace des avortements subis par des prisonnières du travail forcé, explique Reto Meister, le directeur du centre. Ce sont des informations très intimes.» Certains historiens américains sont persuadés que l’Allemagne a en fait longtemps cherché à protéger les nazis qui se cacheraient sous l’identité de victimes décédées.

Puzzle familial. Chaque année, plusieurs centaines de milliers de personnes s’adressent toujours au centre de Bad Arolsen, pour s’enquérir du destin d’un ancêtre ou justifier une demande d’indemnisation. Le flux des requêtes a même redoublé depuis la chute du Mur. 240 000 nouvelles demandes d’informations sont parvenues à Bad Arolsen en 2006. Comme Johannes Gross, ce sont de plus en plus souvent les petits-enfants, voire les arrière-petits-enfants des victimes qui espèrent en savoir un peu plus sur leurs origines.

Johannes Gross ne s’est que tardivement intéressé au destin de son grand-père Herschlikowitsch. «Je n’ai appris l’existence de ce grand-père juif qu’à 25 ans, raconte l’avocat. Mon père ne parlait jamais de sa famille. Je savais juste qu’ils étaient morts pendant la guerre. Bien sûr, je me doutais de quelque chose. Mais mon père ne parlait que par bribes…»

Le puzzle familial se reconstitue lentement. Godel Herschlikowitsch quitte sa Pologne natale au début des années 20, en compagnie de son frère Aron David. Godel aura deux enfants avec une Allemande non juive, Wilhelmine Gross. «Mes grands-parents ne se sont jamais mariés, je ne sais pas pourquoi», raconte Johannes Gross. Le nazisme les chasse en Belgique où les frères Herschlikowitsch sont arrêtés en janvier 1943, internés à Mecheln, puis déportés.

Du grand-père paternel de Johannes Gross ne restent aujourd’hui qu’une poignée de lettres, un courrier officiel l’intimant de quitter l’Allemagne avant le 1er septembre 1939, un carnet de notes professionnel. Et la photocopie de documents nazis conservés à Bad Arolsen.

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