André Chargueraud

Marc-André Charguéraud.
Né en 1924 à Paris dans une famille de fonctionnaires.
Père de quatre filles.
Engagé volontaire dans l’armée française après la Libération de Paris en 1944.

Diplômé de Science-Po Paris.
Licence de droit de la faculté de Paris.
Master of Business Administration de l’université de Harvard.

5 années aux Etats Unis : université et études de marché pour des entreprises françaises.

Compagnie des Machines Bull puis Bulle-General Electric :
Directeur commercial de Bull Belgique.
Directeur général de Bull Deutschland.
Directeur général adjoint au siège responsable des activités commerciales.

Fondateur et PDG de Gemini, une start up de logiciel informatique. Devenu par des fusions successives Cap-Gemini, côté au CAC 40.

PDG de SGS Genève, leader mondial des services d’inspection, de contrôle et de certification de marchandises.

A ma retraite : Président des Conseils d’administration de La Genevoise Assurance, de la Banque Unigestion, des Editions Labor et Fides, fondateur et vice-président du Musée international de la Réforme à Genève.

Depuis 15 ans auteur de dix livres qui sont des synthèses grand-public. Ils traitent de l’attitude pendant la Shoah des communautés religieuses, des peuples et des gouvernements occidentaux.

Les articles de André Chargueraud

1940 – 8 septembre 1943 : Période où les Italiens n’ont pas déporté de Juifs vers la mort

1940 – 8 septembre 1943 : Période où les Italiens n’ont pas déporté de Juifs vers la mort

1940 – 8 septembre 1943     :Pendant cette période, les Italiens  n’ont pas déporté de Juifs vers la mort.

Une affirmation surprenante quand on connaît l’antisémitisme affiché par Mussolini.

Le 8 septembre 1943, le Royaume d’Italie signe un armistice avec les Alliés qui ont conquis le Sud du pays. Immédiatement les Allemands occupent le nord de la péninsule et y proclament une République sociale. La Shoah commence avec la participation des autorités et de la police italienne. 7 500 Juifs italiens seront victimes de la Shoah.

Le « problème juif » n’est pas aigu en Italie car le pourcentage de Juifs dans la population est très faible : 1 pour 1 000[1] 45 000  dont quelque  10 000 étrangers. Les Juifs italiens sont dans le pays depuis longtemps et sont bien intégrés. 40% sont mariés à des épouses aryennes, ce qui dénote une bonne assimilation.[2] A plusieurs reprises les Allemands ont demandé à Rome une politique plus rigoureuse envers les Juifs, sans résultats. Les Italiens savaient que Berlin au-delà des remontrances n’interviendrait pas. L’ambassade d’Allemagne à Rome avait des ordres stricts d’éviter toutes actions qui pourraient mettre en péril les relations amicales entre l’Italie et l’Allemagne. Il était impensable d’évoquer un sujet aussi inflammable que la question juive.[3]

A l’exemple des Nazis, Rome promulgue en novembre 1938 une série de lois raciales. Les Juifs ne peuvent plus exercer leurs professions, être propriétaires au-dessus d’une certaine valeur, être employés dans la banque, l’assurance et l’administration, envoyer leurs enfants dans des écoles publiques, se marier ou employer des non juifs. Tous les Juifs étrangers doivent être expulsés.[4]

Heureusement, « à l’italienne », il est prévu de nombreuses exemptions pour les Juifs de nationalité italienne. L’une permet aux Juifs méritants ou jouissant d’un statut civique important d’obtenir une exemption pour eux et leur famille.[5] Mieux encore qu’une simple exemption, une commission peut arbitrairement déclarer si l’on est juif ou pas.[6] Ici les relations et les « générosités » obtiennent des résultats. Pendant cette période, sous la pression des mesures raciales, au moins six mille Juifs émigrèrent et autant se convertirent.[7]

Il n’en est pas allé ainsi pour les Juifs étrangers. En septembre 1939, 6 500 avaient été forcés de quitter le pays. Ils furent en partie remplacés par plus de 3 000 réfugiés en provenance d’Allemagne, de Pologne, de Roumanie et d’Autriche. Les frontières avaient pourtant été fermées en août mais de « sympathiques » garde-frontières fermèrent les yeux.[8] A la déclaration de guerre, ils furent tous internés dans des camps plus que précaires qu’ils durent aménager eux-mêmes.

Les Italiens avaient refusé de déporter les Juifs présents en Italie. Ils vont plus loin en protégeant les Juifs qui vivent dans les territoires étrangers qu’ils ont conquis. La Croatie en est un bon exemple. Dès le début 1941 les troupes italiennes occupent une grande partie du littoral de ce pays. Elles empêchent les Oustachis du dictateur croate Ante Pavelic de s’emparer des quelque 3000 Juifs y vivant. Les Allemands demandent à Mussolini de coopérer avec le dictateur. Il leur assure le faire, mais localement tout est mis en œuvre pour retarder toute action. En 1942 les Allemands demandent la livraison de ces Juifs. Les Italiens utilisent les manœuvres dilatoires dont ils sont experts. Mieux, à la mi 1943 prévoyant leur propre retrait, ils transférèrent quelques milliers de Juifs à l’abri dans l’île d’Arbe à quelques kilomètres du continent.[9]

Une situation semblable se présente en Grèce. A l’automne 1941 la partie Nord et la Crête avec 55 00 Juifs est occupée par les Allemands, le Sud où vivent 13 000 Juifs par les Italiens. Entre mars et août 1943 45 000 seront envoyés à la mort à Auschwitz Birkenau de la principale ville de la zone allemande, Salonique. A Athènes et dans le reste de la zone italienne aucune déportation n’eut lieu. Mieux, des militaires italiens se rendent à Salonique. Ils transfèrent vers leur zone les Juifs de nationalité italienne qui s’y trouvent. Les Allemands laissent faire.[10]

A la mi-novembre 1942, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, les armées allemandes et italiennes occupent la zone libre française. La zone italienne s’étend alors de la Côte d’Azur au Dauphiné et à la Savoie. Un havre de paix et de liberté pour les Juifs. S’opposant aux Allemands et au gouvernement de Vichy, les Italiens vont courageusement multiplier les mesures de protection de la population juive présente dans leur zone d’occupation. Pas un seul Juif ne sera livré aux Allemands.

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023

1940-1945 : De nombreux Français ont participé au sauvetage de 200 000 Juifs

1940-1945 : De nombreux Français ont participé au sauvetage de 200 000 Juifs

1940-1945 : De nombreux Français ont participé au sauvetage de 200 000 Juifs.[1]

Très souvent les intervenants se sont succédés pour assurer le salut des Juifs pourchassés. Une chaîne de sauveteurs s’est mise en place.

Marc-André Charguéraud

Dans un premier temps, ce sont des organisations juives ou non juives qui fournissent les précieux papiers sortant de nombreux juifs du ghetto administratif dans lequel les recensements les ont enfermés.[2] Elles aident ces nouveaux clandestins, forts d’une nouvelle identité, à trouver un nouveau refuge. Là, pour assurer une structure d’accueil à de nombreux fugitifs, le relais sera pris par des institutions, et plus souvent encore par des familles. Cet accueil a fréquemment duré des mois, voire des années, une longue cohabitation qui, même dans des circonstances normales, pose des problèmes relationnels difficiles. A cette époque, ils sont portés à leur paroxysme du fait des restrictions draconiennes qui régissent la vie quotidienne et de la peur d’être découvert qui continue à planer sur tous.

Ce sera le cas de nombreux Juifs étrangers, sans relations, sans ressources. Le comportement, les habitudes, l’habit et le langage les rendent facilement repérables et très vulnérables. Un soutien efficace est hérissé de difficultés parfois insurmontables. Pour un Juif allemand, il est possible d’établir des documents le faisant passer pour un Alsacien, mais pour un Polonais dont la langue maternelle est le yiddish, il n’existe pas d’équivalent.[3] Or la qualité des nouveaux papiers est essentielle. Il faut qu’ils passent l’examen de la police. Comment, en ces temps dramatiques, trouver des gens prêts à recevoir une famille d’étrangers avec plusieurs enfants ? Il est aussi impératif d’assurer une aide financière qu’il faut trouver et ensuite faire parvenir au bénéficiaire, une pratique dangereuse pour la famille destinataire en clandestinité qui risque ainsi d’être repérée.

D’autres Juifs ont survécu par leurs propres moyens. Il s’agit principalement de Juifs nationaux, bien intégrés dans la nation, possédant des relations et une assise financière. La plupart se sont fait recenser et leurs papiers sont estampillé d’un grand “ J ”. Ils doivent, eux aussi, se procurer une nouvelle carte d’identité, d’alimentation, de textile, de tabac, obtenir une autorisation de séjour et pour ceux qui veulent travailler un certificat de résiliation de travail sans lequel ils ne peuvent postuler pour un emploi.[4] En priorité, ils choisiront de vivre dans l’anonymat relatif de grandes villes.

Dans les petites agglomérations tout le monde se connaît, s’épie. La famille juive qui vient d’arriver est suspecte et la curiosité l’emporte. L’identification ne tarde pas. Le danger ne vient pas seulement d’une dénonciation ou d’une jalousie toujours possible, mais aussi d’une indiscrétion parfois enfantine. En ville la menace n’est pas absente. Se loge-t-on dans un appartement vacant qu’il faut obtenir la complicité de la concierge et de sa famille et le silence des voisins.[5] Une situation très précaire. La sécurité est subordonnée au bon vouloir toujours incertain des autres. Cette sujétion avilissante se double d’une tension nerveuse intenable.

Il ne faut pas oublier que la concierge qui n‘annonce pas l’arrivée d’un clandestin, la famille qui l’héberge, les dirigeants d’une institution qui l’accueille, se mettent eux aussi dans l’illégalité. Les Juifs n’avaient pas de choix. Ils étaient pour les nazis l’ennemi à abattre qui cherche dans la clandestinité son salut. Celui qui les abritait était libre de son choix. Il a opté de devenir complice, d’entrer dans l’illégalité non pour se protéger lui-même mais pour se porter au secours de son prochain. Il en va de même pour ceux qui ont accompagné et on fait passer la frontière suisse ou espagnole. Ils sont nombreux ces hommes et ces femmes qui bravèrent le danger et ont été arrêtés, parfois fusillés sur place, souvent déportés pour tenter de sauver leur prochain.[6]

Peut-on estimer la masse des Français qui se sont portés au secours des Juifs pourchassés, d’évaluer les nombreux Français arrêtés, souvent déportés, parfois assassinés pour avoir tendu la main aux fugitifs. Asher Cohen, le grand historien israélien, décrit cet engagement lorsqu’il écrit que « l’histoire du sauvetage est plus composée de faits individuels que de l’action des institutions », c’est l’addition de milliers d’histoires particulières qui n’ont pas été enregistrées et ne laissent le plus souvent de trace que dans la mémoire individuelle. Mais ce serait manquer à la vérité historique de ne pas en faire état parce qu’elles n’ont pas laissé de traces dans les archives.[7] C’est tellement vrai qu’aux quelque 1 600 Français ayant reçu du Yad Vashem le titre de Juste parmi les nations pour avoir sauvé un ou plusieurs Juifs, il faudrait selon Lucien Lazare ajouter de 5 000 à 10 000 Justes supplémentaires. [8] Il y aurait parmi eux tous ceux qui ont disparu avec les Juifs qu’ils aidaient. Le Dictionnaire des Justes n’en liste qu’un petit nombre, car personne n’est plus là pour rapporter leurs actes d’abnégation. Ils ont été oubliés et aucune recherche en profondeur n’a été entreprise pour tenter de les sortir de l’ombre. L’information trop rare rend la tâche particulièrement ardue.

Ce sont les grandes rafles de l’été 1942 qui ont alerté les Juifs et qui ont fait prendre à la population la mesure du drame. A la fin de cet été, où la surprise joua pleinement, quelque 250 000 Juifs se trouvaient encore en France.[9]Marqués par l’étoile jaune, 75 000 vivaient officiellement inscrits sur les listes de la police. 175 000 Juifs se terraient d’une façon ou de l’autre. Plusieurs dizaines de milliers de ces clandestins ou semi clandestins ont été aidés ou secourus par des non-juifs.[10] Pour un Juif caché, hébergé, nourri, assisté ou soigné, combien d’hommes et de femmes devaient oeuvrer dans l’illégalité ? Une, deux, trois ou plus ? En tous cas plusieurs étaient en contacts avec le proscrit. Avec les risques que cela comportait, ce sont donc des dizaines, voir plus d’une centaine de milliers de Français qui ont participé directement ou indirectement au sauvetage de ces Juifs.[11]

Entre le 1er octobre 1942 et la Libération, 36 000 Juifs ont été déportés de France vers les camps de la mort.[12] On peut penser que 15 000 de ces victimes ont été arrêtées parmi les « Juifs officiels » qui étaient restés chez eux. 21 000 auraient été « débusqués » de leur cache. Combien de ceux qui les hébergeaient ont été arrêtés en même temps qu’eux ? Un quart, soit 5 000, le tiers 7 000, personne ne peut l’estimer. Mais la Gestapo secondée par des milices était brutale, sans merci, pour ceux qui abritaient des ennemis du Reich. Combien, à la suite de l’emprisonnement, ont été exécutés sur place, combien ont été déportés ? Quelques milliers certainement. Ils figuraient parmi les 63 000 Français non-juifs déportés pendant l’occupation dans les camps de concentration allemands. Leur dévouement et leur sacrifice ont été souvent sous-estimés, parfois même oubliés.

Les conclusions de François et Renée Bédarida sont éloquentes :« C’est la protection au sein de la population française qui a permis de soustraire les trois quarts des Juifs au destin fixé pour eux par la solution finale.»[13]« Le sauvetage de plus de 200 000 vies juives ne s’est accompli que parce que la population française y a largement participé. »[14]

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023

 

[1] BENSIMON. p. 114. L’auteur arrive à un chiffre de 190 000 auquel il convient d’ajouter les 60 000 Juifs qui ont émigré pendant l’occupation, ce qui porte le total de survivants à 250 000.

[2] A titre d’exemple, KAPEl,p. 10. En 1943, les Mouvements de jeunesse sionistes ont fourni des papiers d’identité à 25 000 personnes. ZUCCOTTI 1993, p.141. Une seule imprimerie des Amitiés chrétiennes produira en trois ans 30 000 cartes d’identité et 50 000 cartes d’alimentation.

[3] LATOUR, p.128.

[4] IBID.

[5] C’est le cas de tous les clandestins, Juifs ou pas.

[6] Il y a aussi ceux qui agirent par vénalité. Heureusement une minorité.

[7] REMOND introduction à Asher COHEN 1993.

[8] GUTMAN, 2003. LAZARE 1993, p. 27.

[9] En fin juin 1940  330 000 Juifs vivaient en France. 45 000 ont émigré. 38 000 ont été déportés. Il reste donc 247 000 survivants en fin septembre 1942 ( arrondi à 250 000 ).

[10] La très grande majorité était des étrangers avec leurs enfants. Ils étaient sans ressources et sans toit.

[11]  Sauvetage qui fut provisoire pour un certain nombre, arrêtés malgré tout.

[12]  KLARSFELD 2001, p. 1916.

[13] AZEMA et BEDARIDA,vol. II p. 181.

[14] BENSIMON, p. 114. L’auteur arrive à un chiffre de 190 000 auquel il convient d’ajouter les 60 000 Juifs qui ont émigré pendant l’occupation, ce qui porte le total de survivants à 250 000.

1941-1945 : christianiser des enfants juifs pour les sauver ou par prosélytisme ?

1941-1945 : christianiser des enfants juifs pour les sauver ou par prosélytisme ?

1941-1945. Christianiser des enfants juifs pour les sauver ou par prosélytisme ?

Un dilemme pour certains chrétiens, un abus selon quelques historiens. A l’époque, les déclarations des plus hautes autorités chrétiennes et juives répondent à cette problématique.

Marc-André Charguéraud

En France, à la suite de la déportation de leurs parents, plus de 10 000  jeunes juifs se sont retrouvés seuls. Ils ont été accueillis par des organisations et des familles chrétiennes, laïques ou juives.[1]

Ces enfants ont dû s’intégrer à leur nouveau cadre de vie. Le petit juif doit désormais dans de nombreux des cas se comporter, réagir comme un petit chrétien et ses camarades doivent ignorer ses origines juives.[2] C’est le prix de sa sécurité et celui de tous ceux qui l’ont recueilli.[3]

L’enfant doit être entraîné pour que son attitude, ses réflexes, ne le trahissent pas.
Ne pas sursauter à l’appel de son ancien prénom, savoir répondre aux questions élémentaires sur son nouveau passé, avoir appris un minimum de rites religieux chrétiens.
L’enfant doit apprendre à vivre avec de faux documents, une nouvelle carte d’identité, un faux certificat de baptême. Le problème, c’est d’évaluer où se trouve la césure entre le factice et le réel, entre la comédie et la conviction. L’enfant va-t-il jouer un rôle provisoire et retrouver plus tard ses racines juives ou se fondre dans un moule chrétien où il risque de perdre son judaïsme ?

Le nœud du débat c’est de savoir si l’enfant n’a pas sciemment été conduit vers une conversion formelle par les chrétiens qui l’ont pris en charge ? Pour un pratiquant catholique, il n’y a pas de salut en dehors de la Nouvelle Alliance.[4] Il est essentiel de sauver de l’enfer ce jeune être qui leur a été confié. « La volonté de convertir n’avait d’autre moteur que l’amour du prochain ou la crainte de subir un châtiment immérité pour le cas où ces jeunes âmes n’auraient pas été mises dans le bon chemin ».[5]

L’aumônerie générale israélite, après avoir visité plusieurs maisons d’accueil catholiques et protestantes conclut : « Ces œuvres, si méritoires soient-elles, ne sont qu’un moyen ; le but est la propagande religieuse et le prosélytisme ».[6] Le 13 mars 1942, le président du Consistoire central atténue ce propos. « Jamais le Judaïsme ne pourra être assez reconnaissant de tout ce que font pour nous sans aucune arrière pensée, prélats, prêtres, pasteurs et fidèles, catholiques et protestants. Ma gratitude s’adresse spécialement au prince de l’Eglise, compatissant et charitable à toutes nos infortunes... »[7] Ne doit-on pas reconnaître que les religieux accueillent de jeunes juifs dans leurs établissements, les familles catholiques les hébergent dans leurs foyers avant tout pour les cacher et éviter leur arrestation ? C’est dans un deuxième temps, après le sauvetage physique qu’ils pensent au salut de l’âme.

La hiérarchie catholique est intervenue de façon claire pour éviter toute dérive.
Si un certificat de baptême peut sauver un enfant, l’Eglise doit le délivrer. Mgr Angelo Roncalli qui devint Jean XXIII le recommande.

En août 1944, délégué apostolique en Turquie, il fait parvenir à Budapest, encore occupée par les Allemands, des milliers de certificats de baptême destinés à sauver des vies et non à obtenir des conversions.[8] 

A un membre de la Croix-Rouge hongroise qui souligne que ces documents contrefaits violent la Convention de Genève, Mgr Angelo Rotta, nonce apostolique à Budapest, répond : « Mon fils, vous ne devez pas avoir le moindre problème de conscience, car venir au secours d’un homme ou d’une femme est une vertu. Continuez votre travail pour la gloire de Dieu».[9] C’est ce que firent  en 1943 et 1944 les pères de Sion à Paris. Ils baptisaient à tour de bras sans que cela nécessitât une instruction religieuse. La priorité était de sauver des personnes en leur fournissant des certificats de baptême authentiques ».[10] Authentiques dans la forme, ces certificats sont parfaitement faux sur le fond, car ils ne correspondent pas à la moindre conversion.

S’il s’agit de baptêmes qui concrétisent une véritable conversion d’enfants, les instructions des autorités catholiques nationales sont précises.

En France les évêques interdisent de baptiser les enfants juifs dans la mesure où on ne peut obtenir l’assentiment des parents.[11] Quelle est la valeur morale d’un assentiment donné dans de telles circonstances ?
Quelle mère, quel père, s’ils sont encore là, n’aurait pas été d’accord s’il s’agit de sauver son enfant d’une arrestation funeste ? La prise de position en Belgique est plus stricte. Le cardinal van Roey est catégorique : « Dans une lettre pastorale il interdit formellement pour des raisons morales et spirituelles toute tentative pour faire pression sur les enfants pour qu’ils changent de religion alors qu’ils sont cachés dans des couvents ou d’autres institutions catholiques ».[12]

Le pasteur du Chambon-sur-Lignon André Trocmé suit la même ligne. Il écrit :
« Pendant l’occupation pas un seul enfant n’a reçu d’enseignement chrétien abusif. Ne pas respecter la conscience des enfants qui nous ont été confiés par des parents quelquefois disparus depuis, c’eût été vraiment un abus. »[13] Ce que rapporte l’abbé Glasberg après la guerre va dans le même sens : « Mgr Théas s’est toujours vivement opposé à la tendance des prêtres et des religieuses qui cherchaient à profiter des circonstances pour faire des conversions parmi les enfants et les adultes qu’ils cachaient ».[14]

Il est certain qu’il y eut des conversions abusives. Leur ampleur varie suivant les historiens. Pour l’historien Maurice Rajsfus « des centaines, peut-être des milliers d’enfants juifs seront convertis, pas seulement pour assurer leur protection ».[15] L’historienne Sabine Zeitoun reste dans un flou prudent des chiffres, mais s’en explique lorsqu’elle écrit : « On établira sans conteste qu’un grand nombre d’enfants, dont le chiffre est difficile à évaluer en raison même de la disparition des familles, ont été purement et simplement convertis au catholicisme ».[16]

Le grand historien de l’Holocauste, Yehuda Bauer, est plus précis. Il constate que « des institutions catholiques ont cherché à convertir des enfants juifs. 100 cas prouvés existent et il doit y en avoir eu un plus grand nombre (...) Mais dans l’ensemble on peut dire que l’Eglise catholique ne fit pas un mauvais usage de cette possibilité ».[17]

Georges Garel, un juif, fut en zone sud le principal acteur du sauvetage d’enfants.[18]
Son témoignage n’en a que plus de poids. Même si les termes qu’il choisit peuvent sembler excessifs, ils pondèrent de façon pertinente les facteurs en jeu. Après la guerre, il écrit que ces conversions sont « d’une importance absolument négligeable par rapport aux services rendus par les représentants du catholicisme et du protestantisme et aux risques qu’ils acceptaient de courir ».[19] Ce qui n’excuse pas nombre de conversions réalisées au seul nom du salut de l’âme.

La guerre terminée, ces conversions ont souvent constitué un obstacle au retour des enfants au judaïsme. Toutefois, même sans conversion, les liens affectueux tissés entre les adultes et les enfants qui vivent ensemble de longs mois, des années, ont rendu difficile et pénible leur restitution à des membres de leurs familles qui ont survécu. L’« affaire des enfants Finaly » qui a duré de 1945 à 1953, montre jusqu’où ces conflits peuvent hélas mener.[20]

Quel que soit le nombre des conversions, on comprend l’inquiétude des communautés juives. Dans la situation catastrophique qui prévalait, il était essentiel de préserver et d’encourager le judaïsme des jeunes.

Ce sont eux qui assureront la continuité de la communauté et le renouveau de la religion juive après la guerre.

C’est ce qu’explique un groupe sioniste belge au Centre de Documentation Juive (CDJ) le 28 avril 1944 : « Trop de millions de Juifs ont péri dans cette guerre pour que nous ne cherchions pas à sauver non seulement des êtres humains, mais des enfants juifs pour qu’ils puissent être élevés dans l’esprit national religieux ou laïque, esprit de leurs parents peut-être disparus pour toujours ».

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023.

 

 

[1] Jusqu’à l’occupation de la zone libre en novembre 1942, les organisations juives ont opéré ouvertement, puis clandestinement après. Les difficultés que cela entraîne ont limité les possibilités d’accueil sur la durée

[2] A l’époque, même dans les institutions laïques, les Français sont catholiques dans leur grande majorité.

[3] L’hébergement d’un Juif non déclaré était passible d’emprisonnement.

[4] Il faudra attendre Vatican II en 1965 pour que cette position soit modifiée : « Dieu le salut de tous ».

[5] RAJSFUS, p. 114.

[6]  DUQUESNE, p. 289.

[7]  IBID.

[8] MORS, p. 366.

[9] GRAHAM et LICHTEN, p. 35. Contrefaits, ils ne correspondaient pas à une conversion.

[10] RAJSFUS, p. 128.

[11] ZEITOUN,. p. 206.

[12] DEQUETER, in MICHMAN, p.238.

[13] LATOUR, p. 135.

[14] RAJSFUS,  p. 310. L’abbé Glasberg un des fondateurs des Amitiés chrétiennes.  Mgr Théas évêque de Montauban.

[15] IBID,, p. 12.

[16] ZEITOUN, p. 189. Evaluation d’autant plus difficile que la limite entre conversions formelles et simulées est impossible à établir.

[17] BAUER 1981, p. 249.

[18] George Garel fut le directeur du sauvetage des enfants juifs au sein de l’Oeuvre de Secours aux Enfants.

[19] RAJFUS, p. 318.

[20] Voir « Affaire Finally » sur internet. Les enfants n’ont été baptisés qu’en 1948.

1942-1944  : CICR « Ne rien faire et ne pas protester est inadmissible.»

1942-1944  : CICR « Ne rien faire et ne pas protester est inadmissible.»

1942-1944 : CICR « Ne rien faire et ne pas  protester est inadmissible. »[1]

Le dilemme est posé. Comment évaluer le moment où les secours deviennent impossibles et les protestations doivent prendre le relais ? A partir de quelle intensité des déclarations politiques peuvent-elles mettre en péril une activité humanitaire en cours ? Ces questions se posaient hier au CICR comme aujourd’hui.

Marc-André Charguéraud

« Je vous dis : ne rien faire et ne pas protester est inadmissible. Si vous ne protestez pas, vous devez agir. Si vous ne pouvez pas agir, vous devez protester

C’est ainsi que Gerhart Riegner, représentant du Congrès juif mondial à Genève, s’exprimait lors d’un entretien avec Carl Burckhardt, vice-président du CICR, le 17 novembre 1942. Prudent, Riegner ajoutait : « Si aujourd’hui, vous, le CICR, croyez que certaines actions soient de nouveau possibles, et qu’il y a des chances d’obtenir des améliorations de la situation sur le terrain, alors je ne vous pousse pas à protester.»[2]

Le dilemme est posé. Comment évaluer le moment où les secours deviennent impossibles et les protestations doivent prendre le relais ? A partir de quelle intensité des déclarations politiques peuvent-elles mettre en péril une activité humanitaire en cours ? Ces questions se posaient hier au CICR comme elles confrontent aujourd’hui les organisations humanitaires opérant dans des pays aux gouvernements autoritaires.

Les organisations juives américaines ont multiplié les demandes au CICR pour qu’il se porte au secours des Juifs internés dans les camps de concentration.

Les appels du Congrès juif mondial auprès du CICR de 1942 et jusqu'à la fin de 1944 sont nombreuses.

Il insistait pour que le CICR intervienne auprès des Allemands afin d’obtenir que le statut des détenus juifs soit assimilé à celui des prisonniers de guerre ou au moins que le CICR soit autorisé à leur apporter des secours dans les camps.[3]

Les Juifs auraient-ils été protégés par une extension aux détenus civils de la Convention sur les prisonniers de guerre de 1929 ? Le CJM de New  York semblait le croire, sinon il n’aurait pas constamment relancé le CICR à ce sujet. Riegner était plus réservé.

Il écrit dans ses mémoires : « Nous étions persuadés qu’on se heurterait à un refus chez les Allemands et que le CICR ne pouvait obtenir d’eux aucune concession directe. »[4]
Il ajoutait : « Nous (représentants du CMJ à Genève) avions l’impression qu’ils (à New York) ne comprenaient plus ce qui se passait. Leur attitude peut s’expliquer par un excès d’optimisme ou l’incapacité d’accepter le pire. Pour nous, à l’époque, c’était tout bonnement incompréhensible[5]

Richard Lichtheim, représentant de l’Agence juive à Genève, écrivit le 8 octobre 1942[6] : « Dans le cas de Hitler, rien de ce que nous pouvons ou d’autres pourront faire ou dire, ne l’arrêtera .(...) Hitler et ses SS dirigent actuellement sans partage l’Europe occupée et aucune force ne peut les arrêter ».[7] Et surtout pas la seule arme dont disposait le CICR, son poids moral, une notion totalement étrangère aux dirigeants nazis.

Quelques semaines plus tard, le 30 novembre 1942, Lichtheim reçut un télégramme de l’Agence Juive de Jérusalem lui demandant de pousser le CICR à intervenir pour arrêter les massacres d’enfants et de femmes juives en Pologne.»

Lichtheim répondit : « Comment pouvons-nous espérer que les nazis relâchent leur emprise sur les restes de la communauté juive encore entre leurs mains ? Il n’y a pas la moindre chance qu’une quelconque libération de femmes et d’enfants puisse être obtenue par la Croix-Rouge, l’Eglise ou par n’importe quelle autre organisation.»[8]

De fait, toutes les interventions du CICR se sont heurtées à des réponses négatives.
Pour Berlin les détenus civils (et parmi eux les Juifs) n’étaient que des criminels et des ennemis de l’Etat relevant uniquement de la police politique, la Gestapo.[9]

Un exemple. Le 30 mars 1942, le Comité international demanda à Berlin s’il était possible d’envoyer des secours aux internés juifs du camp de Compiègne.

Réponse, le 20 mai 1942, du Ministère des affaires étrangères allemand : «Le docteur Sethe regrette de devoir répondre par la négative; ces Israélites ont été déportés pour avoir essayé de porter atteinte à la sûreté de l’armée allemande; ils ne sont pas considérés comme internés, mais comme criminels, et échappent par conséquent à notre contrôle.»[10] Cette réponse reviendra continuellement : les Juifs arrêtés l’ont été sous l’accusation d’avoir commis des actes criminels, ils relèvent uniquement des Services de sécurité du Reich, ils sont entre les mains de la Gestapo et personne ne peut rien pour eux.

Fin 1942, une lettre du Dr. Marti, chef de la délégation du CICR à Berlin, reflète bien l’avis d’un homme du terrain qui était quotidiennement confronté aux nazis.

A propos d’une demande de secours pour les internés polonais, juifs ou non, il écrivit au siège : « Le gouvernement allemand n’acceptera pas vos secours pour des internés polonais dans les prisons ou dans les camps. (...) Des délégués du CICR ne seront jamais admis dans les prisons et les camps de concentration (...). J’ai déjà discuté de ces questions avec la Croix-Rouge allemande, à l’OKW et à l’Auswärtiges Amt, mais partout on se montre incompétent. On ne fait que nous répéter constamment : c’est l’affaire de la Gestapo[11]

Fallait-il alors protester ? La seule protestation fut une simple déclaration.

Pourquoi le CICR a-t-il attendu le 24 juillet 1943 pour lancer un appel solennel à tous les belligérants les « adjurant de respecter, même face à des considérations militaires, le droit naturel qu’a l’homme d’être traité selon la justice, sans arbitraire et sans lui imputer des actes qu’il n’a pas commis ? »[12]

Si la note s’adressait à tous les protagonistes, elle désignait pourtant très clairement les méthodes nazies. On était loin « d’une proclamation par laquelle le CICR condamnerait les crimes nazis commis contre les Juifs », comme le préconisait Riegner en novembre 1942.[13]

Ce type de proclamation aurait eu sans l’ombre d’un doute des réactions négatives de Berlin.

Il ne faut pas oublier que le CICR envoyait 2 000 wagons de secours par mois vers les camps qui abritent des centaines de milliers de prisonniers de guerre alliés. I

l est donc très dépendant de la bonne volonté des Allemands qui pouvaient à des degrés différents empêcher le bon déroulement des opérations.
Le CICR ne peut rien exiger, il ne peut que solliciter, voire implorer.

Les Alliés en étaient très conscients.

Pour eux, la protection de leurs soldats prisonniers était prioritaire.

C’est pourquoi ils n’ont jamais demandé au CICR de faire des déclarations politiques qui auraient pu entraver son activité en Allemagne. Yehuda Bauer, un des meilleurs historiens de l’Holocauste, explique que « les Alliés n’avaient rien contre l’idée d’une protection des détenus juifs par la Croix-Rouge internationale, mais (...) ils n’intervinrent pas dans ce sens auprès d’elle, entre autres, ceci est certain, parce qu’ils craignaient un détournement vers les Juifs de l’aide humanitaire, au détriment de leurs soldats en captivité. »[14]

Il est essentiel de bien distinguer entre le politique et l’humanitaire. En forme de reproche, c’est ce que dit Riegner lorsqu’il écrit que le CICR préférait « l’attitude purement philanthropique, beaucoup plus modérée, révérencieuse et discrète du JOINT à celle plus politique du Congrès Juif mondial. » Les politiques se trouvaient à l’abri en pays alliés ou neutres, les caritatifs opéraient sur le terrain, en territoires occupés par les Allemands, avec tous les risques et les contraintes que cela comporte. On comprendra que la marge d’intervention des organisations caritatives était limitée.

Ces explications de l’attitude du CICR n’ont pas satisfait de nombreux observateurs d’après-guerre qui estimaient qu’il eut été malgré tout nécessaire d’utiliser le poids moral et humanitaire du CICR pour essayer d’alléger le sort des victimes.

Ils ont jugé le silence du CICR coupable. Un silence qui pour certains équivalait à se rendre complice de la « solution finale.»[15] Il n’en reste pas moins que, sans proférer de menaces, la formulation de l’appel aurait pu être plus précise et plus sévère et dénoncer avec plus de vigueur les violations des principes de la Croix-Rouge. L’appel aurait dû être répété à plusieurs reprises.

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023

 

 

 

 

[1] CICR Comité International de la Croix Rouge à Genève.

[2] RIEGNER, p. 204

[3] Apporter des secours alors que les Alliés refusaient tout financement ou envois de matériel au CICR. Voir l’article : 1940-1945  Alliés et Allemands rendent impossible le ravitaillement par le CICR des Juifs internés.

 

[4] R IEGNER. p. 201.

[5] LAQUEUR, p 236.

[6] Agence Juive pour la Palestine : exécutif de l’Organisation sioniste mondiale en Palestine.

[7] GILBERT 1981, p. 82.

[8] IBID, p. 91.

[9] FAVEZ, p. 26.

[10] BUGNION, p. 89 et 141.

[11] FAVEZ, p. 225 OKW : Haut commandement de l’arnée allemande. Auswärtiges Amt : Affaires étrangères.

[12] COMITE INTERNATIONAL de la CROIX-ROUGE, mai 1948,.p. 640.

[13] RIEGNER, p. 201

[14]  BAUER 1996, p. 349.

[15] LAQUEUR, p.77.

1941-1945. Priorité des priorités de Hitler : éliminer les enfants juifs

1941-1945. Priorité des priorités de Hitler : éliminer les enfants juifs

1941-1945. Priorité des priorités de Hitler : éliminer les enfants juifs.

Pour les nazis ils représentent des reproducteurs en puissance de la « peste juive » qu’il faut supprimer. Ils ont largement réussi leur pari infâme. Il ne faut jamais oublier que trois fois plus d’enfants que d’adultes ont été massacrés.[1]

Marc-André Charguéraud

Sur quelque 1 600 000 enfants juifs vivant en Europe continentale en 1940, on estime que 100 000 à 200 000 ont survécu, soit entre 6 et 12 %.[2]

Sur les 5 200 000 adultes juifs européens, 2 000 000 environ soit 38% sont en vie à la Libération.[3] Ils ont échappé à la catastrophe. 6 à 12% d’enfants survivants, 38% d’adultes, ces chiffres n’illustrent-ils pas l’acharnement mortel des nazis envers les jeunes Juifs ?

Que les enfants aient été plus fragiles que leurs aînés n’est qu’une partie de l’explication.
Certes les enfants sont plus nombreux à succomber dans les camps de transit, dans les ghettos, dans les transports vers les camps de la mort où ils sont systématiquement exterminés comme tous ceux qui ne sont pas aptes au travail, les vieux, les malades, les invalides.

Nombre d’enfants ont pu échapper aux arrestations. Ils ont été pris en charge par les populations locales, confiés par leurs parents avant leur arrestation imminente ou abandonnés, livrés à eux-mêmes au gré des drames. Ils sont plus faciles à cacher. Ils se fondent parmi les autres enfants et adoptent naturellement ou sont incités à pratiquer les usages et parfois les rites religieux pratiqués par leur milieu d’accueil, ce qui posera de nombreux problèmes à la Libération mais les sauvera.

Tout au long de sa carrière politique Hitler a manifesté sa volonté morbide d’éradiquer de la surface de la terre le peuple juif qu’il considère comme son pire ennemi.

Jusqu'à ses derniers jours l’extermination des Juifs reste sa priorité absolue.
Le 15 février 1945, Hitler répète une fois de plus : « Je ne leur ai pas laissé ignorer que s’ils précipitaient de nouveau le monde dans la guerre, cette fois ils ne seraient pas épargnés, que la vermine serait définitivement extirpée d’Europe ».[4] Le Führer s’imagine être investi d’une mission « céleste », lorsqu’il s’exclame le 2 avril 1945, moins d’un mois avant son suicide :
« On sera éternellement reconnaissant au national-socialisme d’avoir effacé les Juifs d’Allemagne et d’Europe centrale ».[5]

Dicté le 29 avril 1945, avant son suicide, le testament de Hitler se termine par une phrase symptomatique de sa haine maladive des Juifs. « Par-dessus tout, je commande aux dirigeants de la nation (futurs dirigeants de l’Allemagne) et à leurs subordonnés d’observer scrupuleusement les droits de la race et l’opposition sans merci à l’empoisonneur des peuples : la juiverie internationale ».[6] Et l’on sait ce qu’il entendait par « opposition sans merci ».

Une jeunesse nombreuse et forte est indispensable pour assurer la survie d’une communauté. Détruire une génération d’enfants et d’adolescents, la génération montante, celle qui donnera la vie aux générations futures, c’est le moyen le plus abominable mais le plus efficace d’anéantir un peuple.

Le Führer en est pleinement conscient. Déjà dans Mein Kampf, écrit en 1924, Hitler expose les méthodes criminelles qu’il compte employer pour conserver la « pureté » de la race allemande.

On peut y lire : « Le but suprême de l’Etat raciste doit être de veiller à la conservation des représentants de la race primitive, dispenseurs de la civilisation, qui font la beauté et la valeur morale d’une humanité supérieure ».
Les Juifs ne font pas partie de cette « race primitive ». Plus loin on lit que l'Etat raciste
« doit déclarer que tout individu notoirement malade ou atteint de tares héréditaires, donc transmissibles à ses rejetons, n’a pas le droit de se reproduire et il doit lui en enlever matériellement la faculté ». « Celui qui n’est pas sain, physiquement ou moralement et par conséquent n’a pas de valeur au point de vue social, ne doit pas perpétuer ses maux dans le corps de ses enfants ».[7] On voit ce qui attend les Juifs et avant tout leurs enfants que Hitler classe au premier rang des « tarés », inassimilables socialement.

Adolf Eichmann, le chef de la section juive de la Gestapo à Berlin, rejoint les propos de Hitler que l’on vient de citer. Il demande que tous les enfants juifs soient liquidés, car « ils constituent sans exception un matériau biologique précieux. »[8] Des reproducteurs en puissance de la « peste juive » qu’il faut supprimer.

Le 6 octobre 1943 devant les Reichsleiter et les Gauleiter du parti, Heinrich Himmler, le chef des SS et de la Gestapo, ne cache pas cette détermination du Führer envers les enfants juifs : « Je vous prie seulement d’écouter ce je dis dans ce cercle, mais vraiment de ne pas en parler. La question se posa à nous : Que faire des femmes et des enfants ? J’ai pris la décision de trouver également dans ce cas une solution parfaitement claire. C’est que je ne me considérais pas autorisé à exterminer, c’est-à-dire à assassiner ou à faire assassiner les hommes et à laisser grandir leurs enfants, vengeurs face-à-face à nos fils et à nos petits-fils. Il fallait prendre la décision difficile de faire disparaître ce peuple de la terre ».[9]

Dès l’arrivée au pouvoir de Hitler, le rabbin Léo Baeck, président de l’Association des Allemands de Confession Juive, est conscient de la politique raciste que Hitler va poursuivre.
Il est angoissé par le drame que constitue pour sa communauté la disparition de sa jeunesse.

Dès mars 1933 une de ses priorités est de sauver les jeunes en organisant leur émigration. « Ils emmèneront leur religion à l’étranger et avec leur énergie et leur enthousiasme ils la feront grandir plus forte que jamais. Ainsi même si  la communauté juive allemande est décimée, elle pourra renaître ».[10]

Ce qui s’est heureusement réalisé en Allemagne, où les deux tiers de la population juive ont pu émigrer avant le début de la Shoah, malheureusement à l’échelle de l’Europe ce fût une tragédie où près des trois quarts des Juifs sont morts et les enfants au premier chef.

L’anéantissement des enfants est probablement l’acte le plus affreux et le plus honteux commis par les nazis.[11]

Encore ces qualificatifs sont-ils très loin d’exprimer une conduite d’autant plus ignoble et infâme qu’elle était préméditée. Un commentaire de Gerhart Riegner, le fameux représentant du Congrès juif mondial à Genève, s’applique particulièrement à ces enfants : «  C’est difficile à admettre et personne ne le désire (…) la réalité c’est que nous, les Juifs, nous avons perdu la guerre contre Hitler ».[12]

Mais comme l’écrivait le 8 octobre 1942 Richard Lichtheim, représentant de l’agence juive à Genève : « Dans le cas de Hitler, rien de ce que nous pouvons ou d’autres pourront faire ou dire, ne l’arrêtera (...) Hitler et ses SS dirigent actuellement sans partage l’Europe occupée et aucune force ne peut les arrêter ».[13]

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2022

[1] Proportionnellement aux nombre de personnes .

[2]  NECHAMA ,  p. 276. Aucun des chiffres repris ici ne comprend la population juive d’URSS. Le chiffre de 100 000 enfants survivants estimé par Tec Nechama semble faible. En effet en additionnant le nombre des enfants qui ont survécu en France, Belgique et Hollande on atteint presque le chiffre de 80 000.  Même en le portant à 200 000, le pourcentage d’enfants survivants reste dramatiquement inférieur à celui des adultes. OUZAN, p. 52, cite un chiffre de 1 500 000 enfants juifs dont seulement 60 000 seraient en vie à la Libération.

[3] GUTMAN 1990,  Chiffres dérivés du tableau de la p.1799. Le calcul est le suivant : Population juive initiale : 9 797 000 moins URSS 3 020 000, soit 6 777 000 ; moins 1 600 000 enfants, soit 5 177 000 adultes. Moyenne des pertes (minimum/maximum) : 5 728 000 moins URSS 1 050 000 soit 4 678 000 ; moins 1 500 000 enfants ( 1 600 000 enfants dont 100 000 sauvés) soit 3 178 000 adultes. Ce sont donc environ 38% soit 2 000 000 d’adultes ( 5 177 000 moins 3 178 000) qui ont survécu contre seulement 6 à 12% des enfants.

[4] JACKEL, in FURET direction,, p. 113. Ce sont les menaces qu’à plusieurs reprises il a exprimées pendant ses interventions publiques.

[5] IBID.

[6] VARAUT, p. 37.

[7] HITLER, p. 392 et 402.

[8] BRAHAM, 1981, p.1081.

[9] BILLIG, p. 73.

[10] BAKER, p.152.

[11] Y compris l’URSS.

[12] LISKOFSKY in FINGER  direction, appendix 7 p. 41.

[13] GILBERT, 1981, p.82

1943-1944 : L’UGIF, l'Union générale des Israélites de France, doit-elle se saborder ?

l'Union générale des Israélites de Franc

1943-1944 : L’UGIF, l'Union générale des Israélites de France doit-elle se saborder ? De Marc-André Charguéraud

De grands historiens estiment que la dissolution immédiate de l’UGIF était impérative. « Il est impossible de justifier au-delà de l’été 1943 le maintien de l’UGIF, car dès lors l’UGIF devient l’instrument de la Gestapo, quel que soit le dévouement de ses dirigeants et de ses membres, quels que soient les services rendus. »[1] Pendant la dernière année de l’occupation, l’UGIF aurait-elle plus « collaboré » que précédemment avec la Gestapo ? .

Raymond Geissmannn, directeur de l’UGIF est le premier à reconnaître qu’ « aussi longtemps que dureraient les persécutions, il serait impossible d’assister les Juifs sans faire courir un certain danger aux assistés comme aux assistants ».[2]

Mais pour lui, l’abandon, pendant les derniers mois de l’occupation, des quelque 20 000 Juifs assistés par l’UGIF aurait été un désastre.[3] Le Comité d’Union et de Défense[4] des Juifs insiste pour que l’UGIF les disperse et les cache immédiatement.[5] Mais comment  l’UGIF aurait-elle pu continuer à leur assurer dans la clandestinité, comme par le passé, le même soutien matériel indispensable. Ils était impensable de trouver rapidement des structures d’accueil clandestines adaptées à une population aussi nombreuse que fragile.

Klarsfeld pose très directement le problème. « Sans les subsides distribués par l’UGIF, combien de familles nécessiteuses n’auraient pas pu payer leur loyer, s’assurer un minimum de subsistance, acheter des billets de train, seraient tombées entre les mains des policiers, des gendarmes, des miliciens, de la feldgendarmerie ou des gestapistes ? »[6]

La situation est catastrophique en cette fin d’occupation. Après trois années de persécutions effroyables, moralement et financièrement, la majorité des Juifs est à bout, désespérée, prête aux pires aberrations comme le montre le témoignage du Dr. Minkowski de l’OSE, qui travaillait en étroite coopération avec le Comité Amelot : « Plus d’une fois nous nous sommes posé la question s’il n’était pas préférable  de fermer ces cantines qui furent visitées par la Gestapo. Je me rappelle l’intervention d’un directeur de cantine : « Sans aucun doute la prudence nous dicte de fermer nos établissements, mais mes clients, particulièrement les plus âgés, ne sachant pas où vivre, sans défenses, m’ont dit que si nous fermions ils iraient se présenter volontairement eux-mêmes à Drancy. »[7]

Début 1944, l’Assemblée générale du Conseil Représentatif des Juifs de France (CRIF), se réunit.[8] La situation des 1 500 internés de Drancy y est examinée. Léon Meiss, président du Consistoire, et aussi président du CRIF, conclut en ces termes « Pouvons-nous sacrifier nos malheureux frères ? Vous me répondrez que l’administration aura à cœur de ne pas passer pour inférieure à celle des Français qui avaient géré le camp scandaleusement (Drancy). Hypothèse gratuite qui implique pour nos coreligionnaires un risque que, pour ma part, je n’entends pas assumer. »[9] Meiss a raison, le risque se confond avec la réalité. L’administration allemande aurait laissé mourir de faim ces emmurés vivants dans les souffrances les plus atroces. Elle n’a rien fait d’autre dans tous les camps de concentration de l’Ouest de l’Allemagne au moment de la débandade de la Wehrmacht.

Enfin ce ne sont pas les organisations clandestines qui auraient pu payer le million de francs qui permit à l’UGIF d’éviter le pogrome décidé par la milice pour se venger de la mort de Philippe Henriot, le secrétaire d’Etat à l’information et à la propagande, le 28 juin 1944.[10] Saborder l’organisation ne posait pas de problème personnel aux patrons de l’UGIF. Ils pouvaient sans difficultés se trouver un refuge clandestin. Mais la porte du chaos était ouverte pour les dizaines de milliers de Juifs désespérés, abandonnés sans ressource à la traque nazie.

Klarsfeld conclut sur l’utilité de l’UGIF par une question et une réponse sans ambiguïté. La question : « Combien de Juifs doivent leur arrestation à leurs relations avec l’UGIF et combien doivent leur survie à l’activité de l’UGIF ? » Et la réponse : « Il nous paraît au total que l’UGIF a aidé incomparablement plus de Juifs à préserver leur liberté et leur vie qu’elle n’a contribué à en conduire à Drancy. »[11]

Plutôt que d’opposer les différentes organisations juives les unes aux autres, il est plus constructif de constater qu’elles furent complémentaires. Il y eut les combats héroïques des communistes de Solidarité qui scellèrent la participation des Juifs aux autres organisations de la résistance armée. Sur la scène politique, en France comme à Londres, des Juifs s’engagèrent.

La plupart dans la clandestinité, ils jouèrent un rôle politique important en maintenant une présence active de la communauté. La pérennité du judaïsme français et l’exercice de la religion si nécessaire au soutien spirituel d’une masse juive désorientée et précipitée dans le doute furent défendus sans relâche par le Consistoire.

Enfin les secours matériels, le soutien psychologique, la présence qui évite le drame de l’abandon, ont été largement assumés par l’UGIF, ses différentes composantes légales et clandestines au Sud et principalement le Comité Amelot au Nord. Que des tensions, parfois violentes, aient mis aux prises ces différentes organisations, c’est normal dans le contexte de l’époque.

Avec le recul des années, on est en droit de se demander si ce n’était pas une meilleure solution qu’une hypothétique « Union nationale de tous les Juifs de France », qui n’aurait pas pu tenir compte de sensibilités radicalement différentes.

A moins d’entrer dans une opposition, voire une résistance peu efficace sur le plan des secours, une telle organisation aurait dû elle aussi entretenir un minimum de relations avec Vichy et l’occupant.

Copyright Marc-André Charguéraud, Genève 2022

 

[1] KASPI, p. 338.

[2] SCHWARZFUCHS, p. 384.

[3] Un peu plus de 10% des 190 000 Juifs qui vivaient en France à la Libération.

[4] WIEWIORKA 1986, p. 176. Le Comité d’Union et de Défence est une organisation clandestine créée à Paris en janvier 1944. Elle regroupe différents groupes juifs dont des communistes.

[5] ADLER, p. 219.

[6] KLARSFELD 2001, vol. 3, p. 1847.

[7] ADLER,  p. 205.

[8] Le CRIF regroupe l’ensemble des organisations juives, y compris les communistes.

[9] KLARSFELD, 1985, p. 174.

[10] SCHWARZFUCHS, p. 386.

[11] KLARSFELD 1985, p. 171.

1940-1944. Des Juifs « libres » travaillent pour l’armée allemande. Un scandale ?

940-1944. Comment un Juif peut-il travailler pour une machine qui le détruit ?

1940-1944.  Des Juifs « libres » travaillent pour  l’armée allemande. Un scandale ?                                                  

Cet article pose une question majeure sur le comportement des hommes dans des situations extrêmes où leur survie est en jeu. Où se situe la limite entre l’acceptable et la collaboration, la collusion voire la trahison ? Elle se pose avec gravité pour ces Juifs « en semi-liberté » qui travaillent pour les Allemands.                      

Fin 1941, en URSS, les Einsatzgruppen, ces commandos de la mort, ont  déjà assassiné par balles plus de 500 000 Juifs.[1] Ce massacre n’empêche pas  Reinhardt Heydrich, le tout puissant chef des services de sécurité du Reich, de confirmer le 10 janvier 1942 à un groupe d’industriels et de représentants de l’armée allemande que les Juifs qui occupent un emploi essentiel dans l’industrie allemande ne seront pas déportés.[2]

Au printemps 1942, pressé par le manque d’ouvriers, Fritz Saukel, responsable de la main d’œuvre à Berlin, se démène pour transférer en Allemagne des centaines de milliers de jeunes travailleurs français. Des dizaines de milliers de Juifs travaillent dans les usines d’armement. A Berlin ils sont plus de 15 000.[3] Leur sursis est de courte durée.

A l’automne 1942, Hitler en personne ordonne que tous ces Juifs soient renvoyés de l’industrie d’armement et déportés.[4]

Peu importe au Führer que la main d’oeuvre qualifiée juive manque pour faire face aux besoins urgents d’une armée en difficulté en URSS.

Aussi aberrant que cela puisse paraître, Hitler met l’exécution « de la solution finale » en priorité absolue sur la production d’équipements destinés à ses troupes engagées dans des combats décisifs. Cette politique illogique et simplement inconcevable a aussi été appliquée plus ou moins rapidement dans les pays occupés.

En France, une partie du prolétariat de Juifs étrangers travaille pour les Allemands. Ils sont 3000 en 1942 à posséder à ce titre un laissez-passer les protégeant de la déportation.[5] Ce sont des ouvriers et des artisans fourreurs, tailleurs, actifs dans la fabrication de gants, de canadiennes, de vêtements si utiles pour les soldats allemands sur le front russe.

« Une honte de travailler pour la machine de guerre de Hitler », titre Unzer Wort, la publication communiste en Yiddish le 6 décembre 1941.

Comment un Juif peut-il travailler pour une machine qui le détruit ? s’interroge le journal.

Il demande que ces travailleurs passent à l’action : « Personne ne doit volontairement travailler pour eux (les Allemands) ; ceux qui y sont forcés doivent saboter la production, travailler lentement, tout utiliser pour contrecarrer les exigences des fascistes ».[6]

La section juive de la Main d’œuvre Immigrée (MOI) intervient. Les appels au boycott et au sabotage se révélant insuffisants, cette organisation affiliée au parti communiste organise des grèves, met le feu à des ateliers, moleste les ouvriers.[7]

Pourquoi cet ostracisme pour une contribution à l’effort de guerre du Reich qui reste très modeste, alors que 850 000 Français travaillent directement pour les Allemands en France et que 40 à 50% de la production de l’industrie française est exportée vers l’Allemagne, pratiquement sans incident ? [8] Forcer un de ces travailleurs « à cesser le travail, c’est réclamer purement et simplement son suicide social », écrit l’historienne Annette Wieviorka.[9] Les Allemands vont se charger de ce « suicide social » en vidant la plupart des ateliers de leurs Juifs au printemps 1943 et en les déportant.[10]

L’exemption n’a duré qu’un peu moins de deux années pour ces ouvriers misérables, incapables de survivre autrement. Avec un délai de quelques mois, la haine implacable du Führer contre les Juifs s’est imposée une fois de plus. Une incohérence absolue, car comme l’écrit l’historien André Kaspi : « Les Allemands redoutent de perdre cette main d’œuvre juive à tel point qu’ils vont jusqu’à imaginer de faire sortir du camp de Drancy des internés qui remplaceraient les grévistes ».[11]

On trouve une situation analogue en Belgique. A Bruxelles, des centaines d’ouvriers juifs dans la misère confectionnent des vestes et des gants de fourrure pour les soldats allemands. Ils jouissent de cartes spéciales avec la mention « Juif utile » qui les protège des arrestations de la Gestapo.[12]

« Il fallut attendre jusqu’au moment où des partisans armés juifs abattent en plein jour un de ces « traîtres » pour que les autres cessent leurs activités ». [13] On compte aussi quelques centaines d’ouvriers protégés un certain temps dans les ateliers juifs de la firme Lustra travaillant pour l’armée allemande.[14]

Le problème prend une tout autre ampleur aux Pays-Bas. Le 2 septembre 1942, Seyss-Inquart, le commissaire du Reich en Hollande, décide que tous les travailleurs juifs qualifiés offrant un service utile à la Wehrmacht ou à l’effort de guerre allemand doivent être épargnés. »[15]
Ils sont alors 5 500 « Munitions Jews » à l’abri de la déportation.[16] La majorité est employée dans les usines Hollandia pour l’équipement de l’Afrika-Korps du maréchal Rommel. En mai 1943, Himmler, le Reichsführer-SS, prend le pas sur les militaires et met fin à ces activités. Tous ces travailleurs juifs sont envoyés à Westerbork, le camp hollandais de transit vers les camps de la mort.[17]

Sur 3 400 ouvriers de l’industrie diamantaire, 2 100 sont juifs. Ils sont hautement qualifiés et très difficiles à remplacer rapidement. Les Allemands étant à court de diamants taillés et de diamants industriels, ces « Diamond Jews » sont protégés.[18] Mais, dès le printemps 1943, un certain nombre sont arrêtés, envoyés dans le camp de transit de Westerbork ou déportés directement. En décembre 1944, les derniers « Diamond Jews » sont  envoyés au camp de Sachsenhausen près de Berlin.[19]

Seuls des ateliers juifs travaillant pour le service de l’habillement de l’armée allemande sont maintenus jusqu'à la fin de la guerre. Même les équipes de service extérieur de la police nazie, traquant les Juifs, ne seront pas autorisées à s’emparer de ces travailleurs juifs.[20] Contrairement à leurs homologues français et belges, ces ouvriers échapperont à la déportation. Il n’en reste pas moins qu’en avril 1943 75% des classes laborieuses hollandaises juives avaient été envoyées à la mort, 59% des classes moyennes et 43% des classes supérieures.[21]

Cet article pose une question majeure sur le comportement des hommes dans des situations extrêmes où leur survie est en jeu.

Où se situe la limite de l’acceptable entre la collaboration, la collusion et la trahison ?

Elle s’est posée pour des hommes et des femmes enfermés dans des ghettos, prisonniers dans des camps de travail ou en sursis dans des camps de la mort. Elle se pose avec tout autant de gravité pour ces Juifs « en semi- liberté ». Qu’aurions-nous décidé si nous avions été à leur place ? Avant de juger, nous devons tenter de répondre à cette question.

 

[1] RAYSKI et COURTOIS, p. 23. Il ne s’agit pas seulement des Juifs russes, mais aussi des Juifs des territoires occupés par les Soviétiques. D’après Raul Hilberg, au total, 1 200 000 Juifs sont morts.

[2] HILBERG 1988, p. 378.

[3] IBID,

[4] IBID, p.379. Témoignage d’Albert Speer, le ministre de la production de guerre  au procès de Nuremberg.

 [5] KASPI. p. 125.

[6]  WIEVIORKA Annette, p. 120.

[7] ADLER, p. 185.

[8] AMOUROUX, 1981, p. 71.

[9] WIEVIORKA, Annette,  p. 120.

[10] IBID, p. 135.

[11] KASPI, p.126.

[12] BRODER Pierre,  1994,  p. 43. La plupart des Juifs étrangers sont de petits commerçants sur les marchés publics, boutiquiers, petits artisans, principalement dans la bonneterie, la maroquinerie et la fourrure. La pauvreté règne dans la grande masse des Juifs.

 

[13] IBID, p. 82.

[14] BRACHEFELD, p. 32.

[15] PRESSER, p. 316.

[16] IBID, p. 318.

[17] MOORE, p. 99.

[18] PRESSER, p. 371. Les diamants taillés sont vendus à l’étranger contre des devises fortes dont l’Allemagne manque.

[19] PPRESSER, p. 371 et 374

[20] STEINBERG Maxime, 2004, p.151.

[21] MOORE,  p. 197-

 

1940-1942: L’Eglise catholique complice passive face aux « Statuts des Juifs »

1940-1942: L’Eglise catholique complice passive face aux « Statuts des Juifs »

1940-1942 L’Eglise catholique complice  passive face aux « Statuts des Juifs »

La hiérarchie approuve le « premier Statut » d’octobre 1940. Elle reste silencieuse lors de la promulgation du «  second statut » juin 1941. .Elle attend 1942 pour les dénoncer. Une complicité passive. Heureusement des milieux intellectuels catholiques ont dès le début condamné sans équivoque les deux statuts.

Le 31 août 1940, l’Assemblée des cardinaux et archevêques, informée du projet de Statut des Juifs, décide de ne pas protester et de se taire. Que ce soient le Nouvelliste de Lyon, Le Mémorial de Saint Etienne ou La République du Sud-Est de Grenoble, la presse conservatrice cléricale dans son ensemble approuve le premier statut des Juifs.[1] Le 2 juin 1941, avant même la publication du second statut, La Croix trouve ce texte estimable, car « il doit comporter, élargir, codifier les mesures déjà prises en vue d’éloigner les Juifs des postes de commande où leur action s’est en général avérée néfaste. »[2] Le cardinal Baudrillard écrit : « Le Statut est dur ; les Juifs se le sont attiré en grande partie : il n’en choque pas moins l’état d’esprit de notre génération…Un sage et libre gouvernement, semble-t-il, aurait pu trouver d’autres moyens d’enrayer un mal incontestable. »[3]

Il faut malheureusement attendre le début 1942, un an et demi après la promulgation du premier Statut des Juifs, pour qu’un cardinal intervienne. Le Cardinal Gerlier écrit au grand rabbin Kaplan : « Je vous prie d’accepter l’expression de la douleur et de l’indignation que j’éprouve comme catholique à la pensée des persécutions hideuses dont nos frères d’Israël sont les victimes sur notre sol. »[4]  L’article que Gerlier fait paraître dans La Semaine religieuse de Lyon est plus important, car public. Il met « en garde les chrétiens contre les déviations actuelles de la charité, notamment contre la tendance à l’animosité contre les Juifs….Aucun chrétien ne doit ajouter à cette situation pénible des propos ni des actes qui attirent la haine, la vengeance. »[5] Il a été précédé par Mgr. Pierre-Marie Théas, évêque de Montauban, qui écrit en décembre 1941 au rabbin de sa ville : « Les vexations, la persécution brutale dont vos coreligionnaires sont l’objet provoquent les protestations de la conscience chrétienne et de tout ce qu’il y a d’honnêteté dans l’humanité. Je tiens à vous assurer de ma très vive sympathie et de nos prières. L’heure de la justice divine sonnera. Ayons confiance. »[6]

De leur côté, de simples curés prêchent avec courage. Le curé de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou à Paris commente : « Je sais qu’il me vaudra peut-être le camp de concentration. Mais il est de mon devoir de le redire : le pape Pie XII condamne le racisme. Ainsi soit-il. »[7] Le 14 juin 1941, le père Dillard, curé de l’église Saint-Louis de Vichy, invite ses fidèles à prier « non seulement pour les prisonniers des Stalags et Oflags, mais aussi pour ceux des camps en France et pour les Juifs que l’on bafoue en leur faisant porter l’étoile jaune. » Il sera déporté à Dachau d’où il ne reviendra pas.[8]

Heureusement les milieux intellectuels ecclésiastiques n’ont pas attendu. Dès le lendemain de la publication du premier Statut ils protestent sans équivoque. En novembre 1940, devant un public parisien, le père jésuite Yves de Montcheuil, professeur du dogme à l’Institut catholique, s’insurge. Il s’élève contre la mentalité antisémite et fait appel à la solidarité et à la vraie charité. « Un Français qui, face à un compatriote juif souffrant de la situation actuelle, resterait impassible ne serait pas chrétien... » Quelques semaines plus tard le père Gaston Fessard, un autre jésuite, stigmatise publiquement le culte de la race au cours d’un sermon à l’église Saint-Louis de Vichy.[9]  Mi-juillet 1941, dans une note à l’Assemblée des cardinaux et archevêques, le R.P. Michel Riquet, qui deviendra le grand prédicateur de Notre Dame de Paris, proteste contre le statut : « Le statut des Juifs est un scandale pour la conscience chrétienne et un défi à l’intelligence française. »[10]  C’est « une loi de persécution religieuse (...) Ce qui étonnerait les chrétiens et scandaliserait les non-chrétiens, c’est qu’un tel abus ne se heurte à aucune protestation d’un épiscopat qui pendant des années n’a cessé de revendiquer la liberté religieuse dans le droit commun. »[11] Le père Riquet sera déporté à Mauthausen.

Un mois auparavant, en juin 1941, quatre professeurs de la Faculté de théologie de Lyon, les R.P. Chaine, Richard, Bonsirven et de Lubac ont élaboré un texte de protestation contre le second statut des Juifs. Ils estiment que ce statut est discriminatoire, contraire à la parole donnée, injuste, blessant et illégal.[12] La Faculté de théologie en interdit la diffusion officielle.[13] Néanmoins, le cardinal Gerlier accepte qu’il soit envoyé clandestinement à des responsables catholiques sûrs et choisis.[14] Les protestations de Montcheuil, Fessard, Riquet et Chaine décrivent l’atmosphère morale qui règne dans certains milieux catholiques. Leurs alarmes, malheureusement, ne dépassent pas un cercle limité.

Les pères Chaillet et de Lubac ainsi que plusieurs jésuites de Fourvière près de Lyon, rejoints par les pasteurs de Pury et Cruvillier font paraître dès la fin 1941 les Cahiers du Témoignage Chrétien. Cette feuille “ clandestine ” dénonce violemment le racisme et l’antisémitisme et s’attaque avec véhémence au Statut des Juifs, dont le caractère abominable est enfin dénoncé en termes clairs et sans équivoque.[15] Quatre cahiers sont publiés avant les arrestations de juillet 1942. Leurs titres sont un réquisitoire contre la collaboration, l’antisémitisme, les camps d’internement, le Statut des Juifs et les réglementations antijuives. Novembre 1941 : France prends garde de perdre ton âme, décembre 1941-janvier 1942 : Notre Combat ,  février-mars 1942 : Les racistes peints par eux-mêmes  ; avril-mai  1942 : Antisémites. 

Témoignage Chrétien décrit « le racisme intégral, avec sa monstrueuse divinisation du sang et de la race, son culte orgueilleux de la force qui crée le droit et son défi brutal aux valeurs les plus sacrées de notre civilisation. »[16] Il dénonce les persécutions juives trop souvent occultées par les églises : « Bon gré mal gré, du fait de cet antisémitisme, nous sommes devenus à un nouveau titre solidaires du peuple d’Israël (...) Si nos adversaires l’emportaient, c’est notre foi elle-même qui serait détruite dans ses fondements. »[17] La chrétienté serait la prochaine victime du nazisme. L’antisémitisme et l’antichristianisme ne font qu’un. Ils sont liés dans l’épreuve.

Les dirigeants de Témoignage Chrétien précisent qu’ils n‘ont « pas qualité pour parler au nom de nos Eglises. »[18] Chaillet ajoute : « Nous sommes de simples chrétiens (...) Sans prétendre engager d’aucune manière la hiérarchie (...) nous accomplissons le devoir qu’a tout croyant (...) de porter témoignage de sa foi (...) de la défendre quand elle est menacée. Ce serait une grande erreur, fruit d’une grande lâcheté, que d’attendre pour le faire, en toute circonstance, d’en avoir reçu officiellement la mission. »[19]  L’important, c’est l’excellente diffusion que reçoit Témoignage Chrétien. Elle dépasse très largement le cercle des initiés. Le numéro  Antisémites  est tiré à 20 000 exemplaires.[20] Un record qui pose d’énormes problèmes de logistique pour une publication clandestine. Tous les évêques de France ont régulièrement reçu un exemplaire de chacun des Cahiers du Témoignage chrétien. Ils ont eu sous les yeux des dossiers accablants sur le nazisme, sur la collaboration, sur l’antisémitisme.[21] Et pourtant, à aucun moment, pendant ces deux premières années de l’occupation, ils n’ont réagi, ce qui équivaut à une admission tacite de ce qui se passe. Une complicité passive qu’il faut dénoncer.

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2022

[1] DELPECH, p.236.

[2] RAJSFUS, p.90.

[3] JOLY, Note 66

[4] IBID, p. 96.

[5] LUINARD in MONTCLOS, LUINARD, DELPECH, BOLLE, p.76. Datée de janvier 1942.

[6] LEVY et TILLARD, p. 192.

[7] IBID,, p. 192. D’autant plus courageux que lui est en zone occupée.

[8] RAYSKI,  p. 89.

[9] LABORIE in KLARSFELD 1991. p. 79. Yves de Montcheuil sera exécuté pour faits de résistance à Grenoble le 11 août 1944.

[10] GRYNBERG. p. 183.

[11] DELPECH, p. 277.

[12] RABI in MONTCLOS, LUINARD, DELPECH, BOLLE, p. 175. DELPECH, p. 276.

[13] KLARSFELD 2001, vol. 2, p. 134.

[14] COINTET, p. 202.

[15] DELPECH, p. 240.

[16]  BEDARIDA 1977,  p. 113.

[17] IBID, p.119, de Lubac, article publié dans ouvrage collectif de 1942 Israël et la foi  chrétienne, Fribourg, Suisse.

[18] MAYEUR in WELLERS, KASPI et KLARSFELD 1981, p. 156.

[19] COMTE, p. 229.

[20] BEDARIDA 1977, p. 116.

[21] IBID,,  p. 124.

1938-1939. le scandaleux « J »,la Suède aussi coupable que la Suisse

1938-1939. le scandaleux « J »,la Suède aussi coupable que la Suisse

1938-1939.    L’inutile et scandaleux « J » sur les Cartes d’identité des Juifs allemands et autrichiens.

De l’art de la Suisse de s’infliger une mesure inutile, déshonorante et éphémère.

Pourquoi ne parle-t-on jamais de la Suède qui dans les mêmes conditions a pris des mesures identiques et les a appliqués pendant de long mois ?

Ce « J » a été condamné à juste titre par les historiens.

On sera peut-être surpris d’apprendre que la Suède doit en être blâmée comme la Suisse.
 A tort les reproches s’adressent uniquement à la Suisse, très rarement à la Suède.
Certes le nombre de Juifs concernés est beaucoup plus élevé en Suisse.

Ce pays a des frontières communes avec les pays d’origine des Juifs concernés. La Suède, elle, est séparée du Reich par la Baltique. Mais quel que soit le nombre des Juifs victimes de ces mesures, sur le plan moral les deux pays ont failli de la même façon. Ils doivent être accusés l’un comme l’autre.

Depuis 1920 en Suède comme depuis 1926 en Suisse les citoyens allemands peuvent entrer librement, sans visa, sans formalités, ce qui toutefois ne leur donne pas le droit d’y résider de façon permanente, mais peu leur assurer un asile provisoire.[1]

Ce système libéral a assez bien fonctionné, car les départs de Juifs d’Allemagne ont été échelonnés sur plusieurs années, ce qui a permis aux pays d’accueil d’éviter des arrivées massives de réfugiés.

A la suite de l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne en mars 1938, une ordonnance allemande du 22 juillet 1938 prescrit le remplacement des passeports autrichiens par des passeports allemands avec effet le 15 août.[2] Devenus Allemands, les Juifs autrichiens n’ont plus besoin de visa comme c’était le cas auparavant.

L’exode massif autrichien change la donne.

En quelques semaines, des dizaines de milliers de Juifs sont précipités sur les routes de l’exode par de féroces persécutions.

Pour endiguer ce flot d’arrivées, Berne et Stockholm envisagent alors d’imposer un visa à l’ensemble de la population du Reich. Cette solution est rejetée de part et d’autre afin de ne pas ralentir les mouvements d’hommes d’affaires, de touristes et aussi d’agents de renseignement, disent certains.

Une difficulté que ne rencontre pas la Grande-Bretagne, car contrairement à la Suisse et à la Suède, ses relations commerciales et touristiques avec l’Allemagne ne sont que marginales. Malgré la politique « d’apaisement » du premier ministre Neville Chamberlin, Londres a donc imposé un visa à tous les ressortissants du Reich dès le début 1938.[3]

Suisses et Suédois envoient chacun de leur côté une délégation à Berlin pour trouver une solution. Ce sera pour les deux pays un grand « J » rouge apposé par les autorités du Reich sur les passeports des Juifs.

Le Conseil Fédéral suisse approuve cette mesure le 4 octobre 1938.[4] Les Suédois de leur côté signent un accord identique avec Berlin le 8 octobre 1938, quatre jours après les Suisses.[5]

Heinrich Rothmund, le chef de la police fédérale suisse dont l’attitude très négative envers les Juifs a été critiquée à juste titre, avait cependant recommandé au Conseil Fédéral de ne pas approuver cet accord. Il était conscient du caractère insoutenable du marquage des passeports des Juifs allemands. Il écrivait : « Nous risquons de nous mettre à dos tout le monde civilisé ».[6] Le Conseil fédéral ne l’a pas suivi.

Le « J » a permis aux douanes des deux pays d’identifier les Juifs se présentant aux frontières et de les refouler si au préalable un consulat ne leur a pas délivré « une garantie de séjour en Suisse ou de transit par la Suisse »[7] et plus simplement un visa d’entrée pour la Suède. Cette discrimination détestable des Juifs pouvait être évitée.

Le plus simple était de suivre l’exemple des Pays-Bas, pragmatique mais très questionnable sur le plan moral. Le gouvernement avait envisagé l’introduction du visa pour tous. Devant l’opposition catégorique de Berlin, La Haye décida de surmonter les difficultés par un contrôle plus rigoureux aux frontières et un refoulement impitoyable de tous les « éléments indésirables. »[8] Une pratique condamnable mais dont personne n’accuse la Hollande aujourd’hui. Cette politique n’offre pas toutes les garanties, mais résout momentanément le problème et évite négociations et mesures administratives radicales.

Pourquoi ne pas avoir utilisé la carte d’identité ( Kennkarten ) rendue obligatoire pour tous les citoyens du Reich par une ordonnance allemande du 22 juillet 1938 ? L’origine juive du titulaire est signalée sur cette carte, qui devait être présentée en toutes circonstances.[9] Ne suffisait-il pas au consul ou aux garde-frontières, qui veut s’assurer que le possesseur du passeport n’est pas juif, de simplement lui demander sa Kennkarte ? On évitait ainsi une faute politique grave sans toutefois éviter une faute morale insoutenable.

Les Allemands vont compléter ce mode d’identification.
Le 17 août ils décident qu’à partir du 1er janvier 1939, tous les Juifs, dont les noms ne figurent pas sur une liste de noms juifs préétablie, devront ajouter les prénoms Israël pour les hommes et Sarah pour les femmes sur leurs documents d’identité.[10]

Pourquoi ce décret publié à la mi-août par le ministère de l’Intérieur de Berlin n’a-t-il pas été pris en compte par les négociateurs suisses et suédois ? Avec quelques semaines de retard l’Allemagne nazie identifie sans équivoque les passeports appartenant aux Juifs.

Le scandaleux problème du « marquage » des Juifs aurait été institué par les Allemands sans la participation coupable des deux gouvernements.

Dans le cas de la Suisse ce fut un acte infâmant inutile. Trois mois et demi après avoir promulgué le « J », le 20 janvier 1939, ce même Conseil fédéral rétablit le visa pour tous les immigrants avec ou sans « J » sur leur passeport sous peine de refoulement.[11] Il aurait pu faire l’économie du « J » en rétablissant le visa dès octobre 1938. Le marquage odieux des Juifs n’a donc été utile à la Suisse que pendant quelques semaines.

A partir de 1938, l’année du « J », quatre pays d’asile accueillent presque les deux tiers des réfugiés juifs.[12] Dans ces pays les refus de visas ne sont pas liés à l’origine juive du postulant. En Palestine, les restrictions à l’immigration sont dues aux quotas institués par le livre blanc britannique. Aux Etats-Unis, malgré un antisémitisme parfois agressif qui empoisonne la société américaine,[13] les empêchements résultent de la politique américaine des quotas, de la capacité financière des immigrants et de la nationalité des candidats.

En Grande-Bretagne, les victimes de persécutions religieuses ou politiques ou les personnes dont la vie est en danger sont acceptées à condition qu’elles puissent justifier de moyens de subsistance.[14]

Les barrières dressées par la plupart des pays d’accueil ont été pour de nombreux fugitifs juifs un obstacle sérieux à l’immigration. Ils ont tous été coupables. Or, à partir de 1938, les Juifs sont réduits à l’état de « mort sociaux » par les nazis et sont obligés de fuir leur pays.

 

Copyright Marc- André Charguéraud Genève 2022

[1] Pour les sources concernant la Suède se référer à LEVINE, p. 104 à 106. KOBLIK, p. 53 à 56.

[2] LUDWIG, p. 73.

[3] « Apaisement », une politique de concessions devant les exigences du Führer.

[4] PICARD. Le Conseil fédéral approuve l’accord du 29 septembre 1938 qui oblige le gouvernement allemand à munir les passeports des ressortissants du Reich de race juive d’un signe distinctif.

[5] KREIS, p. 106 et 159.

[6] BERGIER, Dir. 1999,  p. 81. Lettre de Rothmund à Baumann du 15 septembre 1938. Rothmund n’en reste pas moins contre l’arrivée des réfugiés et des Juifs en particulier. Il écrit le 27 janvier 1939 : « Nous n’avons pas lutté pendant vingt ans (...) contre la surpopulation et en particulier contre la judéification de la Suisse, pour nous laisser aujourd’hui déborder par les émigrants. »

[7] BOURGEOIS, p. 190.

[8] LUDWIG, p. 90. « éléments indésirables », un euphémisme qui s’applique principalement aux Juifs que l’on évite ainsi de nommer.

[9] IBID, p. 21.

[10] FRIEDLANDER, 1997  p. 254.

[11] LASSERRE. p. 66. Le 3 septembre 1939, date du début de la guerre, Berne imposera le visa pour toute personne désirant se rendre en Suisse

[12]CHARGUERAUD. 1998, p. 193. Sur 377 000 Juifs qui partirent de 1938 à fin 1941, 222 000  soit 60% trouvèrent refuge aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Palestine (et à Shanghai ).

[13] IBID,, sur le sujet voir le chapitre 4, p. 57 : « Un antisémitisme viscéral ».

[14] GROSSMANN,  p. 19, citant la loi de 1905 sur l’immigration en Grande-Bretagne.

Juillet-Août 1944-Sauvez les enfants juifs : Un désastre en France, un succès en Belgique

Juillet-Août 1944-Sauvez les enfants juifs : Un désastre en France, un succès en Belgique

Juillet-août 1944

Un désastre pour 200 enfants en France, un succès pour 600 en Belgique. Une situation parallèle entre les deux pays qu’il est intéressant d’analyser. On arrive à la conclusion que les uns comme les autres ont pris envers tous ces enfants un risque inadmissible.

A la fin du printemps 1944,  350 à 500 enfants juifs se trouvent encore dans les onze centres de la région parisienne de l’Union Générale des Israélites de France (UGIF)[1], 600 dans les sept homes dirigés par l’Association des Juifs en Belgique (AJB).[2] Entre le 21 et le 25 juillet, 250 enfants des centres de l’UGIF sont arrêtés par la Gestapo. 200 sont déportés et périssent.[3] En Belgique, aucune arrestation, les 600 enfants sont sauvés. Ce qui est un désastre pour les Français se révèle comme un grand succès pour les Belges. On a, à juste titre, condamné l’inaction coupable des premiers pour citer les seconds en exemple. L’histoire n’est pas si simple.

Pourquoi les nazis ont-ils laissé libres pendant de longs mois plus de mille enfants en France et en Belgique ?

Ils connaissent l’existence des  maisons qui les hébergent et peuvent à tout moment sans le moindre problème rafler et déporter ces enfants.

Alors que la Gestapo lance de laborieuses opérations de police pour débusquer les Juifs entrés dans la clandestinité, n’est-il pas plus facile d’envoyer quelques autobus pour ramasser ces enfants, les interner à Drancy ou à Malines pour ensuite les envoyer à la mort ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante aujourd’hui à ce comportement allemand. A l’époque il peut avoir renforcé le sentiment de sécurité des dirigeants juifs : les Allemands ne semblent pas s’intéresser aux enfants des centres d’accueil officiels.

Le 30 octobre 1942, la Gestapo rafle les 58 enfants du home de Wesembeek-Ophem de l’AJB.

Ils sont transférés à la caserne Dossin de Malines. Un front d’intervenants se constitue immédiatement et dès le lendemain, la Gestapo libère les enfants.[4] Ce résultat renforce l’assurance des dirigeants de l’AJB. Il est inutile de disperser les enfants pris en charge. C’est une des explications du nombre important de 600 enfants hébergés en juin 1944 par l’AJB, chiffre très élevé si on le compare aux 350 à 500 enfants des centres de l’UGIF à la même époque. Rappelons que les enfants juifs sont cinq fois plus nombreux en France qu’en Belgique. A l’échelle de la France, ces 600 enfants belges correspondent à plus de 3 000 enfants français.[5] On mesure la taille démesurée de l’imprudence belge et l’ampleur des reproches à l’égard de l’UGIF si l’organisation française avait pris un tel risque.

En France, l’UGIF est inquiète. Trois de ses centres ont subi une rafle de la Gestapo en 1943.
Il s’agit de 16 enfants de l’Orphelinat Rothschild, de 32 des Centres Lamark et Guy Patin et d’une vingtaine du foyer de la Verdières. Autant de signaux forts du danger dans lequel se trouvent ces enfants. Des organisations juives clandestines se mobilisent. Le 16 février 1943, l’organisation communiste Solidarité enlève 63 enfants des maisons de l’UGIF et les fait entrer en clandestinité.[6]Bien que la Gestapo n’ait pas réagi, cette opération d’envergure ne se répétera malheureusement pas.

L’UGIF n’est pas en reste. Ses dirigeants dispersent de nombreux enfants à l’abri des nazis dans des institutions charitables et des familles.

Entre septembre 1942 et juin 1944, les effectifs dans les foyers de l’UGIF diminuent de 2 000 à environ 350 à 500 enfants. C’est insuffisant, mais ce sont autant d’enfants qui échappent à la Gestapo et ne seront pas déportés à Auschwitz.

Ces sauvetages résultent d’une collaboration entre organisations légales et clandestines. Elle se poursuit jusqu’en juillet 1944. Albert Akerberg, secrétaire général du Comité d’Union et de Défense des Juifs de Paris, une organisation clandestine, en témoigne[7] : «... J’étais en relation avec Juliette Stern, membre du Conseil d’administration de l’UGIF. Elle nous aidait dans notre travail en nous fournissant les informations nécessaires pour que nous puissions kidnapper les enfants en péril (...) J’avais avec Juliette Stern une conférence hebdomadaire (...) C’est là que nous mettions au point les kidnappings à venir… »[8] Il s’agit ici non pas d’opérations collectives, mais d’évasions individuelles. Elles concernent principalement des enfants libres mais parfois aussi, bien que ce soit nettement plus délicat, quelques « enfants bloqués ».

Au printemps 1944, en Belgique comme en France, une partie importante des enfants des centres d’accueil sont ce que l’on a appelé des « enfants-bloqués ». Ce terme barbare désigne des enfants juifs remis à l’UGIF ou à l’AJB par la Gestapo. Ils viennent de Drancy ou de Malines où ils sont restés seuls, leurs parents ayant « disparu ». La Gestapo les a méticuleusement listés et ils ne peuvent quitter les foyers sans son autorisation. Des otages que les nazis peuvent reprendre à tout moment et dont l’UGIF et l’AJB sont responsables. Cette collaboration des organisations juives légales leur a été reprochée à l’époque et l’est encore aujourd’hui. Mais quel était le choix ? Refuser d’accueillir ces enfants, c’était les vouer à une déportation immédiate et à une mort certaine. Les accepter, même dans des conditions intolérables, dépendant de l’arbitraire allemand, c’est leur donner un espoir de vivre, une chance d’être sauvés qui pour nombre d’entre eux s’est réalisée.

L’UGIF et l’AJB sont réticents à faire passer en clandestinité ces « enfants-bloqués ». Ces organisations estiment que cela conduirait les Allemands à reprendre immédiatement les enfants-bloqués qui restent dans les foyers et à les déporter. Et tout aussi grave, les autorités allemandes décideront alors de ne plus accorder de libération conditionnelle à d’autres enfants qui sont détenus à Malines et à Drancy. Leur destin, dans ce cas, ne fait pas de doute, ils seront déportés vers la mort. Pouvait-on prendre ce double risque qui était bien réel, quasi inéluctable ? Un dilemme qu’il est difficile de rayer d’un trait de plume.

Ce cas de conscience ne se pose plus en juillet-août 1944, alors que la libération est toute proche. Il faut alors impérativement disperser les enfants, ceci d’autant plus que parmi les enfants bloqués se trouvent également un certain nombre d’enfants libres qui n’ont pas été envoyés par la Gestapo. Jamais ils n’auraient dû se trouver dans les mêmes foyers ! C’est d’ailleurs le principal reproche que le jury d’honneur qui s’est réuni après la guerre adresse aux dirigeants de l’UGIF.[9]

Les enfants des foyers de l’UGIF devaient impérativement être cachés avant que 200 d’entre eux ne soient déportés par le convoi 77 du 31 juillet 1944. Ce qui s’est passé a fait l’objet de nombreux et longs développements. On se contentera de quelques remarques. Lorsque le Comité d’Union et de Défense des Juifs de Paris propose de faire disparaître les enfants avec l’accord de l’UGIF, son président Georges Ediger refuse la participation de son organisation. Il est accusé d’agir de la sorte par crainte de son arrestation et de celle des autres dirigeants de l’UGIF.[10] L’accusation est un peu courte. Après le débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944, ceux qui ont vécu sur place cette époque savent qu’il était d’autant plus facile de se cacher que ce n’était que pour quelques semaines. Les portes s’ouvraient et les Allemands isolés ne pouvaient que procéder à quelques opérations ponctuelles, très ciblées. Entrer en clandestinité n’aurait posé aucun problème. D’autres raisons ont motivé le refus de l’UGIF sans le justifier.[11]

Pourquoi les forces clandestines juives n’ont-elles pas alors monté sans la participation de l’UGIF une action-commando, un kidnapping, comme elles le firent pour 63 enfants le 16 février 1943 ? L’opération est plus facile en juillet 1944. Les Allemands sont désorganisés et sur la défensive. Les effectifs de la résistance sont importants et leur marge de manoeuvre incomparablement plus large.

C’est la question que pose l’historienne Anette Wiervorka en termes très pragmatiques : « Pourquoi n’a-t-on pas envoyé les jeunes gens des milices patriotiques juives dans ces maisons avec ordre de faire sortir les gosses et de tenter de les planquer au lieu de les lancer dans des missions aléatoires et périlleuses pour voler des armes aux Allemands ? »[12] La réponse tient dans la question telle qu’elle est formulée. L’enthousiasme, la soif de participer aux entreprises les plus dangereuses de la Libération, la décision des politiques d’occuper le terrain au maximum pour préparer l’après-guerre, expliquent qu’aucune priorité n’ait été accordée à l’évasion des enfants de l’UGIF.

Contrairement aux Français, les Belges interviennent. Une réunion de l’AJB est organisée le 26 août 1944. Il est décidé de « faire disparaître les 600 enfants des homes. Mme Yvonne Nevejean, la directrice de l’Office national de l’enfance, et les militants de la section enfance du Comité de Défense des Juifs se chargent de sauver les enfants de l’AJB d’une rafle imminente ».[13]  Le courage et la détermination doivent ici être salués. Dans les faits ils se sont avérés inutiles. Une semaine plus tard, le 4 septembre, Bruxelles est libérée. Par chance, par hasard, par miracle, disent certains, les Allemands n’ont pas décidé l’arrestation des enfants un mois avant la Libération comme ils l’ont fait en France. Alors la décision de l’AJB serait arrivée trop tard et 600 enfants belges seraient partis pour Auschwitz. Comme leurs homologues français, les dirigeants belges de l’AJB auraient été accablés de reproches au lieu d’être félicités. Il n’en reste pas moins que les uns comme les autres ont pris envers tous ces enfants un risque inadmissible.

 

 

 

 

[1] WIEVIORKA, 1986, p. 175.

LAZARE, p. 225 cite un chiffre de 500 enfants. KLARSFELD, La Shoah en France, vol. 3. p. 1876 donne un chiffre de 350.

[2] BRACHFELD, 1989, p. 44. Deux organisations mises en place sous pression de l’occupant.

[3] KLARSFELD, La Shoah en France, vol. 3 p. 1876.

[4] BRACHFELD, p. 118 et ss.

[5] Rappelons qu’en 1940, il y avait en France 84 000 enfants juifs contre seulement 15 000 en Belgique.

[6]  HAZAN,  p. 38.

[7] WIEVIORKA 1986, p. 176. Le Comité d’Union est une organisation clandestine créée à Paris en janvier 1944. Elle regroupe différents groupes juifs dont des communistes.

[8] RAJSFUS 1980, p. 338.

[9] LAZARE, p. 225.

[10] RAJFUS 1980, p. 258.

[11] C’est principalement les dizaines de milliers d’adultes juifs « officiels » qui ne survivent que grâce aux secours de l’UGIF.

[12] WIEVIORKA 1986,  p. 209. Wieviorka fait allusion à l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) qui dispose de 60 groupes de combat. RAJFUS, p. 258. Pour lui le CUD n’a malheureusement pas eu le temps et les événements ont été plus rapides.

[13] BRACHFELD, op. cit. p. 44. Office national de l’enfance, un organisme étatique. Comité de Défense des Juifs, un mouvement clandestin.