1940-1945 : De nombreux Français ont participé au sauvetage de 200 000 Juifs.[1]
Très souvent les intervenants se sont succédés pour assurer le salut des Juifs pourchassés. Une chaîne de sauveteurs s’est mise en place.
Marc-André Charguéraud
Dans un premier temps, ce sont des organisations juives ou non juives qui fournissent les précieux papiers sortant de nombreux juifs du ghetto administratif dans lequel les recensements les ont enfermés.[2] Elles aident ces nouveaux clandestins, forts d’une nouvelle identité, à trouver un nouveau refuge. Là, pour assurer une structure d’accueil à de nombreux fugitifs, le relais sera pris par des institutions, et plus souvent encore par des familles. Cet accueil a fréquemment duré des mois, voire des années, une longue cohabitation qui, même dans des circonstances normales, pose des problèmes relationnels difficiles. A cette époque, ils sont portés à leur paroxysme du fait des restrictions draconiennes qui régissent la vie quotidienne et de la peur d’être découvert qui continue à planer sur tous.
Ce sera le cas de nombreux Juifs étrangers, sans relations, sans ressources. Le comportement, les habitudes, l’habit et le langage les rendent facilement repérables et très vulnérables. Un soutien efficace est hérissé de difficultés parfois insurmontables. Pour un Juif allemand, il est possible d’établir des documents le faisant passer pour un Alsacien, mais pour un Polonais dont la langue maternelle est le yiddish, il n’existe pas d’équivalent.[3] Or la qualité des nouveaux papiers est essentielle. Il faut qu’ils passent l’examen de la police. Comment, en ces temps dramatiques, trouver des gens prêts à recevoir une famille d’étrangers avec plusieurs enfants ? Il est aussi impératif d’assurer une aide financière qu’il faut trouver et ensuite faire parvenir au bénéficiaire, une pratique dangereuse pour la famille destinataire en clandestinité qui risque ainsi d’être repérée.
D’autres Juifs ont survécu par leurs propres moyens. Il s’agit principalement de Juifs nationaux, bien intégrés dans la nation, possédant des relations et une assise financière. La plupart se sont fait recenser et leurs papiers sont estampillé d’un grand “ J ”. Ils doivent, eux aussi, se procurer une nouvelle carte d’identité, d’alimentation, de textile, de tabac, obtenir une autorisation de séjour et pour ceux qui veulent travailler un certificat de résiliation de travail sans lequel ils ne peuvent postuler pour un emploi.[4] En priorité, ils choisiront de vivre dans l’anonymat relatif de grandes villes.
Dans les petites agglomérations tout le monde se connaît, s’épie. La famille juive qui vient d’arriver est suspecte et la curiosité l’emporte. L’identification ne tarde pas. Le danger ne vient pas seulement d’une dénonciation ou d’une jalousie toujours possible, mais aussi d’une indiscrétion parfois enfantine. En ville la menace n’est pas absente. Se loge-t-on dans un appartement vacant qu’il faut obtenir la complicité de la concierge et de sa famille et le silence des voisins.[5] Une situation très précaire. La sécurité est subordonnée au bon vouloir toujours incertain des autres. Cette sujétion avilissante se double d’une tension nerveuse intenable.
Il ne faut pas oublier que la concierge qui n‘annonce pas l’arrivée d’un clandestin, la famille qui l’héberge, les dirigeants d’une institution qui l’accueille, se mettent eux aussi dans l’illégalité. Les Juifs n’avaient pas de choix. Ils étaient pour les nazis l’ennemi à abattre qui cherche dans la clandestinité son salut. Celui qui les abritait était libre de son choix. Il a opté de devenir complice, d’entrer dans l’illégalité non pour se protéger lui-même mais pour se porter au secours de son prochain. Il en va de même pour ceux qui ont accompagné et on fait passer la frontière suisse ou espagnole. Ils sont nombreux ces hommes et ces femmes qui bravèrent le danger et ont été arrêtés, parfois fusillés sur place, souvent déportés pour tenter de sauver leur prochain.[6]
Peut-on estimer la masse des Français qui se sont portés au secours des Juifs pourchassés, d’évaluer les nombreux Français arrêtés, souvent déportés, parfois assassinés pour avoir tendu la main aux fugitifs. Asher Cohen, le grand historien israélien, décrit cet engagement lorsqu’il écrit que « l’histoire du sauvetage est plus composée de faits individuels que de l’action des institutions », c’est l’addition de milliers d’histoires particulières qui n’ont pas été enregistrées et ne laissent le plus souvent de trace que dans la mémoire individuelle. Mais ce serait manquer à la vérité historique de ne pas en faire état parce qu’elles n’ont pas laissé de traces dans les archives.[7] C’est tellement vrai qu’aux quelque 1 600 Français ayant reçu du Yad Vashem le titre de Juste parmi les nations pour avoir sauvé un ou plusieurs Juifs, il faudrait selon Lucien Lazare ajouter de 5 000 à 10 000 Justes supplémentaires. [8] Il y aurait parmi eux tous ceux qui ont disparu avec les Juifs qu’ils aidaient. Le Dictionnaire des Justes n’en liste qu’un petit nombre, car personne n’est plus là pour rapporter leurs actes d’abnégation. Ils ont été oubliés et aucune recherche en profondeur n’a été entreprise pour tenter de les sortir de l’ombre. L’information trop rare rend la tâche particulièrement ardue.
Ce sont les grandes rafles de l’été 1942 qui ont alerté les Juifs et qui ont fait prendre à la population la mesure du drame. A la fin de cet été, où la surprise joua pleinement, quelque 250 000 Juifs se trouvaient encore en France.[9]Marqués par l’étoile jaune, 75 000 vivaient officiellement inscrits sur les listes de la police. 175 000 Juifs se terraient d’une façon ou de l’autre. Plusieurs dizaines de milliers de ces clandestins ou semi clandestins ont été aidés ou secourus par des non-juifs.[10] Pour un Juif caché, hébergé, nourri, assisté ou soigné, combien d’hommes et de femmes devaient oeuvrer dans l’illégalité ? Une, deux, trois ou plus ? En tous cas plusieurs étaient en contacts avec le proscrit. Avec les risques que cela comportait, ce sont donc des dizaines, voir plus d’une centaine de milliers de Français qui ont participé directement ou indirectement au sauvetage de ces Juifs.[11]
Entre le 1er octobre 1942 et la Libération, 36 000 Juifs ont été déportés de France vers les camps de la mort.[12] On peut penser que 15 000 de ces victimes ont été arrêtées parmi les « Juifs officiels » qui étaient restés chez eux. 21 000 auraient été « débusqués » de leur cache. Combien de ceux qui les hébergeaient ont été arrêtés en même temps qu’eux ? Un quart, soit 5 000, le tiers 7 000, personne ne peut l’estimer. Mais la Gestapo secondée par des milices était brutale, sans merci, pour ceux qui abritaient des ennemis du Reich. Combien, à la suite de l’emprisonnement, ont été exécutés sur place, combien ont été déportés ? Quelques milliers certainement. Ils figuraient parmi les 63 000 Français non-juifs déportés pendant l’occupation dans les camps de concentration allemands. Leur dévouement et leur sacrifice ont été souvent sous-estimés, parfois même oubliés.
Les conclusions de François et Renée Bédarida sont éloquentes :« C’est la protection au sein de la population française qui a permis de soustraire les trois quarts des Juifs au destin fixé pour eux par la solution finale.»[13]« Le sauvetage de plus de 200 000 vies juives ne s’est accompli que parce que la population française y a largement participé. »[14]
Copyright Marc-André Charguéraud. Genève 2023
[1] BENSIMON. p. 114. L’auteur arrive à un chiffre de 190 000 auquel il convient d’ajouter les 60 000 Juifs qui ont émigré pendant l’occupation, ce qui porte le total de survivants à 250 000.
[2] A titre d’exemple, KAPEl,p. 10. En 1943, les Mouvements de jeunesse sionistes ont fourni des papiers d’identité à 25 000 personnes. ZUCCOTTI 1993, p.141. Une seule imprimerie des Amitiés chrétiennes produira en trois ans 30 000 cartes d’identité et 50 000 cartes d’alimentation.
[3] LATOUR, p.128.
[4] IBID.
[5] C’est le cas de tous les clandestins, Juifs ou pas.
[6] Il y a aussi ceux qui agirent par vénalité. Heureusement une minorité.
[7] REMOND introduction à Asher COHEN 1993.
[8] GUTMAN, 2003. LAZARE 1993, p. 27.
[9] En fin juin 1940 330 000 Juifs vivaient en France. 45 000 ont émigré. 38 000 ont été déportés. Il reste donc 247 000 survivants en fin septembre 1942 ( arrondi à 250 000 ).
[10] La très grande majorité était des étrangers avec leurs enfants. Ils étaient sans ressources et sans toit.
[11] Sauvetage qui fut provisoire pour un certain nombre, arrêtés malgré tout.
[12] KLARSFELD 2001, p. 1916.
[13] AZEMA et BEDARIDA,vol. II p. 181.
[14] BENSIMON, p. 114. L’auteur arrive à un chiffre de 190 000 auquel il convient d’ajouter les 60 000 Juifs qui ont émigré pendant l’occupation, ce qui porte le total de survivants à 250 000.
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