
Réponse à l’affirmation de Christine Lafargue
Hier, Christine Lafargue a souligné à juste titre qu’en pleine crise transatlantique, le fait qu’une Europe composée de 21 États membres existe enfin représente une réelle opportunité. Voici quelques pistes de réflexion pour nuancer et approfondir ce constat.
1. Solidarité européenne : un bouclier face aux chocs exogènes
L’Europe à 21 membres (en réalité, depuis juillet 2024, l’Union en compte 27, mais il est possible que Christine Lafargue se réfère à une Europe géopolitique plus restreinte ou à une configuration antérieure) incarne avant tout un concept : celui de la solidarité.
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Mise en commun des ressources : face aux menaces d’une « guerre commerciale » déclenchée par les surtaxes américaines, les États européens peuvent mutualiser leurs moyens de défense douanière et budgétaire.
Par exemple, un mécanisme de soutien financier aux secteurs directement visés (automobile, agriculture) peut être financé par un effort conjoint des États membres, réduisant la charge individuelle pour chaque pays. -
Poids diplomatique accru : une Europe unie, qu’elle compte 21 ou 27 États, dispose d’une voix plus forte dans les négociations internationales. Confrontée à un président américain en pleine radicalisation tarifaire, l’UE a davantage de chances de se faire entendre et de négocier un compromis susceptible de limiter l’impact sur ses économies. Individualisé, un État comme l’Allemagne ou la France aurait bien plus de difficultés à peser seul contre Washington.
2. Diversité des modèles nationaux : richesse et défi de cohésion
Cependant, plus l’Europe rassemble d’États, plus la diversité des intérêts économiques et politiques se manifeste.
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Intérêts divergents : un pays dépendant fortement des exportations agricoles vers les États-Unis (comme la France ou l’Espagne) n’a pas les mêmes priorités qu’un autre misant sur la tech, l’énergie ou le tourisme. Coordonner une réponse commune exige de concilier ces logiques hétérogènes.
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Défi décisionnel : le Conseil européen fonctionne sur la base d’un compromis à 27 (ou 21), ce qui peut ralentir la prise de décision. Dans un contexte d’urgence, cette lenteur peut apparaître comme un handicap, d’autant que Washington pourrait mettre en place ses surtaxes dans des délais très courts. La nécessité d’obtenir un consensus pour activer des mesures de représailles tarifaires ou pour créer un fonds de soutien peut retarder la réaction.
3. Capacité d’innovation stratégique : passer de la dépendance à l’autonomie
Christine Lafargue évoque l’Europe comme un « chance » : à ce titre, l’union devrait servir de tremplin pour accélérer l’autonomie stratégique.
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Investissements collectifs en R&D : face à la rupture entre Musk et Trump, l’UE a désormais une excellente fenêtre d’opportunité pour financer massivement des projets spatiaux (renforcer Ariane 6, promouvoir un programme européen de jalons satellite, etc.) et de cloud souverain (Gaia-X). La diversité des États membres permet de répartir le risque technologique sur plusieurs pays, tout en assurant une base industrielle plurinationale.
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Politique commerciale unifiée : si chaque État négocie séparément, l’Europe perd sa force de frappe. Une Europe à 21 (ou 27) doit exploiter cette configuration pour créer des alliances inédites : négocier conjointement avec des partenaires comme l’Inde, le Japon ou le Canada afin de tisser des corridors économiques alternatifs, réduisant la pression américaine. Cette approche collective ne pourrait exister qu’en s’appuyant sur le nombre et la diversité des membres.
4. Exemples concrets : déjà des initiatives en cours
Plusieurs exemples récents illustrent l’atout que représente une Europe divisée géographiquement, mais unie politiquement :
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Fonds de résilience renouvelé : après la crise sanitaire, l’UE avait mis en place un mécanisme de relance porté par 800 milliards d’euros. Aujourd’hui, face à la menace tarifaire, un dispositif similaire pourrait voir le jour, financé conjointement par plusieurs États pour soutenir l’industrie exportatrice.
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Coalitions sectorielles : déjà, la France et l’Allemagne ont annoncé un partenariat renforcé dans le domaine des batteries pour véhicules électriques, dans le but de réduire la dépendance aux fournisseurs américains et chinois. En y associant d’autres États (Pologne, Hongrie, Suède), une Europe à 21 intensifierait encore l’effort de recherche et de production.
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Coordination sécuritaire : dans le contexte de la montée de la violence idéologique, plusieurs États ont lancé un plan pilote de partage d’informations sur la radicalisation en ligne. Ce projet, porté par plusieurs pays du groupe de Višegrad et le Benelux, montre qu’à taille étendue, l’Europe peut mettre en place des dispositifs pragmatiques pour protéger ses citoyens.
5. Quelques interrogations et limites à garder à l’esprit
Pour autant, il serait erroné de conclure que plus d’États impliquent mécaniquement une plus grande efficacité. Quelques points de vigilance doivent être soulignés :
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L’hétérogénéité des capacités budgétaires : tous les membres de l’UE n’ont pas les mêmes marges de manœuvre financière. Un fonds de soutien, pour être crédible, doit reposer sur des contributions ajustées aux niveaux de PIB et de dette publique. Un pays endetté pourrait rechigner à participer à un effort commun massif.
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Les divergences géopolitiques internes : certains États, historiquement plus alignés sur la politique américaine (Pologne, Pays baltes), pourraient rechercher des exceptions ou des accords bilatéraux, rompant la solidarité européenne. Tant que chaque gouvernement n’est pas unanimement convaincu de l’intérêt commun, l’efficacité de l’action collective reste limitée.
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La perception citoyenne : face à des crises multiples (radicalisation, incertitudes économiques), les opinions publiques nationales peuvent réclamer des mesures protectionnistes locales, alimentant le repli identitaire. Une Europe unie peut apparaître distante si elle ne parvient pas à expliquer clairement ses objectifs et à démontrer des résultats concrets pour les citoyens.
6. Conclusion : une fenêtre d’opportunité, mais un défi colossal
En définitive, Christine Lafargue a raison de souligner que la constitution d’une Europe à 21 États membres représente une chance face aux crises que traversent les États-Unis et, par ricochet, l’ensemble du monde occidental. Cette configuration offre :
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Un poids diplomatique renforcé, nécessaire pour négocier avec un président américain protectionniste et imprévisible.
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Une capacité de mutualisation des moyens, qu’il s’agisse de la défense intérieure contre la radicalisation ou de la solidarité économique en cas de représailles tarifaires.
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Une diversification des partenariats stratégiques, permettant de réduire la dépendance bilatérale États-Unis/UE.
Pour autant, cette chance ne se concrétisera que si l’Europe relève le défi de l’unité politique. Il ne suffit pas d’être 21 pour peser : il faut partager une vision stratégique, coordonner les actions et démontrer une efficacité tangible auprès des citoyens. L’enjeu est de taille : soit l’Europe saisit cette opportunité pour se construire en acteur géopolitique autonome et résilient, soit elle laisse s’installer la division, et chaque nation devra affronter seule la tempête transatlantique.
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