
Le mode de vie haredi en Israël : une réforme radicale et inédite
J’ai grandi toute ma vie parmi les haredim, et aujourd’hui, le moment est venu de briser le silence. La « société des érudits » haredi est une mutation sans précédent dans l’histoire juive. Une réalité où travailler est perçu comme un échec, un gaspillage, et où s’engager dans l’armée juive est considéré comme un sacrifice insupportable. C’est une réforme. Si les haredim redoutent que leurs jeunes hommes abandonnent la religion, alors qu’ils forment des érudits dont l’enseignement de la Torah a une valeur qui transcende le Beit Midrash.
Les coups frappés aux portes : une panique inédite
« Les coups frappés aux portes des maisons à Haïfa n’auguraient rien de bon. » La semaine dernière, des officiers de la police militaire se sont présentés aux domiciles de plusieurs étudiants de yeshiva qui avaient ignoré leur second ordre de convocation. Une panique généralisée s’est répandue, de Ramat Vizhnitz à Haïfa jusqu’aux demeures des grands rabbins d’Israël à Bnei Brak et Jérusalem.
Deux coups sur une porte. Celui qui glace le sang de nombreuses familles israéliennes, leur annonçant qu’un fils, un frère ou un père est tombé au combat. Et celui qui terrorise les haredim. Comment expliquer un tel fossé ? Comment justifier cet abîme moral ? Entre deux coups annonçant la mort et ceux ordonnant de s'engager pour son pays ,
Même ceux qui, parmi les ultra-orthodoxes, estiment que l’on doit uniquement étudier la Torah savent que cela est indéfendable.
« Il est impossible d’expliquer la valeur de l’étude de la Torah à quelqu’un qui n’y a pas goûté, à quelqu’un qui ne l’a pas expérimentée, à quelqu’un qui ne croit pas en son importance », entend-on régulièrement dans les communautés haredim. Une déclaration arrogante, répétée comme un mantra pour justifier un système en décalage total avec la réalité du pays.
La Torah ne prescrit pas l’inactivité
Mais c’est un mensonge. La Torah ne prescrit nulle part d’étudier au lieu de travailler. Elle ne commande pas non plus de se dérober à l’enrôlement militaire. Se cacher derrière les « grands de la Torah » est une stratégie qui dénature l’essence même de la tradition juive. Pendant des siècles, la grande majorité des Juifs ont travaillé et pratiqué leur foi simultanément.
Depuis 80 ans, une mutation s’est opérée. Cette « société des savants » n’a jamais existé auparavant. Aujourd’hui, les haredim sont enfermés dans une bulle où l’étude est perçue comme une fin en soi, au lieu d’un moyen de grandir spirituellement tout en étant acteur du monde. Une véritable déformation de la pensée juive traditionnelle.
Une réforme, une révolution, une distorsion
Les arguments halakhiques avancés pour justifier cette réalité sont biaisés. La Torah enseigne l’action, pas l’immobilisme. « Tu la méditeras jour et nuit » a été dit à Josué, le premier chef militaire d’Israël, qui a commencé son parcours en tant que simple soldat.
Les haredim, eux, ignorent les commandements d’aller combattre, de travailler, de mettre la Torah en application. Ils estiment que « leur Torah est leur art » et que les exigences modernes ne s’appliquent pas à eux. Un discours réformateur par excellence.
L’histoire est pourtant claire. La Yeshiva de Volozhin, considérée comme la mère de toutes les yeshivot lituaniennes, n’a jamais accueilli plus de 400 étudiants. De même pour celles de Slobodka et de Lublin. Aujourd’hui, des milliers de jeunes hommes consacrent leur vie uniquement à l’étude, sans contrepartie active dans la société. Ce n’est pas une tradition, c’est une expérimentation moderne.
Le poids moral de la désertion
Une société où l’étude de la Torah est privilégiée au point d’empêcher toute autre forme d’engagement est une aberration.
La Torah met en garde contre la dépendance aux autres. Pourtant, aujourd’hui, de nombreux étudiants en Torah dépendent entièrement de leur femme ou des aides sociales, contrevenant ainsi aux obligations de la ketouba. Une réalité qui n’a jamais existé auparavant.
Comment peuvent-ils encore se regarder en face ?
Comment ces hommes peuvent-ils encore se promener en Israël sans ressentir la honte ? Comment peuvent-ils encore se regarder dans un miroir, conscients qu’ils vivent aux dépens de ceux qui se battent et travaillent pour maintenir le pays debout ?
Comment peuvent-ils réciter le Shema avant de dormir, en ignorant le poids moral de leur refus d’assumer leurs responsabilités ?
L’illusion ne peut durer éternellement. Un jour, ils devront affronter la vérité : une Torah détournée pour justifier l’inaction n’est plus la Torah, mais une parodie de ce qu’elle a toujours prétendu être.
La fin d’une illusion
Ce mode de vie a émergé en Israël après la Shoah, en réaction à la création d’un État juif sioniste et laïc. Plutôt que d’accepter cette réalité comme un salut, certains ont préféré croire que Dieu travaillerait selon leurs termes.
Si la crainte est que les jeunes dévient de la religion, alors formons-les à apporter la Torah dans la vie active, pas à s’enfermer dans l’isolement. Si nous nous soucions tant de la pureté de la Torah, ne la transformons pas en outil d’exploitation.
La vérité est simple : « Qui dit que ton sang est plus rouge que celui de l’autre ? » Une phrase issue du Talmud qui devrait résonner aujourd’hui plus que jamais.
Une mutation sociale et idéologique
L’impact de cette réforme ne se limite pas aux jeunes hommes de la communauté haredi.
Elle redessine les rapports de force au sein de la société israélienne.
La pression exercée sur l’armée et sur l’économie par une population grandissante d’exemptés renforce les tensions politiques.
Les débats autour de la conscription des haredim sont de plus en plus vifs, avec des manifestations et des contestations récurrentes, certains allant jusqu'à qualifier leur refus d’un « apartheid social ».
L’avenir d’Israël repose sur un équilibre fragile, où chaque citoyen, quel que soit son parcours, doit contribuer à la nation. La question demeure : combien de temps ce système pourra-t-il encore tenir ?
Tehila Bigman Chercheuse à l’Institut d’études politiques de Jérusalem, titulaire d’une maîtrise en histoire et en études islamiques et moyen-orientales. Ses travaux portent sur les dynamiques internes des différentes populations de Jérusalem.
Vos réactions