
Critiquer Israël, est-ce blasphémer ? Réflexion sur un tabou communautaire
« En Israël, tout le monde a le droit de parler, sauf celui qui dit ce que personne ne veut entendre. » Cette phrase pourrait résumer le paradoxe troublant que vivent certains membres de la communauté francophone en Israël : vouloir défendre un pays, l’aimer profondément, mais se heurter à une levée de boucliers dès qu’ils osent souligner ses failles.
Dans les réseaux sociaux francophones d’Israël, une vidéo anodine, partagée récemment, a provoqué une avalanche d’insultes. Elle montrait une femme — non juive — décrivant les difficultés économiques de vivre en Israël, affirmant qu’il fallait « avoir un bon métier et de l’argent » pour s’y établir. Une évidence factuelle. Une vérité exprimée sans haine, ni idéologie. Mais pour avoir simplement formulé ce constat, elle a été clouée au pilori. Traînée dans la boue. Accusée d’être une “goyah ignorante” qui n’a pas voix au chapitre sur la Terre promise.
Un réflexe de ghetto mental
Ce rejet virulent, disproportionné, est révélateur d’un réflexe communautaire profondément ancré : ne jamais critiquer Israël publiquement. Comme si toute remarque négative revenait à trahir le camp juif. Comme si la moindre nuance était une fissure dans le mur de solidarité. Et comme si l’amour d’Israël ne pouvait s’exprimer que dans la glorification constante.
Mais à vouloir construire une citadelle de certitudes, on transforme peu à peu un État démocratique en idole, la critique en blasphème, et la pensée en suspecte. Or, le judaïsme n’a jamais été une religion du silence. Au contraire : Abraham conteste Dieu, Moïse argumente, les prophètes dénoncent. La contestation fait partie intégrante de notre histoire spirituelle.
La démocratie ne se nourrit pas d’adoration
Israël est un État moderne, libre, vibrant. Il n’a rien à craindre des faits ni des chiffres. Son budget est débattu à la Knesset. Ses gouvernements sont critiqués dans les rues, les médias, les universités. Vouloir interdire à un juif francophone de parler d’économie, de logement, d’inégalités ou de gouvernance, c’est confondre sacré et sacralisation. Et c’est surtout nier que la démocratie se fonde sur la pluralité des voix.
Ceux qui prétendent museler la critique au nom de « l’unité juive » oublient que l’unité ne se construit pas dans l’unanimité. Elle se forge dans la diversité des expériences, dans les luttes pour la justice, dans la reconnaissance des douleurs. Et il faut parfois regarder en face ce qui ne va pas pour espérer réparer.
La Terre d’Israël et l’État d’Israël ne sont pas la même chose
C’est ici que réside la confusion la plus grave : on mélange la Terre d’Israël, éternelle, spirituelle, et l’État d’Israël, temporel, gouverné par des hommes faillibles. La première appartient à la promesse divine, la seconde à la responsabilité humaine. Or, ce sont bien des hommes qui décident des budgets, des lois, des politiques. Et ces hommes, comme tout être humain, doivent pouvoir être questionnés, évalués, contestés.
Loin de trahir Israël, la critique authentique en est l’ultime fidélité. Elle est le signe qu’on espère mieux. Qu’on refuse de se contenter du minimum. Qu’on se sent responsable.
Que nous dit le Talmud ?
Car dans le judaïsme, le débat n’est pas une option : c’est un devoir sacré.
Le Talmud lui-même ne cesse de confronter les voix, les écoles, les logiques, les doutes. Hillel et Shammaï ne sont pas d’accord — et c’est précisément de leur désaccord que naît la Torah vivante.
Se taire, c’est pécher par omission. Se résigner, c’est trahir la responsabilité que chaque juif porte dans le monde.
Retourner une idée, la questionner, la défier même, c’est faire acte de foi.
Car l’intelligence est un vecteur de sainteté, et la vérité ne jaillit jamais du silence mais du feu de la contradiction.
Nous ne sommes pas un peuple de statues, mais un peuple de veilleurs. Et ce n’est pas en nous taisant que nous mériterons notre place sur cette terre, mais en la méritant chaque jour par notre lucidité, notre amour exigeant, et notre refus obstiné d’accepter le monde tel qu’il est.
Sortir de l’enfermement
À quoi bon faire son Alyah si c’est pour recréer un ghetto mental, où l’on s’interdit de penser, de douter, de dire ? Est-ce cela l’exil que nous voulions fuir ? Si la francophonie juive en Israël veut survivre, elle doit apprendre à respirer librement, à débattre sans s’entredévorer. À reconnaître que la critique n’est pas une arme, mais une main tendue.
Le véritable amour d’Israël, c’est celui qui regarde la vérité en face, sans peur. Comme le dit le Talmud : “La paix ne vient que lorsque la vérité est dite.” Alors osons parler. Même si cela dérange. Car c’est dans ce frottement que naît la lumière.
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