Moussa Nabati,l'humour sur le divan
Le " sexe fort " est décidément bien faible!C'est ce que je retiens de l'entretien que Moussa Nabati, psychanalyste qui fut l'élève d'Emmanuel Lévinas,auteur de L'HUMOUR - THERAPIE, paru aux éditions Bernet Danilo a bien voulu m'accorder. Son ouvrage, préfacé par André Chouraqui - dédié à ses fils et à la mémoire de son père-, abonde en histoires " drôles " que les fils d'Abraham se sont racontés de tous temps.
Eve Pelerins : Monsieur Nabati, quelle définition pourriez-vous donner de l'humour ?
Moussa Nabati : L'humour agit à l'opposé du refoulement.
Il est une sorte de médiation dans la confrontation avec un réel dans lequel les événements, les concepts ont une tonalité plutôt négative.
Il permet d'accepter le face à face avec une réalité assez radioactive.
Loin de nier les problèmes, il tente de leur trouver une solution positive.
E.P : Ce serait donc une façon de " faire avaler la pilule " ?
M.N : Pas exactement. Il ne s'agit pas d'acceptation passive, mais on peut dire que l'humour permet une digestion, une évolution, pour accepter l'inacceptable.
E.P : Vous avez consacré l'essentiel de votre ouvrage à l'humour musulman, l'humour juif y occupant une moindre place.
Pourquoi ?
M.N : Parce que l'humour musulman est moins connu en Occident que l'humour juif.
E.P : Pourquoi avoir choisi ces deux familles d'humour ?
M.N : Tout d'abord en raison de mon double enracinement - je suis juif et j'ai grandi dans un monde musulman - ensuite, parce qu'il me semble qu'entre l'humour juif et l'humour musulman, il y a une communauté de démarche.
E.P : Voyez-vous cependant une différence entre ces deux types d'humour ?
M.N : Le judaïsme privilégie l'humour par une attitude souple, interprétative qui s'applique notamment à la Bible. Dans le monde musulman, l'humour fonctionne davantage comme un procédé de langage. L'humour juif est plutôt une sorte de défoulement, l'humour musulman, une forme de transmission en lien avec une certaine sagesse. L'histoire de ces deux peuples est différente. L'humour a toujours été une arme face à la peur et à la souffrance. Ainsi, les enfants confrontés à la sévérité d'un maître, se soulagent de leur crainte en reprenant entre eux ses travers, en le singeant.
E.P : Dans une dialectique du maître et de l'esclave, ce serait donc l'esclave qui serait susceptible d'utiliser l'humour ? Le maître n'a, en effet, aucune raison d'y avoir recours : il a le pouvoir.
M.N : Encore faut-il qu'il ait la distance nécessaire.
E.P : L'humour a-t-il des thèmes privilégiés ?
M.N : Oui. Prenons l'exemple de l'humour juif ! Si l'on en fait une analyse structurale, on distingue quatre grands thèmes : le rapport à Dieu, le rapport à la femme, le rapport à l'argent, le rapport au prochain et notamment, le problème de l'antisémitisme.
E.P : Nombre des histoires que vous rapportez dans votre livre, ont une tonalité plutôt misogyne.
M.N : C'est exact. Les hommes et les femmes ont une attitude différente face aux problèmes graves de l'existence.
Les femmes ont à leur disposition d'autres manières de se soulager, de se consoler que l'humour. Elles ont tout d'abord la parole ; elles parlent plus de leurs émotions, de leurs sentiments que les hommes. Elles sont capables de rester trois heures au téléphone avec une copine, à se raconter leurs problèmes. Elles ont aussi les larmes ; quand ça ne va pas, elles " chialent ". Les hommes ne le peuvent pas.
Pour les hommes, l'humour fonctionne comme un procédé cathartique. C'est, comme je l'ai écrit dans mon livre, " la raison pour laquelle les vedettes comiques féminines sont bien moins désopilantes que leurs congénères masculins. ".
"Si les femmes plaisantent moins que les hommes, ce phénomène n'a pas pour origine un manque de créativité et d'intelligence féminine. Cette différence tient, entre autres, à la pudeur et à la discrétion naturelle de la femme. Mais elle s'explique par le fait qu'étant bien moins inquiètes face aux épreuves psychologiques, elles ont moins besoin que les hommes de recourir de façon active à ce procédé d'abréaction et de défoulement."
E.P : L'humour vous semble donc un moyen de régulation face au risque de névrose ?
M.N : Je l'ai dit : il suppose une certaine distanciation. Un peuple qui a de l'humour est plus près des réalités parce qu'il a une distance.
Un paranoïaque, un psychotique n'ont pas d'humour.
E.P : Puisque vous dites que l'humour permet d'accepter l'inacceptable, pensez-vous que l'humour puisse servir de moteur à l'action ?
M.N : Je ne sais pas...
Prenons, par exemple, le rapport des juifs avec Dieu ! L'humour fonctionne comme une désacralisation du divin qui permet une intégration plus positive. Puisque vous m'interrogiez sur les femmes dans l'humour, la connotation misogyne offre une possibilité d'améliorer le lien. Il est un moyen terme entre deux extrêmes : la dépression et la tentation de la toute-puissance, un pont entre le moi et les autres phénomènes qui, tels quels, sont nus et invivables.
E.P : Vous venez d'enregistrer une émission sur R.C.J. Certaines questions qui vous ont été posées vous ont-elles étonné ?
M.N : Oui, on m'a demandé : Est-ce que les analystes rient ? J'avoue ne m'être jamais posé la question.
E.P : Et bien, est-ce que les analystes rient ?
M.N : Les analystes, dans leur pratique, sont confrontés à la douleur...
Par l'humour, il s'agit de s'en sortir sans perdre trop de plumes. Cela concerne davantage les hommes que les femmes ; les hommes sont plus tristes. Voyez les histoires sur l'infidélité ; elles montrent presque toujours un homme aux prises avec l'infidélité de sa femme, elles...
E.P : Excusez-moi de vous interrompre ! S'agit-il de ne pas perdre de plumes ou de ne pas perdre la face ? Les femmes auraient-elles moins de plumes à perdre que les hommes ?
M.N : Il s'agit de ne pas perdre l'essentiel ; ne pas perdre la face, ne pas perdre la femme, ne pas perdre la mère.
Pour un homme, une femme est essentielle. Un homme ne survit généralement pas longtemps à sa femme alors qu'une femme peut vivre longtemps après que son mari est décédé ; nous en voyons de multiples exemples.
L'homme a besoin de la femme. La femme a envie de l'homme.
De même, un homme achète une chemise parce qu'il en a besoin, une femme est capable d'acheter une grande quantité de chemisiers parce qu'elle en a envie.
E.P : Dans le mot " envie", ne peut-on entendre le fait de manifester que l'on est en vie ?
M.N : Cela concerne toujours la problématique du désir. Un homme qui n'a pas de relations avec sa femme pendant un mois est capable d'aller vers n'importe quelle femme pourvu qu'elle ait des seins,des fesses, etc.
Une femme, le plus généralement, ne peut avoir de relation sexuelle avec un homme si elle n'a pas au moins un minimum de tendresse pour lui.
L'homme est plus animal, plus instinctif : il ne peut se passer de la femme.
C'est pourquoi l'impuissance est un problème fondamental pour l'homme. S'il ne peut plus accéder à son désir, il se sent nié dans sa qualité globale d'homme.La frigidité ne met pas une femme en question de manière aussi radicale. Parce qu'elle est mère, parce que c'est elle qui fait les enfants.
E.P : Avec un homme toutefois.
M.N : Oui, mais c'est elle qui est mère, c'est elle qui donne la vie.
La frigidité est moins grave pour elle que l'impuissance pour l'homme.
La femme existe autrement. C'est pourquoi je considère, par rapport au pouvoir de la femme, que la parité des sexes serait une profonde injustice.
E.P : Voulez-vous dire que la femme doit rester à la maison et s'occuper de ses enfants, exclusivement ?
M.N : Elle peut travailler mais il serait préférable qu'elle travaille à temps partiel. L'accès au travail des femmes n'a privilégié que celles qui avaient un certain niveau de culture, des moyens d'expression. Pour les autres, le travail est plutôt une servitude : elles travaillent et assument une double journée ; à la maison, tout le monde compte sur elles.
E.P : Pourquoi n'avoir pas parlé de l'humour chrétien ?
M.N : Parce qu'il n'y a pas d'humour spécifiquement chrétien.
Le christianisme privilégie le fait de voir, le judaïsme le fait d'entendre.
Les juifs sont un peuple de parole qui utilise les symboles, les chrétiens sont dans une littéralité, comme s'ils prenaient les mots pour les choses.
Ils sont dans une notion de sacrifice réel : ils ont un dieu incarné, en chair et en os.
Je ne dis pas, bien sûr, qu'ils n'y a pas des chrétiens qui ont de l'humour.
Je parle d'une spécificité, par rapport au dogme.
Voyez, le sacrifice d'Isaac : Abraham entend la parole de Dieu et, sur cette parole, il s'apprête à sacrifier ce qu'il a de plus cher : son fils Isaac...
E.P : ...qui ne sera finalement pas sacrifié.
M.N : Vous avez raison ; il n'est finalement pas sacrifié.
E.P : Et puisque nous parlons d'humour et de rire, ne peut-on, à travers le nom même d'Isaac, qui signifie, " il rira ", penser que c'est ce " non-sacrifice " qui permet au rire de continuer à résonner ?
M.N : C'est intéressant.
E.P : Qu'en est-il du bouddhisme ?
M.N : J'ai une certaine sympathie pour le bouddhisme mais je ne le connais pas vraiment.
E.P : Les traditions asiatiques mettent l'accent sur le sourire plus que sur le rire et il m'a semblé que les histoires musulmanes nous portaient, en général, plus à sourire qu'à rire.
M.N : C'est exact.
E.P : Nous arrivons au terme de notre entretien. Y a-t-il une question que je ne vous ai pas posée et que vous auriez aimé que je vous pose ?
M.N : Une question ?... Non...
Je voudrais que vous précisiez que mon livre est le premier qui aborde sous l'angle psychanalytique la question de l'humour en éclairant des histoires drôles.
Voilà qui est fait, Monsieur Nabati.
En guise de conclusion, vous me permettrez, j'en suis sûre, de citer ces quelques phrases de Pascal Quignard lues dans Le sexe et l'effroi :
" L'homme n'a pas le pouvoir de rester érigé. Il est voué à l'alternance incompréhensible et involontaire de la potentia et de l'impotentia. (...)
C'est pourquoi le pouvoir est le problème masculin par excellence parce que c'est sa fragilité caractéristique et l'anxiété qui préoccupe toutes ses heures."
Le pouvoir ? Certes. Mais, si j'ai bien compris, il en est de même d'un certain humour.
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