Le messianisme de Sabbataï Tsvi, sa place dans le judaïsme,ses répercussions par Fanny Lévy

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Le messianisme de Sabbataï Tsvi, sa place dans le judaïsme,ses répercussions par Fanny Lévy

Je crois d’une foi parfaite en la venue du Messie, dit Maïmonide.
Depuis quand existe-t-il un messianisme juif ? Quelle est la place de Sabbataï Tsvi dans ce messianisme ? Comment la vague messianique qu’il a déclenchée a-t-elle pu entraîner la majorité du peuple juif et marquer non seulement la conscience juive, mais le monde ? Qui était vraiment le Messie mystique ? Quelles sont les répercussions de son mouvement jusqu’à aujourd’hui ?

Dans son dernier ouvrage  " La chanson de Meliselda ou Sarah, la fiancée du Messie" , Fanny Levy, apporte aux lecteurs d'Alliance un éclairage, à la fois, spirituel et historique  sur la  place  du messianisme juif et ses répercussions dans le personnage de Sabbataï Tsvi"
 

LE MESSIANISME DE SABBATAÏ  TSVI, SA PLACE DANS LE MESSIANISME JUIF ET SES REPERCUSSIONS.

Le douzième des treize principes de la foi juive de Maïmonide, Ani maamin, dit : Je crois d’une foi parfaite en la venue du Messie. Même s’il tarde à venir, cependant je l’attendrai. J’attendrai chaque jour jusqu’à ce qu’il vienne.

C’est une mitsva, un commandement, d’attendre le Messie. Maïmonide[1] dit même que « celui qui ne croit pas en la venue du Messie ou qui n’attend pas sa venue, rejette non seulement les autres prophètes, mais aussi la Torah et notre maître Moïse ».

L’attente messianique a et a toujours eu un rôle important dans l’histoire des Juifs. Ceux-ci vivent en permanence dans l’attente de cette apocalypse, « chaque seconde, dit Walter Benjamin, étant la porte étroite par laquelle le Messie peut entrer ».

Le Talmud discute du Messie en divers endroits. Dans un traité du Talmud, il est dit qu’une des questions qu’on posera à l’homme après sa mort, au jugement, est : As-tu guetté la délivrance ? C’est-à-dire, explique le rav Kook, l’attente active du salut.

Le Kaddish, la havdala ou le birkat ha mazon mentionnent l’attente messianique. Dans les 18 bénédictions dites trois fois par jour, cinq sont directement liées à l’avenir messianique. Dans certains psaumes, comme le17 et le 18, l’espérance en l’oint de la descendance de David, est pressante.

A l’origine, pourtant, le judaïsme n’est pas messianique : seul Dieu sauve et il n’est guère besoin d’intermédiaire entre lui et les hommes. Le terme Mashiah, Messie, impliquait l’onction reçue par un roi ou un prêtre. L’onction[2] est une marque d’élection. On appelait le roi, Mashiah Adonaï, et le prêtre, Kohen Mashiah. Ils étaient oints en vue d’assumer leur fonction. C’était leur fonction qui comptait, pas leur personne.

« L’idée messianique va naître, comme l’exprime Gershom Scholem, sous l’influence de circonstances historiques déterminées ». Comme l’expose Mireille Hadas-Lebel, « Les références à l’histoire récente sont fort claires. Aux usurpateurs hasmonéens a succédé un roi étranger qui a éliminé tous les représentants de la lignée rivale… C’est à partir de ce moment que l’on se met à rêver d’un authentique descendant de David, juste et bon comme le conseiller d’Isaïe, humble comme le roi monté sur un âne de Zacharie… Il lui incombera de réaliser les prophéties d’Isaïe… »[3]

Une Croyance juive va ainsi se développer, selon laquelle un jour, un descendant de David[4] se lèvera, sortira le peuple d’Israël de la servitude et rétablira la patrie juive en Palestine. Ce personnage est appelé le Messie, le Machiah. Ce terme ne va plus s’appliquer au roi en place, mais à un sauveur politique destiné à intervenir au sein de l’histoire, pour instaurer un état de choses idéal, utopique[5].

Et l’on vit apparaître en Judée, comme le dit Flavius Josèphe, des messies fomentant, sous prétexte d’inspiration divine, des changements révolutionnaires, et entraînant les foules derrière eux.[6]

C’est précisément dans cette atmosphère survoltée que l’on peut situer l’apparition de Rabbi Yeshoua ben Yossef de Nazareth, plus connu sous le nom de Jésus, en tant que porteur de l’espérance messianique[7]. Ce Grand Maître juif inspiré par le pharisaïsme était le porte-parole d’idées courantes, particulièrement en Galilée. Son message ne diverge pas de la loi rabbinique. « Je suis venu non pour retrancher à la Loi de Moïse, dit-il, mais pour y ajouter. »

Environ 80 ans après la destruction du Temple en l’an 70, après la défaite de Bar Kokhba que rabbi Akiva avait pris pour le Roi-Messie, les espoirs nationalistes sont écrasés. C’est un grand traumatisme pour les masses Juives. Il va alors se faire jour une conception millénariste de la fin de l’histoire[8], avec l’espoir d’un Messie d’un autre monde, céleste.

A la fin du premier siècle, deux apocalypses juives, le deuxième livre de Baruch et le quatrième d’Esdras, essaient de trouver des réponses donnant des raisons de vivre. Ils reçoivent la révélation que le monde approche de sa fin, que l’avènement de la rédemption est pour bientôt.

Puis, à partir de la fin du VIIIème siècle, on vit apparaître des flambées messianiques qui s’expriment dans le sefer Zeroubavel, l’apocalypse de Zeroubavel. Il va alors se faire jour une conception millénariste de la fin de l’histoire, avec l’espoir d’un Messie d’un autre monde, céleste.

Le point commun de toutes les formes de messianisme est l’espérance.[9] Comme l’explique Moshe Idel, c’est l’embrasement de l’espoir qui sert de prélude à la conscience messianique. Ainsi, l’apparition d’un comportement apocalyptique juif aux VIIIème et au huitième siècle[10], peut être expliquée comme le résultat de la grande vague d’espoir déclenchée par les victoires que les Arabes remportèrent sur les Chrétiens.

Pour Gershom Sholem et beaucoup d’autres penseurs, ce sont les massacres de masse, les expulsions ou l’intolérance religieuse qui expliquent l’avènement des Messies. Les communautés juives ont été tellement confrontées aux expulsions, aux discriminations, aux persécutions et à l’antisémitisme, elles ont tellement souffert, qu’elles pensaient que la récompense serait proportionnelle à la souffrance. Comme s’il fallait avoir atteint le fond du malheur pour mériter la rédemption et la venue du Messie. C’est ce que Moshe Idel appelle l’interprétation traumatico-historique.

Toutes les périodes marquées par des catastrophes ont en effet vu des Messies se lever.

-De 1065 à 1492, on note l’apparition en Andalousie, en Espagne et en Afrique du Nord, d’une douzaine de Messies autoproclamés[11].

Les plus connus sont David Alroï en Iran au XIIème siècle, et surtout le kabbaliste Abraham Aboulafia au 13ième siècle.[12]

Aboulafia annonce le Messie et se présente lui-même, dès 1280, (il a 40 ans) comme le Messie. Il fait état de ses expériences mystiques personnelles[13]. Il entreprendra un voyage à Rome[14]. Il avait le projet de se faire reconnaître et même de se faire couronner comme roi-Messie par le pape Nicolas III. Ce dernier donne l’ordre d’arrêter Aboulafia et de le mettre à mort. Mais la disparition subite du dirigeant de la Chrétienté lui sauvera la vie. Par la suite, Aboulafia affirma avoir tué le pape au moyen du nom divin.

L’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 par les rois Catholiques Isabelle et Ferdinand, va être ressentie par le peuple juif comme une des crises les plus graves de son histoire après la chute du deuxième temple en l’an 70. Environ 200 000 juifs espagnols fuient le royaume.[15] Ces exilés espagnols se dispersent entre le Portugal, le nord de l’Europe et en majorité vers le bassin méditerranéen, où ils rejoignent un empire ottoman en pleine expansion[16].

Mais les exilés s’interrogent sur la signification de la catastrophe qui les a frappés. Ils cherchent une cohérence au sein des crises et du chaos des événements, veulent comprendre leur destin, la signification de leur existence.

La doctrine ésotérique de la Kabbale[17], par la largeur et la profondeur de sa vision, va leur apporter des réponses incomparables. Comme l’écrit Gershom Sholem, « la kabbale triompha parce qu’elle apportait une réponse valable aux grands problèmes du temps… ces réponses illuminaient le sens de l’exil et de la Rédemption, et plaçaient la condition historique unique d’Israël dans un cadre plus large, cosmique, même, celui de la création ».

La kabbale avait d’abord surgi en Provence et en Catalogne. La préoccupation messianique y devint de plus en plus évidente, par exemple dans le Zohar, le livre de la splendeur. Ce traité publié au XIIème siècle en Espagne par Moïse de Léon, est l’œuvre majeure de la mystique juive.

Mais ce messianisme mystique a surtout reçu une impulsion extraordinaire à la suite du développement à Safed, en Galilée, durant le seizième siècle, d’un centre de kabbale éminent. Safed comptait plus d’enthousiastes en quête d’un salut mystique que n’importe quelle autre ville. Ce nouveau centre spirituel  juif est fondé pour l’essentiel par des mystiques qui s’y étaient installés après l’expulsion des Juifs d’Espagne. Ce courant messianique fut incarné principalement par le rabbin Isaac Louria, dit le Ari, le lion, et son disciple Haïm Vital. Le premier affirmait recevoir des révélations du prophète Elie et le second avait une conscience certaine d’être investi d’un rôle messianique.

Le messianisme est intégré à la pensée et à l’expérience kabbalistique. La kabbale lourianique partie de Safed en Galilée, s’étendit rapidement sur le monde juif. Elle domina la sensibilité religieuse juive du dix-septième siècle. La croyance en l’enseignement lourianique comme un moyen de faire descendre le Messie était répandue dans les milieux kabbalistiques.

Comme le dit Moshe Idel, le fait que la littérature biblique soit si pauvre en discussions détaillées sur le Messie et si riche en spéculations volumineuses sur le détail[18] des prières et des préceptes, favorisa le développement de spéculations messianiques à caractère plutôt populaires.

Les mouvements messianiques ont souvent mis sur le devant de la scène des individus à l’autorité charismatique suffisante pour défier l’autorité établie du judaïsme rabbinique.  Il y eut par exemple Acher Lemmlein qui se proclame Messie en Italie, vers 1500. David Reubeni fut accueilli comme un prophète au Portugal et fut reçu en audience à Rome par le pape Clément VI en 1524. Salomon Molkho, marrane portugais et belle personnalité messianique, fut le porte-parole d'un judaïsme kabbalistique messianique. Il mourut en martyr à Rome en 1532.

Ces figures messianiques suscitaient de grandes espérances, mais cela se limitait à une province ou à un pays.

De toutes les vagues messianiques qui ont embrasé le monde juif, celle que déclenchera Sabbataï Tsvi à partir de 1665, a été la plus importante. Aucun autre mouvement messianique n’a entraîné, comme le sabbataïsme, la majorité du peuple juif, sans aucune distinction de classe ; aucun n’eut autant d’impact, aucun ne fut aussi galvanisant, aucun ne fit naître autant d'espérance dans le monde juif. Le chapitre sabbatéen marqua non seulement la conscience juive, mais aussi le monde. Sabbataï Tsvi joua un rôle sans équivalent.

Comment a-t-il pu susciter un si extraordinaire engouement ?

Voyons le cheminement de Sabbataï et les dates clé de son aventure.

VIE DE SABBATAI

Sabbataï naquit à Smyrne, un samedi d’août 1626 (5386), le neuf du mois d’Av[19]. Il était fréquent de nommer Sabbataï les enfants nés un chabbat, et le neuf du mois d’av tomba effectivement cette année-là un shabbat. De plus, le 9 du mois d’av est une date théologique. En effet, une ancienne tradition rabbinique dit que la date de la destruction du second temple doit aussi être celle de la naissance du Messie.

Les ancêtres de Sabbataï étaient des marranes d’origine espagnole. Le père, Mardochée, choisit de s’installer à Smyrne, ville appelée à devenir un grand centre de commerce.

Sabbataï était le deuxième des 3 fils[20] de Mardochée et Clara Tsvi. Il reçut une parfaite éducation religieuse et talmudique. Il maîtrisait totalement les sources de la culture rabbinique. Il est l’élève du plus illustre rabbin de Smyrne : Joseph Eskapha. Il quitte la yeshiva à l’âge de 15 ans et commence à se livrer à la discipline ascétique. Il se livrait à des mortifications, des jeûnes et des immersions rituelles. Il veut écarter le mauvais penchant qui pousse aux frivolités et renoncer à tous les plaisirs parce qu’ils amènent à pécher. Sabbataï n’exerça jamais la fonction rabbinique et était entretenu par sa famille. Selon certaines sources, il vivait dans la maison de son père, reclus et enfermé dans une chambre spéciale, se donnant totalement à ses études. Il était si érudit qu’il reçut à 18 ans le titre de hakham[21], sage

A ses études rabbiniques, Sabbataï rajouta, vers l’âge de 18-20 ans, l’étude de la kabbale. On dit qu’il l’étudia seul, sans maître ni mentor et même, au début, sans camarade d’étude. Il connaissait bien la doctrine lurianique, chargée de tensions messianiques, mais il se concentra surtout sur le zohar et le qanah, un ouvrage anonyme composé dans l’empire byzantin à la fin du 14ième siècle. Il sera influencé aussi par la kabbale extatique d’Aboulafia qui accorde une grande importance aux techniques de méditation sur les noms divins.

Sabbataï avait la réputation d’être un homme inspiré parmi ses concitoyens de Smyrne. Depuis longtemps, un certain nombre de jeunes étudiants de son âge se rassemblait autour de lui. Ils étudiaient avec lui la science talmudique et mystique, prenaient comme lui des bains rituels dans la mer et l’accompagnaient dans les champs hors de la ville pour se consacrer aux mystères de la Torah. Sabbatai avait une relation mystique particulière et intime avec son dieu personnel et vrai ; il parle souvent de son propre dieu. Sa doctrine ne sera pas centrée sur la capacité d’opérer des miracles et des prodiges, mais sur la faculté de percevoir Dieu. En cela, il se rapproche de Maïmonide et diffère de Yeshoua ben Yossef.

Mariages : Entre vingt ans et vingt-deux ans, Sabbataï épousa sa première femme, mais ne l’approcha pas. Il préféra divorcer quelques mois après, lorsque son beau-père porta plainte devant le tribunal rabbinique. Peu après, il épousa une autre femme et sa conduite fut semblable. Ce fut un mariage blanc suivi d’un divorce. Certains expliquent son attitude par son extrême sainteté, d’autres disent que Sabbataï, après le mariage, aurait eu une révélation de l’Esprit Saint selon laquelle ces femmes n’étaient pas les épouses qui lui étaient prédestinées.

Très tôt, Sabbataï fut tourmenté par des cauchemars à caractère sexuel[22]. Des rêves l’effrayaient mais il n’en racontait aucun. Dans la kabbale, la masturbation est interdite. On dit que la semence que l’homme éjacule en vain, engendre avec Lilith des anges maléfiques, des enfants de la prostitution, des démons.

Sabbataï se dit persécuté et possédé par des démons qui l’abordaient et le battaient, mais qu’il n’écoutait pas. Son entourage observe avec inquiétude les changements dans son comportement. Il se livre à des actions étranges et surtout transgresse ouvertement la loi. Il dit qu’il ne fait que ce qu’il doit faire.

Premières proclamations messianiques : Arrive alors 1648, année fatidique que le Zohar annonçait comme l’année de la rédemption du peuple d’Israël par le Messie. En guise de Rédemption, l’année apporte aux Juifs de Smyrne la nouvelle des massacres de Chmielnicki et de ses cosaques en Pologne. Au cours de ces années de sang, environ 700 communautés juives et plus de 250 000 juifs furent assassinés. Le sang juif fut versé comme de l’eau, note un contemporain. Ces carnages plongèrent  les juifs d’Europe de l’est au fond de l’abîme.

Des milliers et des milliers de juifs, aussi bien dans l’est que dans l’ouest de l’Europe, incapables d’endurer de nouvelles épreuves, commencèrent à considérer ce désastre comme les douleurs de l’enfantement de l’âge messianique et un présage de la venue du messie. L’année 1648 fut d’ailleurs rebaptisée douleurs de l’enfantement du messie.

Les massacres de 1648 ont donc contribué eux aussi au mouvement sabbataïste, même s’ils n’en sont pas la principale cause.

En tout cas, Sabbataï est très impressionné par les récits bouleversants des survivants. C’est à cette période, à 22 ans, qu’au cours d’une vision, il voit des patriarches l’assurer de son messianisme.  Il révèle à ses proches et amis, sa conviction d’être le Messie chargé de renverser les pouvoirs établis et de ramener le peuple élu à Jérusalem.

Ensuite, à Smyrne, il présente des accès mélancoliques. Il ne sort pas et se croit de nouveau poursuivi et tourmenté par les démons. Il prononce à plusieurs reprises le Tétragramme, c’est-à-dire le Saint Nom de Dieu[23], composé de 4 lettres en hébreu. Ces manifestations causent un certain émoi dans la communauté juive, mais ne portent pas encore à conséquence. Son entourage le considère comme un homme malade au comportement étrange.

Mais peu à peu, le rabbinat de Smyrne va perdre patience et prononcer le bannissement de l’agitateur messianique de la ville de Smyrne.

Les errances de Sabbataï : Après son bannissement de Smyrne, Sabbataï se rend à Salonique qui est la plus grande communauté juive de la région et un centre éminent d’études talmudiques et kabbalistiques. Sabbataï invite les rabbins de Salonique à un grand banquet. Et là, à la stupéfaction générale, il dresse un dais nuptial, sort les rouleaux de la Loi et procède à son union avec la Thora. Cela provoque un scandale. Le rabbinat prend ombrage de son comportement insolite. Sabbataï répond avec hauteur que sa Vocation l’autorise à agir de la sorte. Il est de nouveau expulsé.

Sabbataï se rend alors à Constantinople. Il y demeure 8 mois, mais un nouveau scandale se produit : après une période de dépression, Sabbataï se fait remarquer en rapportant un gros poisson habillé comme un nourrisson, qu’il installe dans un berceau. Le motif de cet acte étrange est que la rédemption d’Israël doit intervenir sous le signe des poissons. Et le berceau symbolise la lenteur du processus. Cela donne lieu à un nouveau scandale public. Nous sommes alors aux alentours de 1658.

En 1659, Sabbataï décide de revenir à Smyrne. Là-bas, tout le monde a oublié les événements passés. Mais l’esprit de Sabbataï demeure tourmenté et agité. Ses frères le considèrent comme une charge à supporter. Ils craignent ses étranges actions, source de déshonneur pour la famille. Ils lui suggèrent l’idée d’un départ pour la Palestine.

En 1662, Sabbataï reprend la route. Il passe par l’Egypte où il demeure quelques mois et se lie d’amitié avec le ‘Helebi Raphaël Joseph, trésorier du vice-roi d’Égypte et chef de la communauté juive.

Sabbataï arrive en Palestine au courant de l’été. A Jérusalem où il séjourne environ un an, il adopte son comportement habituel : mélange de sainteté ascétique et d’actes étranges et choquants. Ses excentricités font de lui un sujet de dérision générale. Il se fait cependant apprécier dans certains milieux, si bien que la communauté juive de Jérusalem, incapable de faire face aux demandes d’extorsion émanant des pachas et des gouverneurs turcs, le délèguent au Caire pour y récolter des fonds.

Sabbataï séjourne environ deux ans au Caire. C’est pendant cette période qu’eut lieu le 31 mars 1664, son étrange mariage avec l’orpheline Sarah[24].

Sarah[25], le personnage principal de mon livre, « La chanson de Meliselda », était une ancienne prostituée, rescapée dans son enfance des massacres de Chmielnicki en Pologne. Une vision lui avait montré qu’elle épouserait le Messie. Tous riaient d’elle, mais elle continuait de répéter qu’elle épouserait le Messie. Et comme elle répétait cela et qu’elle était de belle apparence, on parla d’elle à Sabbataï qui se trouvait alors en Egypte auprès du ‘Helebi Raphaël Joseph. Sabbataï pense tout de suite que Sarah est la femme qu’il lui faut. Il envoie donc des émissaires pour la faire venir de Livourne. Mon roman commence au moment où Sarah s’embarque pour le rejoindre.

Sarah, en arrivant en Egypte, se trouve confrontée à un personnage complexe, aux personnalités multiples.

Sabbataï avait un charme personnel très réel, un charisme magnétique. Quand il était dans son état d’illumination, il avait le visage embrasé, le regard brillant, et ceux qui le voyaient avaient l’impression de regarder un feu. Son apparence inspirait le respect. Il avait une voix agréable et plaisante. L’attrait particulier de sa personnalité ne manque pas d’éveiller une réelle sympathie et d’exercer la fascination. Mais Sabbataï est aussi un être à la figure sombre dont les actes sont étranges, les manifestations excessives et les propos peu cohérents.

Les contemporains de Sabbataï le traitaient de fou, de lunatique ou d’idiot.

En fait, Sabbataï Tsvi souffrait d’une psychose maniaco-dépressive, à laquelle s’ajoutaient probablement des éléments de paranoïa. Ce trouble bipolaire se développe à la puberté. Divers états pathologiques alternent parfois à des rythmes réguliers, parfois à des intervalles imprévisibles. Il y a les « bas », périodes d’abattement et de mélancolie, de passivité, d’angoisse psychique et de sentiment d’être persécuté. Sabbataï se disait sous l’influence de la planète Saturne, astre de la mélancolie et des caractères passifs, destructeurs. Et puis il y a les « hauts » qui sont des phases d’extrême exaltation mentale, de sentiments d’un bonheur sublime jusqu’à l’extase, et de certitude d’une inspiration venue du ciel. La personne ainsi atteinte peut même avoir des visions. Dans ses moments d’exaltation, un maniaque est susceptible d’accomplir des actes extraordinaires. Il peut se révéler un génie et avancer, en état d’« inspiration », les idées les plus originales. Mais, poussé par une impulsion supérieure et mystérieuse,  il peut aussi agir de la plus étrange façon.

C’était le cas de Sabbataï. Les jours d’angoisse et de dépression alternaient avec les jours de réjouissance et d’illumination.  Et Sabbataï est épuisé par son mal.

La rencontre décisive avec Nathan, la proclamation messianique et le début du mouvement sabbatéen.

C’est en Egypte que Sabbataï prend connaissance de rumeurs selon lesquelles un guérisseur d’âmes, résidant à Gaza, dévoile à chacun l’essence de son âme et l’itinéraire qu’elle doit suivre. Il décide en 1665 d’aller consulter ce prédicateur, Nathan Binyamin Lévi Ashkenazi, souvent désigné du nom de Nathan Gazati. Sabbataï espère calmer ses angoisses, ses luttes intérieures et trouver la paix de son âme.

Au cours du printemps, les deux kabbalistes passent plusieurs semaines à débattre. Nathan veut convaincre Sabbataï de sa mission messianique. Sabbataï n’y avait pensé jusque-là que dans ses périodes d’illumination. Sabbataï était un homme torturé et mal dans sa peau. Il était passif, dénué de volonté. Malgré sa solide érudition, il s’est toujours montré incapable de toute initiative d’envergure. Il avait bien de temps en temps des projets, mais il les abandonnait aussitôt. Son activité n’était d’aucune efficacité[26]. Il doutait même de son élection. Nathan lui réaffirme qu’il est l’homme choisi par Dieu. Et petit à petit, Sabbataï se laisse persuader par cet homme extrêmement doué, d’une brillante intelligence, à la personnalité forte et imposante.

Nathan de Gaza avait une quinzaine d’années de moins que Sabbataï. Né à Jérusalem autour de l’année 1643-44,  il est marié avec la fille borgne d’un riche marchand, Samuel Lissabona,  qui le met à l’abri des problèmes matériels. Nathan a étudié le Talmud avec facilité et brio. Il  est aussi un kabbaliste qui a des propensions mystiques. Il cherchait à recevoir les révélations des entités supérieures en fuyant[27] les plaisirs mondains et la société des hommes et en pratiquant des méthodes intellectuelles de méditation sur des noms divins[28] fixés d’avance. Il lui arrivait aussi de recevoir des révélations d’un Maggid. Les Maggidim sont des saints anges qui parlent par sa bouche du prophète[29]. (De nombreux kabbalistes reçurent la visite de mentors célestes qui leur apportaient la sagesse divine. On ignore souvent que Joseph Caro, bien connu pour avoir écrit le Shoulkhan Aroukh, en avait un aussi). Au cours de ces expériences d’extase et de vision mystique, Nathan a la conviction que le messie est vivant, qu’il est digne de régner sur Israël et que lui, Nathan, est son prophète. Il proclame que l’ère messianique débutera l’année suivante et que le Messie Sabbataï Tsvi ramènera les Dix tribus[30] d’Israël à la Terre promise.

Nathan saura utiliser les événements et justifier les actes de Sabbataï. Il remplace le terme de « manie » par celle d’ « illumination », et le terme de dépression par aliénation, « dissimulation du visage » ou « habité du mystère du déchu ». Comme le christianisme primitif, il prend comme point de départ l’antique paradoxe juif du serviteur souffrant d’Isaïe. Il compare les souffrances de Sabbataï à celles de Job et prétend qu’elles sont infligées par le ciel en expiation pour le peuple juif. C’est un concept de substitution.

Sans la rencontre avec Nathan, le mouvement de Sabbataï n’aurait jamais pris son élan. Nathan, avec son pouvoir visionnaire, ses capacités intellectuelles, sa pensée théologique originale et son énergie inépuisable, a favorisé le mouvement messianique de Sabbataï. Tous deux se complétaient de façon remarquable. On se trouve vraiment devant ce que Lacan appelle une folie à deux. Le délire de Nathan entretenait celui de Sabbataï. Nathan exerçait sur Sabbataï un grand ascendant. Il était son gardien, son thérapeute et son prophète. Il lui servira de lieutenant et assumera, dit Gershom Sholem, le rôle du Saint Jean Baptiste et du Saint Paul du courant sabbataïste.

Au cours d’une nouvelle phase d’illumination, en mai 1665, Sabbataï Tsvi se révèle comme l’oint de Dieu et de Jacob. Cette proclamation  déclenche une réaction en chaîne et les événements se succèdent rapidement. Le mouvement sabbatéen se développe en Palestine, divisant les communautés en croyants s’ils répondent à l’appel du nouveau Messie, et en non-croyants, renégats, kofrim. La personne de Sabbataï est divinisée. Ses disciples, les croyants, vont le désigner sous le nom d’Amirah. Ce sont les initiales des mots hébreux signifiant : Notre seigneur est roi, que sa majesté soit exaltée !

Mais une majorité des rabbins de Jérusalem prononce son expulsion au motif que ses actes étranges (maasim razim) revêtent un caractère blasphématoire.

Extension du mouvement : Sabbataï se rend à Alep où lui sont témoignés beaucoup d’honneurs. De là, des messages enthousiastes sont envoyés aux différentes communautés de Turquie et au rabbinat de Jérusalem. A Smyrne, son arrivée est saluée par d’impressionnants cortèges de croyants. Il est accueilli en triomphe à la synagogue aux cris de « Vive notre roi, le Messie ! »

C’est l’apogée des espoirs messianiques. Le vieux rêve juif d’une libération nationale, entretenu symboliquement de génération en génération, refait surface, s’enflamme et éveille la totalité du peuple juif.

La vague d’enthousiasme se propage. A partir de septembre 1665, des lettres exaltées parviennent en différents endroits : Constantinople, Venise, Alexandrie, Tripoli, les grandes villes juives du Maroc, Amsterdam, Londres. La gazette d’Oxford signale par exemple que 600 000 personnes sont arrivées à la Mecque, affirmant qu’ils appartiennent aux 10 tribus perdues. Des nouvelles légendaires se rajoutent aux récits plus ou moins objectifs. Elles gagnent la diaspora d’Europe et d’Asie, ainsi que la Terre Sainte. Les croyants voient partout des miracles.

En décembre 1665, au moment de la fête juive de Hanoukka, Sabbataï entre dans une phase d’illumination particulièrement intense. Le samedi 12 décembre, il transgresse le shabbat en se faisant ouvrir la porte de la synagogue portugaise (la place forte de ses opposants) à coups de hache. Il occupe la synagogue, insulte les rabbins qui osent lui tenir tête, s’empare de la Torah, et se met à chanter et à danser frénétiquement, et en particulier la chanson de Meliselda. Cette vieille chanson  d’amour castillane était très populaire parmi les exilés espagnols de Turquie.

Pour Sabbataï, l’histoire de l’amant  de la fille de l’empereur devenait une allégorie mystique concernant sa propre personne. Il était comme un fiancé sortant de sa chambre, l’époux de la Torah chérie. Sabbataï prononce ensuite le « Nom ineffable de Dieu », mange les graisses interdites, se proclame à nouveau Messie, partage la terre entière entre ses principaux disciples, nomme des vice-rois pour Rome et Constantinople, et fait monter dix femmes[31] à la Torah. La première, bien sûr, est Sarah.

Sabbataï devient omnipotent au sein de la communauté. Il entreprend d’écraser tous ceux qui lui font obstacle. Chacune de ses actions augmente l’hystérie collective qui, en retour, entraîne Sabbataï dans son tourbillon. Ses partisans multiplient les rapports au sujet des actes miraculeux prétendument accomplis par leur Messie, de sorte que l’attente messianique se trouve portée à incandescence. La communauté est en ébullition. Les partisans de Sabbataï se multiplient.

La frénésie s’empare de la communauté juive. Des centaines et des milliers de femmes et d’hommes, et même des petits enfants, tombaient à terre et débitaient en langue sacrée, des secrets de la kabbale et des prophéties sur le Messie Sabbataï Tsvi. Cela rappelle les manifestations d’épilepsie. Cette prophétie collective qui apparaît à Smyrne, se répand à tout le monde juif.

Tous les Juifs se réjouissaient, pensaient que la fin du monde était arrivée. Et les voilà qui jeûnent plusieurs jours par semaine, qui s’immergent l’hiver sous la glace, qui vendent leurs possessions. Ils liquident leurs commerces, abandonnent leurs affaires, ne paient plus leurs dettes. Ils enlèvent même le toit de leurs maisons pour être plus vite transportés à Jérusalem sur un nuage.

Comme le dit le London Gazette : « dernièrement, notre commerce a été fort entravé dans ces régions, tous les Juifs se trouvant dans une espèce d’affolement par l’arrivée de Sabbataï, le Juif prophétique… toutes les nations voisines[32] ont les yeux fixés sur eux. »

Pendant ce temps, la tension grandit à Constantinople, dans l’attente de Sabbataï. On pense que le nouveau Messie va enlever la couronne de la tête du Sultan, la mettre sur la sienne et exiger l’Empire. Quand Sabbataï arrive à Constantinople, ils l’ovationnent au cri de : Vive le Sultan Sabbataï Tsvi !

Mais, à peine débarqué, Sabbataï est arrêté. Jusqu’à présent, Sabbataï avait réussi à échapper aux autorités turques, moyennant de généreuses offrandes. Cette fois, il est conduit devant le Grand Vizir Ahmed köprülü. Celui-ci craint l’arrêt des activités commerciales de la communauté juive, qui joue un rôle important dans l’économie turque. La situation de Sabbataï semble désespérée. Il est simplement condamné à l’emprisonnement, clémence interprétée comme miraculeuse. Tous ces événements ont lieu avant le 18 mars 1666.

Après deux mois de détention, le prisonnier est transféré dans la forteresse de Gallipoli, que ses adeptes surnommeront Migdal Oz, la tour de la force. Sarah le rejoint. Là, il mène une vie somptueuse grâce au soutien de ses adhérents. Il tient une sorte de cour. Sa cellule devient un centre de pèlerinage. La foi était si forte parmi les masses et même chez les rabbins et dirigeants des communautés[33], que quiconque émettait un doute sur l’authenticité du Messie était considéré comme impie.

Même enfermé, Sabbataï agit. Il révolutionne le calendrier juif, abolit les jeûnes dont celui du 9 av qui est celui de son anniversaire, les transforme en jours de fête, célèbre les 3 fêtes de pèlerinage en une seule semaine, prophétise que Dieu lui donnera une nouvelle loi et de nouveaux commandements afin de réparer tous les mondes. Toutes les choses auparavant défendues deviennent licites. Dans une des bénédictions, il transforme matir assourim, qui libère les prisonniers en matir issourim qui permet les choses défendues, ce qui rend la bénédiction blasphématoire[34].

Mais des plaintes sont déposées. Le 16 septembre 1666, Sabbataï est sorti brutalement de sa prison et transporté sous escorte à l’endroit où le sultan tient sa cour. Le sultan Mohamed (Mahmoud) IV n’entend pas qu’on se moque de sa personne. De plus, il comprend que la nouvelle religion créée par Sabbataï Tsvi et centrée sur lui-même, ressemble à celle des Chrétiens. Si l’élu était exécuté, les gens croiraient en lui plus que jamais. Il deviendrait un Messie-martyre. La nouvelle croyance pourrait renverser l’Empire, tenu pour responsable d’avoir empêché la Rédemption. Un nouveau Christianisme[35] serait dangereux.

Au cours de l’audience, Sabbataï rejette avec énergie toutes les « folies », dit-il, dont on l’accuse. Il est placé devant l’alternative : mise à mort immédiate ou conversion à l’Islam. À moins qu’il ne prouvât sa qualité par un miracle ; si, dépouillé tout nu devant les plus habiles tireurs d’arc, sa chair résistait aux flèches empoisonnées, il serait reconnu pour l’Envoyé de Dieu et mériterait tous les honneurs.

Et Sabbataï choisit de se convertir à l’islam. Il jette son bonnet à terre, est coiffé d’un grand turban et il est revêtu d’une superbe tunique. Le Sultan lui donne le nom de Mehemed Effendi, lui confère le titre de kapigi basi Utrak, gardien des portes du palais, fonction dont le titulaire est dispensé de partir à la guerre ; il lui accorde une rente conséquente et lui octroie une demi-douzaine d’épouses.

C’est la consternation ! Une déception gigantesque dans le peuple juif. Les espoirs d’un retour à Sion sombrent. La ferveur messianique s’éteint. Ce triste dénouement a quelque chose d’à la fois absurde et tragique.

On pouvait penser que l’apostasie d’un Messie juif mettrait fin à son mouvement. Mais non.

Sabbataï conservait des partisans et quelques groupes vont se constituer pour défendre et justifier l’apostasie[36].

Fidèle à lui-même, Nathan présente la conversion à l’Islam de Sabbataï comme une descente dans la profondeur des écorces afin de délivrer les étincelles divines perdues. En effet, avant que le salut du monde s’accomplisse, le messie, en prenant de grands risques et au prix d’un immense sacrifice, devait plonger lui-même dans le domaine des ténèbres et du mal, ce que la kabbale appelle les klipot[37], les écorces, afin de délivrer et élever les étincelles de lumière ou de sainteté, les nitsonot, retenues prisonnières.

Dès que cette tâche aura été accomplie, le royaume du mal s’effondrera de lui-même car il ne peut tenir debout que grâce aux étincelles divines qui sont en son sein. Le messie est donc forcé de commettre des actes étranges pour rétablir la grande harmonie troublée par la brisure des vases (shevirat ha kelim) et le péché d’Adam. Ainsi arrivera le tikkoun, ou réparation, restauration de l’ordre idéal.

Et le mouvement, clandestin et marginal, continue. Les Sabbatéens, extérieurement musulmans, cultivent intérieurement un judaïsme ésotérique. De même, Sabbataï joue double jeu. Il affecte d’être un pieux musulman, amène à l’Islam de nombreux juifs, et s’adresse encore aux juifs en tant que Rédempteur d’Israël. Il leur explique que sa conversion n’avait pour but que d’amener des milliers de musulmans à embrasser le judaïsme.

Durant la Pâque de 1668, Sabbataï voit apparaître 24000 anges qui lui disent : « tu es notre Seigneur, tu es notre roi, tu es notre Rédempteur ».

Le 6 mars 1671, Sabbataï divorce de Sarah qu’il a épousée sept ans auparavant. Celle-ci lui a donné en 1667 un fils, Ismaël-Mardochée.

Pendant ce temps, le judaïsme orthodoxe lutte de toutes ses forces pour détruire ce qu’il appelle « la racine du venin ». Certains écrits font état d’« abominations insoutenables commises à la cour de Sabbataï. »

En 1672, Sabbataï se voit accusé d’avoir blasphémé et renié l’Islam, ce qui entraîne normalement la peine capitale. Il est arrêté mais, de nouveau, il parvient à s’en tirer. Il est simplement condamné à l’exil en Morée. Il reçoit de rares visites. Sarah qui vient le rejoindre, meurt en 1674.

Sabbataï fera un dernier mariage en 1675, avec Jocheved, la fille de Joseph Filosof.

En 1676, au cours d’une nouvelle illumination, il gravit la tour d’une mosquée en chantant des mélodies.

Le 17 septembre1676, jour de kippour, Sabbataï mourra d’une occlusion intestinale deux mois avant ses 50 ans et dix ans après son apostasie. Cette mort sera interprétée par ses croyants comme une occultation du messie. Ils suivirent Sabbataï jusqu’à ses derniers instants et expliquèrent qu’il était encore en vie, mais dérobé aux yeux des vivants. Ils continuèrent à croire qu’il reviendrait les sortir de l’exil.

Nathan ne se convertit pas. Réduit à une vie d’errance, il survivra quatre ans à Sabbataï. Il mourra en 1680 à Sofia. Sa pierre tombale qui portait l’inscription « Ta faute est expiée, ô fille de Sion », résista jusqu’à la seconde guerre mondiale. Nathan de Gaza resta l’objet d’une extraordinaire vénération. Ses écrits ont influencé un grand nombre de kabbalistes.

Répercussions : Le mouvement de Sabbataï Tsvi eut une influence considérable et dura dans certaines régions presque un siècle.

Jacob Querido, fils de Joseph Filosof et frère de Jocheved, la quatrième et dernière femme de Sabbataï Tsvi, devint à Salonique le chef des Sabbatéens. Considéré par eux comme l’incarnation de Sabbataï dont il prétendait être le fils, il adopta le nom de Jacob Zvi et fut appelé aussi Saint Senor. Avec quatre cents disciples, il se convertit à l’Islam et fonda la secte sabbatéenne des Dunmeh, ceux qui ont tourné leurs vestes, apostat, en turc, Sazanikos, en espagnol.

Cette secte judéo-islamiste, établie à Istanbul, compte aujourd’hui encore plusieurs centaines d’adeptes. Ils ont fait construire une mosquée Dunmeh à Salonique et pratiquent une religion syncrétique ambiguë à la fois musulmane et juive, forme de marranisme volontaire.

A leurs yeux, Sabbataï  était le véritable roi-Messie qui rassemblerait les dispersés d’Israël des 4 coins de la terre, et Dieu se manifesterait visiblement lors de la parousie du Messie. Ils insistent sur l’égalité des hommes et des femmes, se marient entre eux et incluent dans leurs prières la liturgie de la ballade de Meliselda. Il faut noter que, lorsque les Nazis déportèrent la communauté juive de Salonique, les disciples de Sabbataï furent épargnés grâce au refus des rabbins de les reconnaître comme de vrais Juifs.

L’hérésie de Jacob Frank, 100 ans après, en Podolie, surgira de cette effervescence. Jacob Frank se disait la réincarnation de Sabbataï Tsvi et estimait pouvoir s’affranchir de la Loi religieuse, au nom d’une Torah spirituelle, la Torah de-atsilout ou Torah de l’émanation. Il fera aussi croire à ses disciples, qu’il faut tomber dans la faute pour gravir les échelons de la sainteté.  (doctrine de la rédemption par le péché[38]). Il embrassa le christianisme mais, arrêté pour blasphème, il sera incarcéré dans un cloitre durant 13 années. Sa fille Eva devint la sainte maîtresse de la secte. 

Une assemblée rabbinique soucieuse d’extirper l’hérésie, prononcera un "herem", une excommunication, à l’encontre de cette secte.

Ces drames de la désillusion vont entraîner une grande méfiance envers la kabbale et les courants messianiques. Les rabbins de la diaspora ont fréquemment attaqué et ostracisé tous ceux qui, comme Aboulafia ou Sabbataï Tsvi, se réclament de la kabbale. Ils vont exhorter toutes les communautés à s’éloigner de tout ce qui apparaissait comme ésotérisme ou mysticisme pour ne s’attacher qu’à la loi pure.

Ils vont par exemple lancer, en 1735, un anathème contre le jeune kabbaliste Rabbi Moche Hayim Luzzatto (dit le Ramhal), qui écrivait, comme Nathan, sous la dictée d’un Maguid.

Le 19ième siècle assiste à une résurgence de plusieurs manifestations de messianisme aigu. Israël ben Eliezer chem tov, désigné sous le nom de Le Baal shem tov[39] ou le Besht, fondateur au dix-huitième siècle du Hassidisme,[40] disait avoir l’âme du Machia’h. Il pensait qu’il y avait en Sabbataï Tsvi une étincelle de sainteté, mais que Samaël l’avait pris dans ses filets.
Il disait être venu réparer la faute de Sabbataï Tsvi. Dans une épitre, le Baal Shem tov raconte comment, grâce à certaines pratiques (qui ressemblent aux techniques mystiques d’Aboulafia), il a accompli l’ascension de son âme dans les mondes supérieurs.

Certains chefs spirituels hassidiques ont assumé une mission messianique. Rabbi Nahman de Bratslav, par exemple, déclarait avoir pour âme celle du Messie, laquelle ne pouvant se révéler au monde que le temps venu.

Au début des années 1990, une effervescence messianique sans équivalent depuis le sabbatianisme se déclencha en effet autour de Menahem Mendel Shneersohn, le dernier maître du hassidisme de Loubavitch.  Beaucoup de ses adeptes le vénèrent encore aujourd’hui comme le Messie, même après sa mort.

La fondation de l'état d'Israël est pour certains un commencement de réalisation de la promesse messianique. Elle est souvent qualifiée de « commencement de la floraison de notre rédemption »[41]. Nous pensons bien sûr au prophète Ezéchiel qui donnait comme signe évident de la fin de l’exil le fait que les arbres d’Israël donnent leurs fruits.

Certaines doctrines messianiques mettent en valeur le statut particulier de la Terre d’Israël et appellent les hassidim à venir s’y établir.

Beaucoup de rabbanim pensent que nous vivons des temps pré-messianiques, que les signes annonciateurs de la venue[42] du Machia’h sont en place et que le temps final décidé par Dieu est proche. Ils prévoient des événements grandioses[43].

Pour le Rav Dynovisz, par exemple, nous sommes rentrés dans la période de Machia’h ben David depuis le 14 mai 2018 à 16h.

Un influent rabbin d’Israël a averti qu’en 2022 il y aurait un grand signe dans les cieux de la venue du Messie.

Actuellement, dans la synagogue Ben Zakaï à Jérusalem, un flacon d’huile et un shofar attendent la venue du Messie. Et une légende dit qu’il existe un tunnel secret reliant directement cette synagogue au Mont du Temple.

En ces « temps marranes[44] » que nous vivons, nous continuons d’attendre le vrai Messie[45] qui doit venir « aujourd’hui si vous écoutez Sa voix », dit un Midrach. Selon une tradition très répandue, en effet, un messie potentiel se lève à chaque génération, mais ne peut s’accomplir que si la génération en est digne.

Je pense que l'étincelle du Messie habite chacun de nous. Chacun possède en lui le Messie, en puissance. Chacun possède une dimension messianique[46].

Peut-être le Messie est-il fait pour ne pas venir ?

Mais peut-être est-ce lui qui attend que nous le cherchions[47].

Ani Maamin. « Je crois d’une foi parfaite en la venue du Messie. Même s’il tarde à venir, cependant je l’attendrai. J’attendrai chaque jour jusqu’à ce qu’il vienne ». Avec ce chant le peuple Juif s’est rendu aux chambres à gaz, dit le rabbi de Modzitz[48], et avec lui, les Juifs marcheront pour saluer Machia’h.

La Chanson de Meliselda ou Sarah, la fiancée du Messie

Fanny Lévy (éditions Orizons)

Ce roman se passe au 17ième siècle, à une époque de terreur, de massacres et d’espoirs messianiques.

Sarah, belle et sensuelle jeune femme juive à la vie tumultueuse, rêve de sortir de sa condition et d’épouser le messie.

Le roman commence au moment où elle s’embarque pour Smyrne où un certain Sabbataï Tsvi qui a entendu parler d’elle, la fait venir.

A son arrivée, Sarah se trouve face à un personnage à la figure sombre et ambigüe. Un personnage complexe qui va peu à peu troubler tous les esprits, et même ceux d’intellectuels réputés, se faire passer pour le roi messianique et susciter non seulement une vague d’enthousiasme mystique, mais le plus grand mouvement messianique du judaïsme de ce dernier millénaire.

Ce roman est l’histoire de la passion de Sarah pour Sabbataï Tsvi, le messie noir à l’âme déchirée. C’est aussi l’histoire de sa fascination–répulsion pour Nathan, le troublant guérisseur d’âmes.

Sarah est un personnage complexe et ambigu, à l’identité boiteuse. Une femme qui incarne toutes les femmes, de la prostituée à la sainte, une femme à la personnalité multiple, une femme perdue devenue reine. Sa vie brève, tumultueuse et houleuse, aussi tourmentée que celle du peuple juif, est le pivot d’un épisode trouble, captivant et crucial de l’histoire juive, un épisode qui marque la conscience juive moderne.

On a souvent qualifié Sabbataï Tsvi d’imposteur. Fanny Lévy le voit plutôt comme un être en quête d’expériences mystiques, mais victime d’une maladie qui ne le lâche pas et qui le rend prisonnier de son propre rythme psychique. Quelqu’un qui tourne en rond.

Sarah et Sabbataï sont des êtres déchirés aux personnalités multiples et à l’âme tumultueuse. A travers eux, c’est la comédie humaine avec ses folies et ses masques qui forme le thème principal de ce livre truffé de références.

Sarah, l'épouse de Sabbataï Tsvi, a existé, comme la plupart des autres personnages du roman ; mais elle n'a laissé aucune trace de son passage sur terre. Ce que nous savons de son enfance tient davantage de la légende que de l’histoire.
Certains disent qu’elle fut convertie de force au catholicisme et élevée par des nonnes dans un couvent, qu’elle fut servante et prostituée et qu’elle rêvait d’épouser le Messie.
Sa vie et le rôle qu’elle joua auprès du fascinant pseudo-messie Sabbataï Tsvi sont une énigme, ce qui a fourni à Fanny Lévy un sujet d’inspiration idéal.

Elle a pu ainsi s’accorder toute liberté avec l’histoire, laisser libre cours à son imagination, se donner, comme l’écrit Balzac dans la préface du Cabinet des Antiques, « plutôt l’esprit que la lettre des événements ». Ce roman appartient à ce que Marcel Schwob désignait comme les vies imaginaires. Mais il a aussi un accent de vérité historique.

A travers les personnages de ce livre, nous découvrons ce qui, en chacun de nous, est mesquin et médiocre ; l’être humain est vu dans tous ses aspects, avec ses incertitudes psychiques, son ambivalence psychologique. On entre dans leurs zones fragiles et secrètes. C’est la comédie humaine, avec ses folies et ses masques.

C’est un roman sur l’amour, la passion, la jalousie, la folie, la kabbale et le messianisme. Il mêle le romanesque le plus fou aux connaissances les plus cachées et propose une méditation sur l’énigme de l’existence et des réflexions sur l’imminence du désastre. (Les massacres de Chmielnicki sont reliés à l’hérésie de Sabbataï Tsvi.)

On y trouve des scènes variées : scènes de dépression, d’illumination, de possession, d’amour, de débauche. L’on y trouve aussi des rêves, ainsi que des leitmotivs, comme, par exemple, l’attente de Sarah. Cette attente est celle du Messie, mais aussi celle de la bien-aimée du Cantique des cantiques.

Un espoir fou. L’Esperanza de Sarah est celle de beaucoup de marranes. Une Esperanza  qui est un trait juif par excellence. Le cercle et le tourner en rond sont aussi les leitmotive de ce livre, ainsi que, bien sûr, la chanson de Meliselda. Cette vieille chanson  d’amour castillane, était très populaire parmi les exilés espagnols de Turquie. Pour Sabbataï, l’histoire de l’amant  de la fille de l’empereur devenait une allégorie mystique concernant sa propre personne. Il était comme un fiancé sortant de sa chambre, l’époux de la Torah chérie.

Ce livre dans lequel chaque chapitre est précédé de citations, est une symphonie en quatre temps, quatre lettres du nom de Dieu., où la musique est importante (C’est par un chant que s’achève la Torah. Seule la poésie peut exprimer les vérités les plus indicibles. Le poète rejoint le prophète. Le chant a quelque chose de spirituel. On fait descendre l’infini par le chant, plume de l’âme. La musique nous renvoie au beth ha miqdach). Certains moments se répondent et s’enfantent, le début et la fin, par exemple. La fin rejoint le commencement.

Quelques passages du livre

Pages 30 à 32

(Sic) Sarah avait longtemps laissé couler le mal en elle. Arriverait-elle à le rejeter, à décoller d’elle son ancienne vie et à en commencer une deuxième ? N’était-elle pas trop abîmée par la luxure ? Elle se sentait des affinités avec la nature agitée, visionnaire, portée à l’extase, de Cardoso.
Elle comprenait son déchirement. Enfant en Pologne, après avoir perdu sa famille lors des massacres de Chmielnicki, elle avait été, comme les Marranos d’Espagne et du Portugal, convertie de force au catholicisme.
Après sa fuite du couvent, elle avait été jetée dans un monde hostile. Toujours sur le qui-vive, elle avait erré d’un endroit à l’autre, sans certitude autre que l’insécurité, avec le besoin d’être ailleurs que là où elle se trouvait. Elle avait l’ailleurs en elle. Partir. Toujours partir. Comme la route qui s’en va d’elle-même. Elle avait travaillé dans des brefotrofi, lieux d’assistance et de soins pour les enfants délaissés, avait été servante, diseuse de bonne aventure et prostituée. Dans un lieu de péché où la lumière s’était tue, elle avait vu fonctionner un corps absent, étranger, une chair animale vendue. Soumise à une sorte de fatalité, rabaissée au rang de bétail, elle s’étendait sur des couches comme sur une planche de boucher, se laissait piétiner, écraser et salir. Figée dans un espace irréel, l’âme engourdie, elle roulait d'un endroit à l'autre, jusqu’aux recoins les plus vils et se vautrait dans les saletés du monde. Mais ses songes n’étaient pas souillés.

(sic) Et puis, pendant son service chez un Rav d’Amsterdam, un événement avait donné au monde la couleur de son espérance. Deux émissaires de Jérusalem venus collecter de l’argent, avaient parlé d’un homme aux pouvoirs extraordinaires. Ce Sabbataï Tsvi avait la taille d’un cèdre et s’était révélé secrètement à ses disciples comme le Mashia’h, le Sauveur. Il disparaîtrait neuf mois après son apparition mais reviendrait monté sur un lion céleste. Déjà, des prodiges se déroulaient. Le cœur de Sarah s’était mis à battre follement. Cette révélation, elle en était sûre, la concernait. Sabbataï Tsvi était celui dont elle avait rêvé et qu’elle avait imaginé cheminant près d’elle sur un cheval à la selle de soie. Peu après, la lettre du Caire avait fait s’ouvrir une fenêtre sur la tristesse de sa vie. Son attente avait pris corps.

—Oui, demoiselle, répéta Abraham Cardoso comme s’il avait deviné les pensées de Sarah, pour arriver au bien, nous devons garder l’esperanza et jeter les mauvaises actions.

Sarah se souvenait des siennes comme si elles avaient été accomplies par une autre. Elle ferma les yeux pour chasser ces images collées à ses paupières. Elle ne voulait plus songer aux salissures de son passé. Il était temps de les jeter comme des feuilles mortes dans la poubelle de l’oubli. A présent, une page se tournait. Elle était conduite vers un futur lumineux. Elle partait vers la lumière de l’Orient et peut-être aussi vers elle-même, vers son nom. Elle allait enfin trouver sa place et renaître de ses cendres, comme les Juifs d’Amsterdam des cendres de l’Inquisition. Changer de lieu signifiait changer de chance. Chaque événement arrive au moment voulu par le Maître des destinées. Qui aurait cru qu’elle traverserait l’impossible et larguerait les amarres vers le pays de son rêve ?

Sarah scruta le large et suivit du regard les mouettes qui passaient au-dessus d’elle. Quel message secret portaient-elles ? Le mouvement de leurs ailes était-il de bon augure ? Elle imagina que ses pensées pénétraient dans leur plumage et étaient emmenées à l’autre bout du monde. Elle eut envie de se laisser glisser. Loin.

Abraham Cardoso chanta en ladino, langue de sa patrie perdue, une lancinante mélopée : Ya viene mashia’h, de los altos cielos, shofar d’oro en mano, lo viene tanendo.[49]

Cette complainte judéo-espagnole émut Sarah. Elle avait hâte de rencontrer et de conquérir son Messie. Elle imagina Sabbataï Tsvi émergeant du ciel, revêtu d’une tunique rouge et posant une couronne dorée sur sa tête.

Pages 62-63

—On pourrait te croire échappée d’un roman, ma toute belle. Tes yeux dansent et tes cheveux chantent. Tu crées un récit poétique avec ton corps. Un corps comme… Oui, comme un texte kabbalistique. Te dévoiler, c’est comme découvrir le secret des lettres hébraïques. Ta chair est parole vivante. Tu ressembles à Bethsabée, la désirée du roi David.

Sabbataï regarda Sarah avec embarras. Ne jugeait-elle pas ses mots désuets ? Non, elle semblait ravie d’être comparée à Bethsabée. Théodore, le jeune artiste à qui elle avait servi de modèle pour la figure de Marie-Madeleine,  lui trouvait, se rappela-t-elle, un visage biblique.

—Comme la reine Esther, un fil de grâce s’étend sur ton visage. Ta beauté est pareille à la splendeur du firmament d’en haut. Elle est la preuve du Gan Eden, ma fiancée des délices. Tu en as la senteur.

Sabbataï songea que le sens caché de Gan Eden, le jardin d’Eden, c’était le ad naggen, jusqu’à ce qu’il joue, ainsi qu’il était écrit au sujet du prophète Elisée : tandis que le musicien jouait, la prophétie s’empara de lui. Pour recevoir l’Esprit saint, les prophètes se servaient de la science musicale, comparable à la technique de la combinaison des lettres. Le temps de chanter était venu. Bereshit, au commencement, le premier mot de la Genèse, pouvait se lire, en permutant les lettres : dans le chant du désir. Le désir était à la source de tout. Il était un arbre de vie.

Esta noche mis kavalyeros / durmi kon una donzella… chanta Sabbataï en se balançant au rythme de la mélodie. Cette nuit, mes chevaliers / Avec une damoiselle ai dormi / Qu’en aucun de mes jours / Pareille jamais n’ai rencontrée. / Meliselda est son nom, Meliselda gracieuse et belle

Sarah était émue. Il lui semblait reconnaître cet ancien chant d’amour espagnol ; comme si elle l’avait longtemps attendu. L’image de Meliselda, la fille de l’Empereur, représentait, expliqua Sabbataï, l’émanation terrestre de Dieu. De même, l’homme et la femme étaient une partie de L’Éternel. Les couples réussis résultaient des retrouvailles entre les deux moitiés d’une âme unique et androgyne, qui avait été scindée lors de sa venue en ce monde. Deux parties complémentaires. L’homme donnait à son épouse six forces de l’âme, elle lui donnait la septième, la Malkhout, c’est-à-dire la force de concrétiser.

— Tu me donnes déjà cette force, ma belle enfant. Tu es la part féminine de mon âme. Nous nous sommes rencontrés dans le monde de l’infini.

Grisée par ces louanges, Sarah se laissa bercer par la douce mélodie de la voix de Sabbataï, la musique de ses mots. Du miel et du lait étaient sous sa langue. Il était un réceptacle plein de paroles. Des paroles qui faisaient cercle autour d’elle, qu’elle aurait voulu voir écrites dans un livre. Elle contempla son époux avec fierté. Le Messie tellement attendu était devant elle. Et sa bien-aimée, c’était elle, Sarah Tsvi. Elle se répéta avec délices son nouveau nom.

Sabbataï s’étendit à ses côtés, prit le visage de Sarah entre ses mains, attacha son regard au sien. Ils restèrent longtemps blottis l’un contre l’autre. Le corps de Sarah chantait et son âme vibrait de silence vers Sabbataï comme celle du psalmiste vers Dieu. Un silence situé avant la possibilité du mal et contenant davantage que tous les mots du monde. Chacun entendait le silence de l’autre et s’y introduisait. Ils étaient comme deux instruments accordés pour faire sonner la musique des plus hautes sphères du divin.

Pages 195 à 198

Reb Ouriel fut interrompu par des pierres jetées aux fenêtres. Les Juifs furent traités de kopher, mécréants, et d’hérétiques. Pourtant, interrogea Sarah, les Juifs n'étaient-ils pas pour eux ahl al-kitâb, les gens du livre ?

Reb Ouriel posa un regard bienveillant sur la reine Sarah. Celui qui faisait du mal au peuple du livre, avait en effet dit le prophète Mahomet, était comme s’il faisait mal à lui-même.

Le Maître de maison serra les poings. Ceux qui se dressaient contre les Juifs se dressaient aussi contre le créateur de l’univers. Yim’ach shemam, que le nom de leurs ennemis soit effacé ! Mais les gentils ne les accableraient bientôt plus de leurs moqueries. Les dix plaies d'Égypte ne tarderaient pas à les frapper. Les vingt-six anges qui tenaient l’épée de Dieu allaient nettoyer le monde. Durant plus de mille ans, les Juifs avaient espéré que l’Éternel leur enverrait le Messie en rédemption de leurs souffrances. A présent, le temps du roucoulement était arrivé. Des miracles allaient se produire. Le maître de l’univers réserverait une grande félicité à Israël. Et les Gentils s’assembleraient eux aussi, ils contempleraient Israël priant dans ses synagogues et ils auraient grand effroi et grande honte. Et ils diraient : En vérité, le salut est sur Israël et nous les avons raillés. » Les artisans du mal se disloqueraient et leur peuple retrouverait sa première place. Amen et amen et amen.

Sarah admirait ces gens à la simplicité confiante. Leurs visages reflétaient leur tranquillité d’âme. Ils manquaient de tout mais, concentrés dans l'attente du monde qui venait, ils ne vivaient plus la vie du monde présent. Insoucieux de leurs corps et de leur argent, ils avaient abandonné tout sentiment terrestre. L’essentiel était le spirituel. Ils se soumettaient à Dieu dans tous les détails de leur vie, ne voyaient que la partie divine de chaque chose, que le bien lumineux chez l’autre. Ils savaient se faire tout petits, comme la lettre yod, première consonne du Tétragramme divin et première lettre du nom du peuple juif. Reb Ouriel avait mis fin à ses affaires et vendu à perte le peu de biens qu’il possédait pour être prêt à suivre Sabbataï Tsvi en Terre sainte. Plongé dans l’euphorie, il n’accordait plus d’importance à l’argent. Les biens matériels provenaient des mondes inférieurs. A eux, les maaminim, il serait donné bien plus : les voies du monde supérieur. A quoi bon la possession puisqu’ils se présenteraient devant Dieu comme Il les avait faits, c’est-à-dire nus ?

Sarah se rappela les hommes-éclair qui, à Amsterdam, pour la même raison, couraient, nus, à travers les rues.

Persuadé que la venue du Messie abolissait ses dettes, Reb Ouriel ne payait même plus ses créanciers. Pour l’expiation de ses fautes, il jeûnait plusieurs jours par semaine, jusqu'à presque mourir de faim, et se piquait le dos avec des épingles en récitant les dévotions pénitentielles composées par Moharan, notre maître le saint rabbin Nathan. Il se préparait à loger un membre des dix anciennes tribus dispersées, laissait ouverts les livres hébreux pour témoigner du caractère religieux de sa demeure et se couchait tout habillé au cas où le Messie arriverait dans la nuit, monté sur son âne. Il suivait l'exemple du lépreux de l'école de Rabbi qui soignait ses plaies l'une après l'autre et ne dénudait pas la plaie suivante avant d'avoir pansé la précédente. Il pouvait en effet être appelé à tout moment. Il avait rencontré dans la rue le prophète Élie. Il avait une barbe soyeuse, un grand œil à droite et deux petits à gauche. Habillé de blanc avec une ceinture noire, il s’était présenté par son nom et avait exprimé son mécontentement parce que les Juifs n'observaient pas régulièrement les traditions des Anciens. Il les avait exhortés à laisser pousser des mèches de cheveux aux coins de leurs têtes et à porter sur les bords de leurs vêtements des franges et un ruban bleu. S’ils ne le faisaient pas, ils seraient punis par les Juifs qui devaient venir de la rivière Sambation et ils endureraient de grandes souffrances.

—On a aperçu une colonne de feu en forme d’arc-en-ciel, sur laquelle est inscrit le nom de Sabbataï Tsvi, s’exalta Reb Ouriel. Hershel, notre voisin, a vu des choses formidables que la bouche ne saurait dire ni la plume écrire. Il a avalé tout entier un grand nuage qui a pénétré dans sa bouche et a été baptisé de tant d’eau qu’il a dû changer de vêtements. Depuis, tous les mystères lui ont été révélés. Il sait ce que Dieu fait au ciel. Lui-même est une étincelle de Moïse. Des pouvoirs de guérison miraculeux ont été accordés à divers membres de sa famille. Des visions mystérieuses lui ont été expliquées par Déborah, sa fille âgée de trois ans. Cela confirme l’imminence des temps nouveaux. Amen et amen et amen !

Sarah était perplexe. Dieu avait-Il vraiment répandu Son esprit sur toute chair ?

Pages 295 à 303

Sarah caressa les cheveux de son pauvre homme. Il avait toujours été davantage à elle dans ses périodes sombres que dans ses moments d’illumination.

— Non, rien, brama-t-il, les traits décomposés, les lèvres déformées par un rictus. Tu ne peux rien. Personne ne peut rien pour moi. Rien, je ne suis rien. Pas même un chiffon de papier. Pas même un tesson d'argile. Pas même une charogne. Rien. Un Messie de rien.

L’image d’hommes transformés en Rien, lancés sur la route ou jetés aux chiens s’imposa à Sarah. C’est le Rien qui t’agite, disait le poète Silésius. Sabbataï était renvoyé à ce Rien qui le dévorait et qu’il voulait aussi dévorer. Un Rien auquel il se cramponnait, dans lequel il s’enfonçait. Elle aussi avait été une fille de rien. Mais l’essentiel résidait peut-être dans ce Rien.

— Je vais devoir affronter ce Rien ou plutôt ce moins que rien que je suis, gémit Sabbataï avec un regard découragé. Mais je n'ai plus de forces, ma pauvre Sarah, plus de lumière. Plus de lumière, tu comprends ? Je ne perçois que ténèbres. Je tâtonne en plein midi. Je pars en buée. Je suis Nafel, le tombé. Je suis passé du Tout au rien du tout. Peut-il venir quelque chose du rien ? Non, rien après moi, rien auprès de moi. Je regarde loin au fond du miroir de mon existence et je n'y perçois plus le visage divin. Comment pourrais-je révéler la face de mon Dieu ? Elle se dissimule à moi. Elle est cachée par le beth de bereshit. J’ai cru pouvoir me rapprocher d’elle, mais je suis dos à elle. Pourquoi se délecte-t-elle à me détruire après m’avoir attribué le bien ? Qui est-elle ? Elle est tous les visages. Et ces visages ne sont eux-mêmes que des vêtements. Il y a vêtements sur vêtements. Le tohou. Le règne du Masque. Qui a créé cela ? Tout se fait toujours sans moi. Plus rien à attendre. Le néant a grignoté ma chienne de vie.

Sabbataï conclut sa phrase par un soupir convulsif. Puis il agita ses mains, les regarda comme si elles lui étaient étrangères et les tendit vers Sarah, la paume en l’air.

— Que vais-je faire maintenant ? Le fil qui devait m’unir aux séfirot supérieures est cassé. Je suis comme le four composé de tuiles découpées et donc de débris épars dont il est question dans une discussion entre les sages du Talmud. Je ne suis plus dans le Pardès mais dans le Shemad. Je suis enserré par des forces négatives. Cerné. Où disparaître ? Je ne peux plus continuer, je ne peux pas m’arrêter. Je suis le plus pauvre dans la maison d’Israël. Je n'assisterai jamais à la reconstruction du Temple. Mon sanctuaire personnel est détruit. Le bon flux prodigué par Dieu est obstrué, converti en quelque chose de mauvais. Le Maître des destinées a fait fondre le malheur sur moi. Il a suscité en moi un mauvais esprit et m’a fait revêtir des habits d’impureté. Ils pèsent sur moi, Sabbataï le bouffon. Je ne peux m’en défaire. Tu vois ce bonnet, Sarah ? C’est le bonnet de la honte. Un bonnet de fou.

Sabbataï piétina son turban puis, pantin désarticulé aux fils coupés, à la tête détraquée, s’affaissa comme un Polichinelle vaincu de la commedia dell’arte qui, d’un coup de ficelle, remonte vers les cintres. C’était un spectacle tragi-comique. Une dérisoire parade de coq qui laissa Sarah figée. Elle était face à l’absence, au désir d’abîme.

Les rides sur le front de Sabbataï se creusèrent et, grinçant des dents, il se contempla de nouveau dans le miroir. Comme s’il y voyait une farce héroïque, un mystère insaisissable. Comme s’il y assistait à la faillite de son système, à l’effondrement de son délire d’omnipotence. Sa personnalité fuyait son visage qui devenait masque. Un masque derrière lequel il n'y avait personne. Un masque qui s’effritait, inutilisable, impossible à enlever. Le masque pour lequel il avait sacrifié sa vie et avec lequel il mourrait.

— Je ne sais plus distinguer le vrai du faux, déplora-t-il en serrant et desserrant les poings. Je n’ai fait que me traîner de bouffonneries en bouffonneries, que me déguiser au lieu de porter le vêtement de ma vérité intérieure. Je trompe les autres mais est-ce que je ne me trompe pas moi-même ? Est-ce que je crois encore à mes turlupinades ? Comment déjouer mes subterfuges ?

Un sourire effrayant blessa le visage de Sabbataï. Il le chercha dans le miroir et lança un rire qui n’avait rien d’humain. Non pas le bon rire des temps messianiques, mais le rire éternel de la souffrance ; le rire de la catastrophe. Un rire comme un coup de couteau au cœur du miroir. Un rire au vide qui le poignardait. Un rire théâtral, comme si sa vie était une grosse farce dont il était le dindon, comme s’il faisait semblant d’être fou tout en l’étant vraiment. Un rire discordant qui résonna aux oreilles de Sarah comme celui d’un dément. Un rire forcé proche du dernier hoquet de la mort. Un rire qu’elle aurait voulu lui refaire et que seul un grand acteur aurait su contrefaire.

Sabbataï sursauta, comme terrorisé par l’écho de son propre rire.

— Pourquoi ne ris-tu pas, dame Fatima ? Ne nous trouves-tu pas comiques, ainsi costumés à la turque ?

En effet, songea Sarah, leur couple royal était comique au dehors. Mais si tragique au dedans !

Le rire de Sabbataï tourna en grimace et s’éteignit sur un sanglot.

(sic)Sabbataï poussa un soupir à fendre le cœur.

— La lutte est perdue. Les démons m’ont vaincu. Ma vie est ligotée. Je n’ai pas su affronter les portiers postés aux entrées des palais célestes. Mon propre Dieu n’a pas eu pitié de moi. Il m’a abandonné, comme Il a abandonné le roi Saül. Il a parlé et cela fut. Je suis son jouet. Que veut-il de moi ? J’ai peur, Sarah, j’ai peur, couina-t-il d’une voix larmoyante en se tassant sur lui-même. Je ne sais que courir après l’ombre de mes visions. Après mon malheur. Je me fais horreur. Je suis le plus misérable des hommes. Non, même plus un homme, un « quoi », un mah. Même pas quelqu’un. Mais peut-être personne n’est-il quelqu’un ? Peut-être le Saint Ancien et suprêmement caché ne sait-Il plus qui Il est ? Qui est Celui qui a créé cela ? Ne veut-Il pas lui aussi retrouver Son nom ? Mon nom. Moi. Qu’est-ce que c’est : être moi ? Un lapin écorché. J’ai besoin d’une peau de rechange. Nathan. Appelle Nathan ! Lui seul peut me donner la main pour me dégager de mon enfermement. Lui seul détient le fil capable de me faire sortir des dix cercles du monde des points. Je ne peux me libérer de mes liens sans lui. Il est mon moi positif. Mon âme halète après lui comme la biche après les cours d’eau. Elle veut Nathan ! Je veux Nathan !

Je veux Nathan. Sarah crut entendre : je veux être Nathan. Et elle aussi aurait voulu que Sabbataï fût Nathan. Elle voulait un Messie inaccessible et non dans la boue.

Sarah remarqua deux sillons aux commissures des lèvres de Sabbataï, devenues bleuâtres. De la morve coulait de ses narines, de la bave dégoulinait sur son menton, jusque dans sa barbe graisseuse et ébouriffée. La langue pendante, il exhibait son absence de masque et exposait un visage indécent. Il était l’incarnation du néant.

Sabbataï s’écroula sur le divan en hoquetant, vomit sur lui-même et passa sa main dans ses cheveux hérissés. Puis, comme le dieu des Chrétiens, il se plaignit d’une voix sépulcrale. Il mêlait les mots du psaume vingt-deux, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?, avec ceux d’un poème satirique d’Emmanuel Frances, Est-il l’Oint du Seigneur ou un traître ? Un méchant pécheur et un fornicateur ?

Sabbataï se laissa glisser sur le sol, les bras en croix. Sarah s’étendit de tout son long contre lui, le caressa de ses yeux aux paupières peintes. Un pan du caftan de Sabbataï traînait à terre. De la poche tombèrent des baklavas fourrés aux noix, aux amandes et aux pistaches, tenus cachés là.

Sarah éprouva un profond étonnement. C’était donc ainsi que son poète de la faim se soutenait durant ses jeûnes miraculeux ? Quelle tragi-bouffonnerie ! A voir Sabbataï ainsi, on n’aurait pu deviner que ce Matamore avait réussi à convaincre des Sages éminents, rompus aux subtilités du Talmud, qu’il était un Maître vénérable. Comment une population entière avait-elle pu se soumettre à l’autorité de cet enfant loufoque ? Comment cet inefficace animal humain avait-il pu troubler tous les esprits et se faire passer pour le roi du monde ? D’où lui était venue la force de persuasion nécessaire pour créer un tel bouleversement ? La séduction qui émanait de la personne de Sabbataï était-elle l’œuvre de Samaël, l’attrait du démoniaque ?

La respiration de Sabbataï se calma. Sarah le crut assoupi. Mais ses mains s’agrippèrent l’une à l’autre et il appela de nouveau Nathan d’une voix exsangue.

Au moment de sa mort, Sabbataï voudrait encore Nathan, pressentit Sarah en lui caressant la main. Blanche comme neige, sa peau était froide, spongieuse et gluante. Allait-elle se recouvrir d’écailles ? Sabbataï était agité de tressaillements convulsifs. Se serrant contre lui comme Abishag la réchauffeuse contre le roi David, elle lui chanta sa berceuse, shlof, shlof, shlof, dors, dors, dors, ton père va aller au village, il te rapportera une pomme et ta tête sera guérie.

Cramponné à ses genoux comme un naufragé à un rocher, Sabbataï pleura longtemps avant de s’enfoncer avec Sarah dans le hurlement de joie d’un cosaque. Il ressemblait à un mauvais acteur qui jouerait le rôle de Noé basculant dans un sommeil d’ivrogne après avoir bu du vin. Sarah le détailla avec une pitié épouvantée. La vomissure suintait de sa barbe en désordre. Sa bouche dégageait une haleine nauséabonde. Les effluves de sa détresse.

 

Pages 341 à 344

Tout tournait, virait et tanguait avec Sarah. Entraînée dans une mêlée visqueuse, elle s’étourdit dans l’ivresse. L’alcool interdit par le livre Al-Qur’han réchauffa son sang mais ne lui apporta pas la vraie joie, celle qui ouvre les portes de l’allégresse. Plus elle buvait, plus elle s’enfonçait dans une boue chaude et délectable qui collait à son corps, pénétrait jusque dans ses yeux, entourait son âme et l’absorbait, mais moins elle savait qui était qui, comme dans les Saturnales, ces fêtes païennes au cours desquelles la licence se donnait libre cours. Sabbataï-Mehemed avait transformé la fête sacrée de Pourim en bacchanales primitives.

De nouveau embourbée dans les mauvais plaisirs, Sarah remontait dans son ancienne vie, puis à l’époque du veau d’or, à celle de l’aventure de la création du monde et au chaos d’avant la création. Une guerre se déroulait entre la lumière de l’idée, créative, et une autre, sombre, improductive, dépourvue de pensée. Sarah se déchaînait, folle avec tous. Folie du désir. Fête des fous et du faux. Dans un tourbillon enivré, elle pirouettait avec des cadavres en pourriture. Ronde macabre et farcesque de squelettes atteints de convulsion, aux bras qui s’agitaient désespérément, singeant l’animalité, suspendus à des fils, de crânes aux bouches tordues, avides. Des rats hystériques dans un navire en train de couler. Tout un monde de damnés, d’êtres embrasés se tordant en tous sens, s’écroulant dans la boue avant de se réduire à une masse fumante, puante.

—Bois avec moi la dive bouteille, cara mia ! hennit un babouin à tête de chien. La seule bonne chose, c'est le vin. Le blanc, le rouge et le rosé. Bacbuc. L’alcool est ce qui est très subtil. Al khol, c’est le fard que tu mets sur tes paupières, ma chère petite masque. Per Baccho ! Je me fous du destin pourvu que j’aie du vin, brailla un crocodile à l’arrière train d’hippopotame. Allez, vide ce carafon, la fille, dit un autre, un sac sur la tête et un pot de chambre sur le fondement. Quand le vin entre, le secret sort. Le vin qui brille dans la coupe glisse doucement. Seul l'ivrogne voit le monde en ligne droite.

Plus personne ne tenait debout. Des larves au sourire béat vagissaient et se vautraient sur un sol jonché de crachats, de linges épars et de bouteilles brisées. Le chant, la danse et l’alcool élargirent l’esprit de certains qui tombèrent en extase. D’autres poussaient des cris convulsifs en dodelinant de la tête. De faux soufis balançaient leurs poitrines, tournaient leurs têtes, tapaient leurs poitrines et poussaient des cris. Un rougeaud à la barbe graisseuse qui berçait une bouteille vide, pencha sur Sarah sa laide figure à l’haleine avinée. Une femme (elle ?) lâcha une bordée d’insultes. Retombée dans le palais de la souillure, Sarah redevenait la prostituée dont le nom est personne, l’autre, la fille sans nom. Elle acceptait la disparition d’elle-même. Elle n’était plus reliée à la reine Sarah. Elle était une scène où s'affrontaient la sainteté et l’impureté, Abel et Caïn. Redevenue bête à plaisir, elle avait deux visages qu’elle ne parvenait pas à superposer. Même le pain représentait deux visages qui se regardaient. Comment les séparer ? Le présent, le passé et le futur n’étaient-ils que des illusions ? Elle était de nouveau dans L’Ancre d’or, ce bistrot à bière bruyant d’Amsterdam où des porcs vautrés parmi les bouteilles vides lui crachaient des mots vulgaires et l'entraînaient à boire. Elle titubait. Un objet répugnant, tout juste bon à se jeter dans l’eau sale de la Prinsengracht. N’était-ce pas pour salir Sabbataï qu’elle se salissait de nouveau ? Ta joie de vivre est désespérée, genç kadyn.

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Aidée de Leyla, Sarah se leva pour se rafraîchir le visage. Au moment de défaire ses tresses, des paroles vibrèrent dans son oreille. Tu es la part féminine de mon âme. Que tu es belle et que tu es gracieuse, liddida ! Comme un masque, ce tableau montre l’invisible. Sarah examina son portrait. Quel invisible allait-il lui révéler ? Il avait pris une couleur de cendre. La cendre d’un massacre. Ses traits de rescapée se dérobaient et s’effaçaient. Une chair torturée. Ce tableau était-il le miroir de son âme ? Il lui sembla que son image peinte empiétait sur elle. Elle se mira avec une horreur étonnée. Le tableau reflétait une autre face que la sienne. Un visage d’ange des ténèbres aux lèvres poilues et enfoncées, aux membres séchés, dont l’expression brûlait comme de la glace. Un masque de divinité momifiée. Elle était devenue ce monstre femelle perfide que Perla l'avait accusée d'être. C’était le mal qui  la guettait au fond du miroir. Son reflet allait-il usurper celui de Sarah ?

Un sursaut convulsif se produisit en Sarah. Non, ce n’était pas elle, c’était l’autre. Elle rejeta le miroir loin d’elle. Un masque-miroir qui se brisa en trente-deux éclats de rire dissonants, éclats porteurs des séparations, des blessures et des exils. Sarah songea à ce fameux peintre de l'Antiquité, mort étouffé d'un fou-rire devant le portrait du vieux laideron qu'il peignait.

« Tsi ken men aroyfgeyn in himl arayn / un fregn bay got tsi s’darf azoy zayn ? » Peut-on monter au ciel et demander à Dieu si c’est ainsi qu’il doit en être ? Tout en buvant du thé, boisson réputée pour nettoyer les humeurs superflues et peccantes, Sarah se demanda comment décrypter sa vie, ce livre chargé de signes, qui lui échappait.
Une vie mise à l’envers et décolorée par un pinceau invisible, malodorante et incongrue comme ce poisson emmailloté dans un berceau par Sabbataï. Drôle de vie en trois actes : attente, ascension et disgrâce. Une vie en trois tours, comme les trois salutations des soufis, en trois temps, comme la sarabande. Sarah dansait dans son propre sang la danse de l’infortune.

Une petite fille abîmée gémit dans la tête de Sarah. Elle était consumée de tristesse. La tristesse millénaire qui vient s’asseoir sur une pierre d’or et pleure en attendant que l’amour la rejoigne. Tout pleurait autour de Sarah. Les bougies versèrent leurs larmes de cire et se consumèrent sans qu’elle s’en aperçût. Elle aussi était éteinte. Elle était vaincue par la puissance du serpent.

Sur la demande de Sarah, la nourrice turque lui amena Ismaël Mardochée. Elle s’attendrit devant les poings serrés de ce petit être sans défense. A quoi tenait-il ? Elle serra le garçonnet contre elle, s’enivra de son odeur et de sa chaleur et lui chanta doucement l’hymne composé par un croyant :

Las, mon bien-aimé, il m’a été pris, / L’élu du Seigneur, Sabbataï Tsvi. / Déchu et souffrant cuisante douleur, / Il reste pourtant tout près de mon cœur. 

Sabbataï restait près du cœur de Sarah. Serpent pris par la queue, leur amour, dévié comme le corps du nain de Mantoue, se recourbait et mordait sa main. Sarah avait envie de le bercer, comme un enfant mort qu’on refuse de lâcher. Ne pleure pas, ne pleure pas mon enfant, parce que le jour est triste, parce que le jour est gris, parce que le jour est laid. Sache qu’au-dessus des nuages, le ciel est bleu, toujours bleu. Soudain, le visage du bébé s’éclaira d’un grand sourire. Et Sarah de rire aussi, larmes de pitié et de joie qui tombaient sur la tête de son fils et se coulaient dans le temps.

Et Dieu, à son tour, fit couler une larme.

P400 à 401

Derrière l’ange de la mort se trouve l’ange de la vérité. Les bras d’âme de Sarah se tendirent, s’élancèrent vers l’espace. L’être aux mille yeux fiévreux glissa sur elle et l’épousa comme si elle était la terre-mère. Son angoisse fut transformée en une prière-épée qui brisa toutes les barrières et creusa une fenêtre dans le ciel. Et le ciel appuya sa main sur elle.

La dame Sarah sentit une délicieuse fragrance de musc et d’ambre, comme si de l’huile parfumée embaumait chacune des lettres de son nom. Puis une complainte résonna à ses oreilles. Ya viene mashia’h, de los altos cielos, shofar d’oro en mano, lo viene tanendo. Alors, dans la musique des mots de ce chant de l’univers, elle courut jusqu’à atteindre les pierres de marbre pur. Ce fut comme le rassemblement des eaux en un lieu un, un creuset de renaissance. Son corps, sorti des réalités terrestres, était envahi de douceur, comme si de l’huile onctueuse coulait sur lui. Tout était rassemblé. Le sang se changeait en eau, le soleil de justice remplaçait les ténèbres. Autour d’elle, tout devenait flou, irréel. Tout sauf les pierres de marbre pur qui, inlassablement, battaient. La dame Sarah rêvait-elle ? Elle sentait un parfum de cannelle et entendait une chanson : Shlof ! Shlof ! Shlof ! Tu es un petit oiseau, fayguélé. Qui veillait là ? Un visage émergea du nulle part où elle était. Sur ce visage en or dansa un sourire qui produisit une lumière splendide. Et Dieu de rire aussi, larmes de pitié et de joie qui tombèrent sur la tête de Sarah et se coulèrent dans le cosmos.

Les sons s’éteignirent. Le silence du commencement entra en scène et caressa la dame Sarah. Elle s’engloutit dans l’aleph lumineux qui brûlait en lui. Un aleph comme une couronne dorée sur sa tête. Et elle qui avait été la plus petite sur terre, aussi petite qu’elle-même, s’éleva au-dessus de son corps et vogua sur un nuage de la forme d’un grand poisson d’argent. Elle enfonça la tête dans des eaux féminines qui s’élevèrent. Ses tresses blondes, levées vers le baldaquin d’un ciel noir, formèrent une couronne dorée avant de dessiner un arbre de vie. Sarah se laissa glisser. Loin.

La Reine Rebecca s’en allait par le chemin d’attente et de silence de toute la terre, là où il n’y aurait plus de départ vers elle-même. C’était le dernier voyage. Le quatrième temps ; le plus long. Lentement, elle traversait l’impossible et larguait les amarres vers le pays de son rêve. Appuyée au bastingage d’un nouveau cycle du temps, elle contemplait la bouche de l’océan de l’Infini. Face à son immensité, elle se sentait fragile. Elle avait vécu d’encre et d’attente, une attente suspendue au-dessus d’elle comme un dais. Elle allait rejoindre l’Attendu qui était en elle. Moi et lui, comme le Nom mystique de Dieu. Elle était Sarah. La fiancée du Messie pour l’Éternité.

Esperamos a te, Sabbataï Tsvi.

 

[1] Maïmonide, Michné Torah, commentaire du Traité Sanhédrin. Maïmonide rejetait cependant catégoriquement toute perspective apocalyptique : « Il ne faut pas croire, écrit-il, que dans les temps messianiques interviendra un changement quelconque dans le déroulement naturel de l’univers… Tout se poursuivra selon son cours habituel ».

 

[2] Le consacré, oint, vient de mashakh, passer la main sur quelque chose, d’où oindre. Les rois de France ont longtemps été oints.

 

[3] Déjà, dans la Bible, le prophète Isaïe présente le Messie comme un chef militaire et donne une vision de la fin des jours, sur une terre purifiée. Le prophète Amos, lui, a la notion d’un jour du Seigneur. Pour le prophète Ezéchiel, le Messie amènera le monde à venir vers une ère de paix et de bonheur éternels dont bénéficieront toutes les nations de la terre. Zacharie parle d’un roi juste et victorieux, humble et monté sur un âne. Jérémie prophétise la venue d’un germe juste ou d’un homme qui a pour nom germe.

[4] Selon les Sages, il y a deux Messies, le Messie fils de Joseph qui fera la guerre à Gog et Magog, puis le Messie fils de David, qui rassemblera les Juifs dispersés et fera sonner la corne du bélier.

[5] Précisons que le messianisme juif contient deux tendances : un courant restaurateur tourné vers le rétablissement d’un âge d’or perdu, et un courant utopique, aspirant à un avenir radicalement nouveau, à un état de choses qui n’a jamais existé.

[6] En l’an 44, par exemple, le prophète Theudas mena 30 000 Juifs au mont des Oliviers et annonça que les murs de Jérusalem allaient s’écrouler sur son ordre.

[7] Comme le dit Baron dans son histoire d’Israël, « Sa prédication relative à l’imminence de l’établissement du royaume des cieux en ce monde, fondée sur la paix universelle à venir, reflète les profondes aspirations pacifiques de ces éléments du peuple de la terre qui, en Galilée, réagissaient vigoureusement contre le point de vue de leurs frères les zélotes ». Ces derniers brûlaient d’en découdre avec les romains.

[8] Cette conception s’exprime dans les apocalypses juives rédigées vers l’an 100, le deuxième livre de Barouh et le quatrième livre d’Esdras.

[9] Cet espoir de l’imminence d’une rédemption messianique et d’un avenir meilleur, se nourrissait, en plus des prophéties bibliques, d’un certain nombre de légendes populaire fort répandues

[10] Il y aura par exemple de nombreuses flambées messianiques à la fin du VIIIème siècle, au moment de l’écroulement des empires Perse et Byzantin. Sous le règne du calife omeyyade Abd-el Malik (685-705) un juif d’Ispahan du nom d’Isaac ben Jacob, affirme être le Messie venu apporter la Rédemption à tous, Juifs et Musulmans. Il crée une secte et lève une armée afin de libérer le peuple juif, mais ces combattants de La rédemption seront écrasés en 705. Un auteur caraïte les comparera aux millénaristes chiites plongés dans l’attente du Mahdi.

[11] On verra apparaître d’autres courants messianiques au 8ième et au XIIème siècle. Il est impossible de citer ici le nom de tous ces Messies autoproclamés. Mais il existe un dictionnaire des Messies juifs de l’Antiquité à nos jours, écrit par Yankel Mandel.

[12] Aboulafia est né en 1240 à Saragosse. On perd sa trace après 1291

[13] Les expériences mystiques dérivent d’une connexion intime avec dieu, parfois décrite comme un contact direct.

[14] Nahmanide disait : « Quand le temps de la fin arrivera, le Messie au commandement de Dieu viendra vers le pape et lui demandera la libération de son peuple. Alors seulement le Messie sera considéré comme réellement venu, mais pas avant cela. » Rome est mentionné dans le fameux livre apocalyptique sefer Yerubavel comme le lieu de l’avènement messianique. On verra à plusieurs reprises des aspirants à la dignité messianique faire le pèlerinage à Rome pour accomplir un rituel symbolique. La comparution du Messie devant le pape rappelle aussi l’arrivée de Moïse devant Pharaon.

Abraham Aboulafia a été influencé par une histoire rabbinique du second siècle qui situe le Messie aux portes de Rome, parmi les mendiants, les lépreux et les pauvres affectés de toutes sortes de maladies. Tous défont et refont leurs pansements en une seule fois, mais lui, il fait et refait ses pansements les uns après les autres, en disant ceci : lorsque je devrai amener la délivrance, il ne faut pas que je sois retardé à refaire tous mes pansements.

[15] Ceux qui ont trouvé refuge au Portugal sont acculés : la conversion ou la mer. Les marins à qui sont confiés les expulsés d’Espagne jettent parfois leur cargaison humaine par-dessus bord. Les autorités espagnoles et portugaises s’efforçaient d’empêcher leur passage chez les Turcs, ennemis de la Chrétienté.

[16] Dans l’empire Ottoman, les persécutions anti-juives étaient rares.

[17] La kabbale est une tradition ésotérique donnée par Dieu au Mont Sinaï, en marge de la Loi.  Ce savoir restera secret jusqu’aux révélations de Rabbi Shimon bar Yohaï dans le livre du Zohar, ou livre de la splendeur, qui est le plus grand livre de mystique juive. De nos jours, il y a un grand renouveau de la kabbale. Beaucoup pensent qu’il faut dévoiler les secrets de la Torah dans le monde et donc l’éclairer par la Kabbale. Son étude est un facteur pour hâter l’avènement de la rédemption. C’est parce qu’on aura étudié le Zohar lors de la dernière génération, est-il dit, que le Roi-Messie se révèlera. Alors Dieu révèlera les blancs de la Torah dont les lettres sont actuellement invisibles.

[18] De même, le sabbatianisme est pour Sholem une réponse à une crise interne du judaïsme. Le mouvement a éclaté à un moment où le judaïsme était complètement détruit mais où la façade extérieure, les formes de la vie juive, étaient encore intactes. C’est une réponse à la situation dans laquelle les formes de vie et les rituels traditionnels ont perdu leur sens mais restent obligatoires.

[19] Ce jour commémore la destruction des premier et second Temples.

[20] Ses 2 frères suivirent la voie de leur père et devinrent agents de commerce.

[21] Epithète honorifique que les sépharades accordent à leurs rabbins.

[22] Une histoire raconte qu’à l’âge de 6 ans, il vit apparaître dans l’un de ses rêves une flamme qui lui causa une brûlure sur le pénis. Le rêve d’une flamme qui descend et blesse son organe sexuel est une allusion au refus de Sabbataï de consommer ses différents mariages.

[23] Ce nom ne se prononce pas. On y substitue le terme d’Adonaï, (mon Seigneur).

[24] Sarah, l'épouse de Sabbataï Tsvi, a existé, comme la plupart des autres personnages de mon roman ; mais elle n'a laissé aucune trace de son passage sur terre. Ce que nous savons de son enfance tient davantage de la légende que de l’histoire. Certains disent qu’elle fut convertie de force au catholicisme et élevée par des nonnes dans un couvent, qu’elle fut servante et prostituée. Sa vie et le rôle qu’elle joua auprès de Sabbataï sont une énigme, ce qui m’a fourni un sujet d’inspiration idéal. J’ai donc pu m’accorder toute liberté avec l’histoire, laisser libre cours à mon imagination, me donner, comme l’écrit Balzac dans la préface du Cabinet des Antiques, « plutôt l’esprit que la lettre des événements ». Ce roman appartient à ce que Marcel Schwob désignait comme les vies imaginaires. L'histoire de Sarah Tsvi, telle que je l'ai inventée, aurait pu arriver, est sûrement  arrivée.

[25] Mon roman est l’histoire de sa passion pour Sabbataï.  J’ai fait de Sarah un personnage complexe et ambigu, à la fois héroïque et terre à terre. A travers mes personnages, j’ai voulu montrer ce qui, en chacun de nous, est mesquin et médiocre ; révéler les tours et détours de nos mensonges ; appréhender ce qui fait la réalité profonde de notre existence ; voir l’être humain dans tous ses aspects, avec leurs incertitudes psychiques.  C’est la comédie humaine, avec ses folies et ses masques. Sarah et Sabbataï, personnages que je porte en moi depuis plus de dix ans, sont des êtres déchirés aux personnalités multiples et à l’âme tumultueuse.

 

[26] Dépourvu de tout talent littéraire, Sabbataï, contrairement à Nathan de Gaza, n’écrivit aucun texte ou traité de Kabbale.

[27] hitbodedout

[28] Yihoud

[29]Gershom Scholem note à ce propos : « En établissant un rapport psychique avec les personnes mises en sa présence, ou par d’autres procédés mentaux, il parvenait à lire dans leurs consciences. Le phénomène est maintenant si connu dans l’histoire des religions que personne ne le taxerait plus de légendaire ou d’impossible.  Le fait que, jusqu’à présent, aucune explication psychologique satisfaisante n’en a été avancée ne lui enlève rien de sa réalité. Ce type de manifestation est largement attesté et qu’importe si l’on s’en réfère au Saint Esprit, à la télépathie ou à d’autres concepts de la parapsychologie. »

[30] Selon la tradition messianique, le Messie devait rechercher et retrouver les 10 tribus perdues afin de les ramener en Palestine et réunifier ainsi le peuple d’Israël. On supposait qu’elles demeuraient au-delà d’un fleuve appelé Sambation.

[31] Sabbataï avait une vision utopiste de l’égalité des sexes. Il rêvait d’une réforme radicale de la condition de la femme. Mais cette idée ne déboucha sur aucune action sérieuse et n’eut aucune répercussion sur le statut des femmes. La participation des femmes à son mouvement fut massive. Sabbataï a d’ailleurs largement usé de sa notoriété, pour attirer  à lui de nombreuses femmes, la plupart vierges. Souvent, il les renvoyait sans même les avoir touchées. L’idée d’une participation des femmes à l’essentiel de l’expérience religieuse est présente dans la littérature kabbalistique. De nombreux textes affirment l’égalité des deux principes ou même la supériorité du féminin, en tant que principe de réception ou en tant que principe actif.

[32] La date symbolique de l’année 1666 était pour les chrétiens le nombre de la bête selon les écritures apocalyptiques. Certains, comme le théologien néerlandais Petrus Serrarius, ont participé intensément à l’épidémie sabbatéenne.

 

[33] Cet enthousiasme messianique ne fut pas seulement un spectaculaire phénomène populaire. Il accueillit des érudits rabbiniques et des personnes riches comme Abraham Pereira qui offrit toute sa fortune au Messie.

[34] Il se justifie ainsi : Pendant la période d’exil, la Torah se manifestait sous l’aspect de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ce qui imposait des lois et des règles. Mais, à l’époque de la rédemption, la Torah se manifeste sous l’aspect de l’arbre de vie, d’où l’abrogation des lois. La pure essence de la Torah est révélée et sa coquille extérieure rejetée.

[35] De même, à l’époque de Yeshoua ben Yossef de Nazareth, le procurateur romain n’était pas disposé à laisser se prolonger une commotion messianique aux conséquences imprévisibles, d’où sa crucifixion.

[36]Comme le montre Gershom Sholem, il y a une analogie entre le Sabbataïsme et le Christianisme primitif : dans les deux cas, il a fallu produire une idéologie qui offrît une explication de la déception finale.

[37] Après la brisure des vases qui contenaient la lumière divine, des fragments tombèrent dans l’espace vide et donnèrent naissance au domaine de la qlipa, c’est-à-dire l’écorce, la coquille ou l’autre côté. Tout est désormais imparfait et cassé. Le travail de l’homme sera de briser les écorces qui empêchent d’atteindre les étincelles de sainteté qui sont tombées dans le monde. Tel est en effet le but de la création de l’homme ici-bas : lui seul peut, par ses actes, extraire de la matière les étincelles perdues, les rassembler et les hisser à des niveaux d’être supérieurs, et cela pour que la restauration universelle, s’accomplisse dans la plénitude. Lorsque la réparation, le tikoun, sera terminée, toutes les choses se trouveront à la place où elles se trouvaient au temps primordial. Ce sera la rédemption.

 

[38] Un certain nombre de pensées révolutionnaires (l’ordre par le chaos), guerrières ou même génocidaires, maçonniques ou non, ont pu recevoir une impulsion du mouvement que Jacob Franck initia.

[39] Le Baal shem tov avait l’âme du machia’h. Il est censé avoir dit que, lorsqu’il ouvrait le Zohar, il voyait l’univers entier. Dans la littérature hassidique, le Juste est décrit comme un canal, un tuyau ou un chemin permettant de transmettre ici-bas la puissance divine. Ces Justes, capables, au moyen du nom divin, d’opérer des prodiges, sont appelés Baal Shem, Maîtres du Nom. Dans une épitre, le Baal Shem tov raconte comment, grâce à certaines pratiques (qui ressemblent aux techniques mystiques d’Aboulafia), il a accompli l’ascension[39] de son âme dans les mondes supérieurs. « Ainsi montai-je, degré après degré, jusqu’à ce que je pénètre dans le Palais du Messie, là où il étudie la Tora avec les tannaïm et les Amoraïm, ainsi qu’avec les sept pasteurs. Là, je vis une très grande joie… Et je demandai au Messie : quand viendras-tu ? Et il répondit : Tu connaîtras le moment : c’est quand ton enseignement sera révélé au public et dévoilé au monde… Quand ils (le peuple d’Israël) seront à même de pratiquer les unifications (yihudim) et les ascensions de l’âme comme tu fais. C’est alors que les écorces seront abolies et qu’il y aura un temps de rédemption »

[40] Le Hassidisme est un courant mystique se caractérisant par son exigence de sincérité dans la piété. Il est, selon Arnold Mandel, directement de filiation sabbatéenne « orthodoxe »… Mais le hassidisme conteste énergiquement tout rapport avec cette hérésie » La voie du Hassidisme, p 91. Pour Maurice Ruben Hayoun, le Hassidisme a régénéré l’arbre du judaïsme, infecté par le poison du sabbataïsme. Pour le Hassidisme, les étincelles sacrées sont présentes partout, dans tous les domaines de la vie. L'homme a partout l'occasion et même l'obligation de faire s'élever les étincelles sacrées.

 

[41] Théodor Herzl, le créateur du mouvement sioniste, fut comparé par le Rav Soloveitchik à un nouveau Sabbataï Tsvi. Herzl trouvera son Nathan en la personne du médecin psychiatre Max Nordau.  Gershom Scholem[41] établit un rapport entre le sionisme et le mouvement sabbatianiste.

[42] Une venue à la fois espérée et redoutée. Au chapitre 13 du traité Sanhédrin, deux rabbis parlent du Messie : L’un souhaite que le Machiah vienne et qu’il ait l’honneur de se trouver à l’ombre des excréments de l’âne du Machia’h, l’autre qu’il vienne et qu’il ne soit pas là pour le voir. « Heureux en effet qui ne verra pas les souffrances de l’enfantement du Messie », est-il dit. Effectivement, comme on le voit dans une prophétie d’Ezéchiel du temps où se dévoilera le Machia’h, aura lieu l’ultime combat contre les forces du mal, la guerre de Gog et Magog. Rabbi Simeon bar Yohaï disait : « Hélas, qui survivra à l’époque des Ismaélites ? Ce sont eux qui livreront les batailles finales avec férocité contre les Juifs. » Et le Midrach d’ajouter, il y a près de mille ans : “Ishmael, à la fin des temps fera quinze choses sur la terre d’Israël: le mensonge dominera... ils construiront un bâtiment sur le Temple... ils feront trois guerres contre Israël... et alors le Messie fils de David arrivera”... D.ieu nous envoie cette dernière épreuve avant la venue du Messie fils de David pour que nous criions vers Lui. C’est le rôle d’Ishmael : faire entendre à D.ieu les prières d’Israël monter vers Lui.

[43] Un disciple de rabbi Nahman de Bratslav a dit récemment : « Il y aura de telles merveilles que tous verront de leurs yeux le Saint-béni soit-Il, et que tous les peuples  du monde viendront au judaïsme ».

[44] Expression de Claude Corman.

[45] Il ne faut bien sûr pas confondre avec certains illuminés qui s’identifient à des personnages de la Bible et se prennent pour le roi David, pour un prophète ou un Messie. Cette maladie psychique est appelée le syndrome de Jérusalem ; mais il existe aussi des manipulateurs qui profitent de la crédulité de personnes vulnérables pour se faire passer pour des gourous et en tirer profit.

[46] Mais les Messies ne sont-ils pas tous faux par définition ? « Celui qui apparaît vraiment, écrit Leibowitz, ne peut être qu’un faux Messie. »

[47] Les dates données pour la venue du Messie sont des dates potentielles. Une sentence d’un Maître du Talmud du IIIème siècle montre l’impossibilité de calculer la venue de l’âge messianique : « Trois choses arrivent sans que nous y prenions garde : Le Messie, un objet trouvé et un scorpion ». Dans l’épître au Yemen, Le Rambam écrit : Sache que celui qui donne une date se trompe. Deux pages après, il dit : Mais moi, j’ai la vraie date. La conviction qu’il est impossible de prévoir la date de la venue du Messie a fait naître l’idée du Messie caché. (Selon le zohar, le Messie est caché dans un palais appelé Eden, jusqu’au jour où il se révèlera au monde. Il appelle cet endroit nid d’oiseau en raison de l’oiseau qui est enfermé avec le Messie.) Selon cette aggada, le Messie serait présent toujours et partout. Si beaucoup de rabbins donnent des dates pour la venue du Messie, dit Ron Chaya, c’est que ces dates sont possibles.  Tous les signes sont là, mais on ne peut savoir quand le bébé va sortir.

[48] David Fastag, rabbin hassidique, a composé la mélodie dans le train qui le déportait à Treblinka. Un des hommes du train s’est échappé, et a pu, après la guerre, amener la mélodie au rabbi de Modzitz.

[49] Traduction : Voici venir le Messie, du haut des cieux, tenant un shofar d’or, dont il joue.

Fanny Levy Dieu compte les larmes des femmes

Fanny Levy écrivaine.

BIOGRAPHIE DE FANNY LEVY
Née à Angoulême, Fanny Lévy tient un journal depuis son enfance et un cahier de rêves depuis des années.

Professeur de Lettres à la retraite, elle a animé des ateliers d’écriture avec ses élèves et gagné avec une classe de B.E.P. (lycée Rompsay de La Rochelle) le premier prix du concours national de la presse écrite et,

avec une classe de 4ième technologique (lycée Doriole), le premier prix national de la nouvelle Nathan Elle a correspondu avec les écrivains Louis Nucera, Claude-Louis Combet et André Chouraqui.

Discrète, sensible, passionnée et tourmentée, Fanny Lévy résume sa vie à ces mots simples : lire, enseigner, écrire. Ecrire pour réinventer sa vie, pour se sentir vivre à nouveau. Ecrire pour éclaircir le secret que tout être porte en lui, ce secret qui, selon le Zohar, se donne aux amants de l’écriture. S’inspirant de ses propres émotions, de son vécu, Fanny Lévy a écrit neuf livres et des articles dans les livres collectifs. Elle sculpte ses personnages et s’attache à les faire vivre au fil de ses différents romans. Elle a obtenu le grand prix de l’essai pour Héroïnes manipulées ou Les beaux-arts de la mort, au salon du livre des Gourmets de Lettres de Toulouse.

BIBLIOGRAPHIE

  • Le Royaume des chimères, Lattès, Paris, 1980 ; roman
  • Dans le silence de Mila, L’Harmattan, Paris, 1998; roman
  • La blessure invisible du commencement, L’Harmattan, 2003 ; roman
  • Le Jeu du miroir, L’Harmattan, 2008 ; roman
  • Faire de l’art avec un souvenir, (correspondance avec l’écrivain Louis Nucera), Orizons, 2014
  • Une existence au fil de son passage en ce monde, Orizons, 2015, roman
  • Dieu compte les larmes des femmes, Orizons, 2016, roman
  • Héroïnes manipulées ou Les beaux-arts de la mort (Elisabeth von Arnim, Ingeborg Bachmann, Jean Rhys, Zeruya Shalev, Laura Kasishke), Orizons, 2017, Prix de l’essai au salon du livre des Gourmets de Lettres à Toulouse, en octobre 2018)
  • La création dans un couple de poètes : Sylvia Plath, in Artistes empêchées : Diplômées numéro 264-265, La Route de la Soie éditions, 2018, article (p93 à 106).
  • La chanson de Meliselda ou Sarah, la fiancée du Messie, Orizons, 2019, roman
  • Etty Hillesum, exploratrice de l’intérieur, in Les Pionnières, Diplômées n° 270-271, La Route de la Soie éditions, 2020, article (p175à189).

 

 

 

 

 

 

La chanson de Meliselda ou Sarah, la fiancée du Messie, est le neuvième livre de Fanny Lévy

 

La chanson de Meliselda de Fanny Lévy aux éditions Orizons

Au XVIIème siècle, à une époque de massacres et d’espoirs messianiques, Sarah, belle et sensuelle jeune femme juive à la vie tumultueuse, rêve de sortir de sa condition et d’épouser le Messie. Elle s’embarque pour l’Égypte où un certain Sabbataï Tsvi la fait venir. L’espoir fou de l’ancienne prostituée va-t-il se concrétiser ? L’homme à la figure sombre et ambigüe qu’elle rencontre est-il vraiment le Messie ? N’est-il pas fou ? Comment ce personnage complexe a-t-il pu troubler tous les esprits, et même ceux d’intellectuels réputés, se faire passer pour le roi messianique et susciter non seulement une vague d’enthousiasme mystique, mais le plus grand mouvement messianique du judaïsme de ce dernier millénaire ? Où se situe la frontière entre la sagesse et la folie ? Faut-il tomber dans la faute pour gravir les échelons de la sainteté ? La Kabbale doit-elle apporter la délivrance ? Le Sultan turc va-t-il accepter que l’économie de son empire soit paralysée ? Qui est vraiment Sarah la magnifique aux personnalités multiples ? Qui est Sabbataï Tsvi, le Messie noir à l’âme déchirée ?

Cette aventure incongrue est le pivot d’un épisode tragique, captivant et crucial qui marqua non seulement la conscience juive, mais aussi le monde.

La comédie humaine avec ses folies et ses masques forme le thème principal de cette folle saga où se côtoient religion et surnaturel, sublime et grotesque, tragique et poésie, où est mise en scène l’ambivalence psychologique des êtres, où l’on entre dans leurs zones fragiles et secrètes. C’est aussi le récit d’une passion.

 

La plupart des personnages de ce roman ont existé. La plupart des événements auxquels ils sont confrontés ont eu lieu.

 

 

 

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