
1840, Damas : dans les caves du mensonge et du sang
Une Pâque de calomnie, un moine disparu, des Juifs suppliciés
Février 1840. Dans le tumulte poussiéreux de Damas, la ville encore gouvernée par les Égyptiens sous la houlette de Méhémet Ali, une rumeur terrible se glisse entre les ruelles, croît, s’enfle, et bientôt empoisonne l’air.
Un moine capucin italien, le père Tommaso da Calangiano, disparaît avec son domestique musulman. Le sang n’a pas encore séché qu’un mot surgit : meurtre rituel.
Et la cible est toute trouvée : les Juifs.
Ce qui n’était encore qu’un soupçon devint très vite une accusation. Un prétexte. Une mécanique. Car derrière la tragédie de cette affaire, il y avait une volonté : rallumer les vieux démons de l’Europe médiévale sur la terre d’Orient.
Le rôle trouble de la diplomatie française
L’un des instigateurs de la calomnie ne fut autre que le consul de France à Damas, Ulysse de Ratti-Menton.
L’homme, pétri d’antisémitisme, joua un rôle décisif dans la diffusion de l’accusation.
Il soutint sans réserve l’idée que le moine aurait été assassiné par les Juifs de la ville dans un but rituel : recueillir son sang pour préparer les pains azymes de Pessa’h. Une accusation grotesque et pourtant profondément enracinée dans les mentalités antijuives depuis des siècles.
C’est lui qui donne foi aux dénonciations les plus délirantes. C’est lui qui rédige des rapports adressés à Paris dans lesquels il affirme sans trembler que les Juifs de Damas pratiquent le meurtre rituel, reprenant ainsi, sans nuance, des fantasmes médiévaux dignes de l’Inquisition. Et c’est encore lui qui presse les autorités locales égyptiennes d’agir avec la plus grande fermeté.
Les archives diplomatiques françaises en portent la trace : la position officielle de la France a couvert cette calomnie, et la diplomatie du Quai d’Orsay n’a rien fait pour désavouer son consul. Pire encore, l’affaire a été saluée dans certains cercles français comme une victoire de la “justice” sur une “secte obscure”, selon les termes employés dans des courriers confidentiels.
À l’époque, seule la mobilisation de figures françaises indépendantes comme Adolphe Crémieux viendra briser cette omerta. Crémieux, pourtant lui-même avocat du barreau de Paris et proche du pouvoir, s’élèvera avec vigueur contre ce qu’il appellera plus tard un « crime couvert par la légation française ».
Ainsi, la France des Lumières, celle de Montesquieu, Voltaire, Diderot, s’est trouvée compromise dans une affaire où la raison fut bafouée, la justice dévoyée, et les valeurs républicaines piétinées dans le sang et le mensonge.
Avec l’accord tacite des autorités locales, plusieurs notables juifs furent arrêtés, parmi eux le grand rabbin Yaakov Antebi.
Dans les geôles de Damas, ils furent soumis à des tortures d’une cruauté insoutenable : on leur arrachait les poils un à un, on leur clouait les pieds au sol, on les affamait jusqu’à ce que leur volonté cède. L’objectif : obtenir des aveux, vrais ou faux. Qu’importe. Il fallait un récit, une légende noire.
Certains moururent sous les coups. D’autres, brisés dans leur chair et leur foi, acceptèrent de se convertir à l’islam pour échapper à l’agonie. L’un des accusés, sous la contrainte, reconnut les faits. Mais le témoignage fut extorqué sous les hurlements, les fers brûlants, et les nuits sans sommeil.
Une onde de choc mondiale : la première mobilisation juive internationale
Pour la première fois de l’histoire moderne, les communautés juives du monde entier – dispersées, isolées jusque-là – réagirent comme un seul homme.
À Londres, à Paris, à Vienne, on se mobilisa. Deux figures émergèrent : Sir Moses Montefiore pour l’Angleterre, et Adolphe Crémieux pour la France. Juif, avocat, franc-maçon, Crémieux se jeta dans la bataille avec une ardeur inébranlable.
Accompagnés du médecin italien Colucci, ils firent le voyage jusqu’en Égypte, auprès du khédive Méhémet Ali, pour plaider la cause des persécutés. Après d’âpres négociations, la vérité commença à surgir des ténèbres. Et en septembre 1840, les survivants furent libérés.
Le prix de la vérité : un tournant dans l’histoire du peuple juif
L’affaire de Damas ne fut pas une simple péripétie judiciaire. Elle marqua la naissance d’une conscience collective juive moderne. Elle fit comprendre à tous, des notables de Bordeaux aux rabbins de Marrakech, que le sort d’un Juif, même loin, était le sort de tous.
C’est dans le sillage de cette affaire qu’en 1860 naquit à Paris l’Alliance Israélite Universelle, avec pour mission de défendre les droits civils et politiques des Juifs partout où ils seraient menacés.
Un poison tenace, une mémoire nécessaire
L’accusation de meurtre rituel à Damas, comme celles qui l’ont précédée à Norwich, Blois ou Tiszaeszlár, puise sa force dans l’ignorance, la peur et la haine. Aujourd’hui encore, dans certains recoins d’Internet ou dans des discours antisémites voilés, ce mythe infecte resurgit.
Rappeler cette affaire, c’est rappeler que la barbarie commence toujours par une rumeur, qu’une calomnie peut tuer, et que la vigilance n’est jamais un luxe. Damas, 1840 : une blessure dans l’histoire, une leçon pour le présent.
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