Bernard-Henri Lévy Hôtel Europe
Adapter le livre remarquable de Bernard-Henri Lévy, Hôtel Europe (aux éditions Grasset), n'était pas une mince affaire. Jacques Weber, mis en scène par Dino Mustafic, relève le défi et ne démérite jamais. Loin de là. Pendant presque deux heures le spectateur reste ébahi par cette puissance de mots. Le décor évoque cette chambre d'hôtel avec un lit, un bureau, un lavabo et même une baignoire. Au fil de ce monologue, des images (quelques-unes venant du portfolio du metteur en scène bosniaque) interviennent en arrière-plan et donne une certaine épaisseur à la pièce. Bernard-Henri Lévy, l'auteur nous en parle de ce plaidoyer pour l'Europe, où "Être européen, c'est faire le choix de la raison contre son instinct".
Laurent Bartoleschi : Hôtel Europe est votre seconde pièce, après le Jugement Dernier en 1992, déjà au Théâtre de l'Atelier. Comment jugez-vous, que tel ou tel livre soit adéquat pour une pièce, voire un film?
Bernard-Henri Lévy: Je ne sais pas. Cela s'impose. On part d’un concept, d’une forme, d’un personnage… C’est indistinct, un peu confus… Et puis, petit à petit, ça se précise, ça cristallise et une forme s'impose… Pour American Vertigo par exemple, la forme s’imposait d’elle-même: ce ne pouvait être qu’un journal de voyage.
L.B: Tout au long de la pièce, on se penche tantôt vers un coup de colère, tantôt pour une déclaration d'Amour à cette vieille Europe. Comment distinguez-vous ces deux passions?
B.H.L.: Elles vont de pair. La Colère est à la mesure de l'Amour, et l'Amour à la mesure de la Colère. Je suis d'autant plus amoureux de l'Europe, que je suis en colère de la voir piétiner. Je suis d'autant plus en colère que je l'aime. En fait, je ne serais pas si en en colère, si je ne l'aimais pas autant! Ces deux sentiments ne sont pas successifs, mais simultanés. C’est comme deux forces qui s'entrelacent.
L.B: L'Europe est vieille donc, proche de la mort. A partir de quand, s'est-elle pris ce sacré coup de vieux?
B.H.L.: Justement. La question reste ouverte. Le personnage évoque plusieurs hypothèses. Le Génocide arménien, la Boucherie de 1914, la guerre de Bosnie et puis, bien sûr, la Shoah. Quatre évènements d'inégale importance, naturellement. Mais tous ont contribué à cette décomposition, cet affaissement.
L.B: Croyez-vous en sa mort prochaine?
B.H.L.: Je la redoute. Mais j'écris, je parle, je donne cette pièce de théâtre, pour la conjurer.
L.B: A la fin de la pièce, lorsque Jacques Weber s'habille, il porte un costume noir accompagné d'une cravate noire. Un symbole?
B.H.L.: De quoi ? De deuil ? Non, il ne faut pas voir cela comme un deuil. Ou alors peut-être le deuil d'une certaine Europe et l'appel à la résurrection d'une autre. Le cinquième et dernier acte finit sur une note optimiste. Et il est basé sur l’idée de la résurrection des morts. Je crois qu'il y a des morts plus vivants que les vivants. D’hommes tels que Dante, Goethe, Moravia, Levinas, Franz Rosenzweig, le Maharal de Prague, d’autres, continue d'émaner une énergie à laquelle personnellement je m'alimente. Nous devons nous nourrir de cela, si nous voulons sortir de ces temps sombres que décrit et dénonce la pièce.
L.B: Vous parlez du Tikoun Olam, qui par définition n'est autre que la Réparation du Monde. Faut-il qu'il y ait Destruction en amont?
B.H.L.: C'est ce que le personnage, interprété par Jacques Weber, dit en se référant explicitement au Rabbi Haïm de Volozyn dans le cinquième acte de la pièce. Vous connaissez, n’est-ce pas, L'Âme de la vie, de Rabbi Haïm de Volozyn ? L’hypothèse est que le monde a été créé, mais qu’il a tendance, ensuite, à "se décréer". C’est une idée vertigineuse, totalement effrayante, mais qui est très présente dans la pensée juive. Laquelle pensée juive oppose à cette perspective d’une « décréation » la « réparation » du monde par la prière et les mots. Je crois à cela. Pour moi, naturellement, ce sont les mots davantage que la prière. Mais le fait est là : sans les prières et les mots des hommes, ces adjuvants de la création, ces empêcheurs de "décréer", le monde s'effondrerait.
L.B: Vous dîtes dans votre livre que pour être juif, Benny Lévy, a dû rompre avec l'Europe! Vous paraissez plus optimiste, n'est-ce pas?
B.H.L.: Il y a deux tentations dans la pièce. La tentation de Benny Lévy. La tentation de Bernard-Henri Lévy. Toute la pièce tourne entre les deux.
L.B. : Mais ce qui triomphe c’est votre tentation, rester en Europe ?
B.H.L. : Je crois surtout que nous n'avons pas le choix. L'Europe et Israël sont sœurs. Elle sont sœurs selon le texte biblique lui-même. Cela ne veut pas dire que cette sororité ne soit pas fratricide. Toute fraternité, l'est d'ailleurs virtuellement. Et il est vrai qu’entre l’Europe (Edom) et Israel (Jacob) il y a une lutte à mort. Mais il n’empêche. Esaü et Jacob sont nés des mêmes entrailles. De la même matrice. Et cette fraternité originaire, profonde, permet d'œuvrer l'un pour l'autre. C'est ce que je crois. Et c’est pourquoi je crois que l’on peut être juif en Europe. Contrairement à Benny Lévy qui, lui, avait fini par choisir le chemin de Jérusalem.
L.B: Il y a un thème fondamental dans Hôtel Europe: l'antisémitisme. Avec cette montée de la vague Bleue Marine, ces meetings Dieudonnistes, ces actes violents qu'ont connu la France, et d'autres pays européens cet été, vous restez de marbre en révoquant "ne pas avoir peur des antisémites!". Pourquoi?
B.H.L.: Tout simplement, parce que les Républicains sont les plus forts. Je ne parle pas de force physique, bien sûr. Mais de force intellectuelle et politique. Je pense que les amis des juifs restent, aujourd'hui encore, plus forts que leurs ennemis.
L.B: Pourquoi dîtes-vous que les juifs sont forts?
B.H.L.: Ils sont forts parce qu'ils sont aguerris. Ils sont forts parce qu'ils ont appris les leçons du passé. Ils sont forts parce qu’ils ne se laisseront plus jamais faire. Aussi, je ne crois pas me tromper en soulignant que ce rapport de force leur est favorable. Il faut continuer à lutter pied à pied, en ne laissant rien passer. Pour l’heure, la grande différence avec les années 1930, c’est que les institutions républicaines tiennent bons, les meetings de Dieudonné sont désormais interdits, ses petits trafics financiers sont poursuivis, etc.
L.B: Comprenez-vous cette Alyah massive?
B.H.L.: Il y a deux Alyah: l'Alyah de cœur que je comprends absolument : faire son Alyah pour l'amour d'Israël, c'est magnifique! En revanche, l'Alyah de défaitisme, de désespoir, j’adjure ceux qui sont tentés de la faire d'y réfléchir à deux fois. Ne serait-il pas un peu fort de café de laisser ce pays magnifique à ces salopards ? Les juifs ont contribué à construire la France. Tout comme l'Europe, qui est juive tout comme elle grecque et romaine. Dans sa définition la plus haute, ces trois fils sont très étroitement entrelacés. Ce qui me fait dire, par parenthèse, que la Shoah a été une catastrophe aussi pour l'Europe elle-même qui en est presque morte. L'Europe amputée de sa part juive, totalement amputée de sa part juive, n’aurait plus été l’Europe et n'aurait jamais survécu. La Shoah était un crime. Mais c’était aussi, d’une certaine manière, un suicide.
Laurent Bartoleschi
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