
VAYIGACH
Naissance de la propriété capitaliste
Avec la sidra Vayigach, l'Ecriture nous fait assister à une des scènes les plus dramatiques dont l'histoire nous ait conservé le souvenir. Elle nous rapporte l' un des épisodes les plus émouvants à savoir: les retrouvailles de Jacob et de Joseph son fils, précédée de la réconciliation de Joseph avec ses dix frères qui l'avaient vendu. Cet épisode a inspiré des écrivains célébres comme Thomas Mann, et pourtant, rien ne dépasse la sobre beauté du texte biblique. Pour s'en convaincre, il suffit de lire l'admirable plaidoyer de Juda, qui tente d'arracher Benjamin à la colère du haut fonctionnaire égyptien dont il ignore l'identité, ou encore d'évoquer la rencontre de Jacob avec son fils retrouvé. Ce sont des textes qui font jaillir les larmes aux yeux.
La sidra se termine par l'administration de Joseph en Egypte (Gen. 47, 16 à 26). L'accaparement des terres par Pharaon et l'urbanisation de la population du Delta du Nil nous décrit en quelque sorte une sorte de capitalisme avant la lettre. Ce passage décrit précisément la naissance d'une économie capitaliste dans laquelle les instruments de production échappent aux travailleurs et toute explication ne peut échapper à cette réalité. On observera toutefois que le régime institué par Joseph à la faveur de la disette en Egypte et qui ne profite qu'à Pharaon et à la caste des prêtres est infiniment plus libéral que celui de l'esclavage antique, du servage moyenâgeux qui se poursuivit dans la Russie des Tzars jusqu'à la fin du 19e siècle, ou que la gestion colonialiste des sociétés nord-américaines dans les républiques bananières ou dans les mines de cuivre andines en 1967. Si la propriété échappe aux travailleurs ils ne sont cependant pas privés du fruit de leur effort:
"Au temps des récoltes vous donnerez le cinquième à Pharaon et les quatre autres parts vous serviront à ensemencer les champs et à vous nourrir, vous, ainsi que vos petits-enfants."(Genèse 47,24).
Rappelons que dans la plupart des réglements de fermage et métayage du Moyen Age seul un tiers du produit du travail du fermier ou du métayer lui était accordé pour ses semences et sa subsistance. Nous n'évoquons pas d'autres régimes de servage plus rigoureux qui se poursuivent dans les temps modernes et qui n'accordent au producteur que le strict minimum afin de lui permettre de poursuivre la tâche que lui impose le propriétaire de ses instruments de travail.
Devant l'insistance du peuple égyptien accablé par la famine et qui veut se vendre au seigneur du pays, Joseph acquiert pour Pharaon la propriété du sol laissant aux paysans une large partie du produit de leur travail et surtout se gardant bien d'attenter à leur personne, à leur liberté, en les réduisant en esclavage. On ne peut que s'étonner du grossier contresens que l'on trouve dans de nombreuses traductions de l'Ecriture du verset 21 de notre chapitre:
"Il transféra le peuple dans les villes d'une extrémité du territoire de l'Egypte à l'autre" (Gen.47,21).
C'est le phénomène d'urbanisation organisé par Joseph qui est ici décrit. Il explique d'ailleurs parfaitement le développement d'une civilisation urbaine raffinée. La traduction "il asservit le peuple de villes" est une déformation du texte que notre tradition transmet avec une fidélité rigoureuse réservée au texte révélé. On devine les mobiles d'une critique biblique qui corrige grossièrement le texte consacré et lit à la place de "veét haam héévir oto léarim", il transfera le peuple dans les villes", un nouveau texte revu et corrigé où "héévir" devient "héévid", il asservit. Tout le verset étant entièrement réécrit par les savants du 19e siècle.
Il n'empêche que le récit de la gestion de Joseph que nous avons présenté sans aucune complaisance apologétique marque ce que l'on peut qualifier de naissance de la propriété capitaliste. Est-ce la gêne de devoir terminer la lecture de la première de nos lectures hébdomadaires, Vayigach, sur une allusion à la propriété du Pharaon qui fait que dans nos Synagogues on conclut sur le verset évoquant l'installation de la famille de Jacob-Israël en Egypte ? Cela interrompt la suite logique de la succession des événements reprise dans la section suivante "Vaye'hi" avec "Jacob vécut dans le pays d'Egypte... (28), c'est ce que nombre de nos commentateurs ont insinué
Claude Layani
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