La Suède et ses juifs: un modèle pour l'Europe?

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La Suède et ses juifs: un modèle pour l'Europe?

La Suède : tu l’aimes… ou tu y restes Notes de voyage

En Suède, l’assistance à personne en danger n’est pas un concept creux. Quand tu as de la peine avec un bagage, dans le train, on vient à ton aide sans même que tu ne t’en rendes compte. Pas de sourire entendu, du genre : tu vois, je t’ai aidé, c’est bien, n’est-ce pas ? Non, tu ne sais même pas qui t’a aidé, le.a bienfaiteur.trice s’est déjà enfui.e, te laissant seul avec tes doutes sur la nature humaine, seul avec ton besoin de certitudes, seul avec ton désir de parler et de t’épancher, seul avec ton silence, avec ta foi, avec ton regard humble, avec ton humeur égale, seul.

Ce lagom, ce juste milieu suédois, ce ni trop ni trop peu, cette aurea mediocritas[1] des philosophes antiques, honnie par le Christ qui s’écrie : « ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche[2] », on la retrouve justement dans les églises du pays, resplendissant de la magnificence catholique malgré le rite réformé. Foi luthérienne mais surtout nationale puisque, à l’instar de sa consœur anglicane, elle se présente comme Eglise suédoise.

A la pointe de la culture inclusive, les temples suédois à la gloire de Christ Sauveur se garnissent de drapeaux LGBT, de place de jeux pour enfants et de monuments à la mémoire de l’Evêque Johannes Rudbeck, « fondateur de l’Etat-providence suédois ».

Parce que, quand on arrive en Suède, une question nous hante, nous autres, citoyens d’Etats préhistoriques, où une personne en chaise roulante ne peut toujours pas aller au cinéma et où les femmes ont en moyenne un salaire inférieur aux hommes :  pourquoi là-bas ? Qui sont ces femmes et ces hommes parfaites et parfaits ? Est-ce le climat ? La culture ? La religion ? La volonté politique ? Le hasard, qui les rend ainsi plus « développés » que nous ?

J’opte pour les Vikings. Non que je le pense vraiment, mais c’est plus sexy, les Vikings, avec leurs pierres dressées en l’honneur de leurs chefs et leurs runes aux entrelacs mystérieux. Il y a un parfum de légende dans leur histoire et, dès mon arrivée, j’écarte mes narines à tous vents.

 

C’est curieux, dans cette banlieue huppée de Stockholm où je me trouve, je sens une odeur de kérosène. Je ne m’y attendais pas. Les Suédois ne sont-ils pas à la pointe de la lutte contre les émissions de CO2 ? Je ne suis quand même pas venu dans le pays de Greta pour sentir ça ! Comme pour me narguer, un scooter électrique manque de me rentrer dedans juste au moment où je lève les yeux vers le ciel, et de comprendre : l’aéroport d’Arlanda n’est pas loin.

J’oublie les Vikings et je consulte Google : le principal aéroport de Suède, ce sont quand même 27 millions de passagers pour 2017, dont 5.5 millions pour des vols domestiques ; quatre terminaux, les deux plus récents datant des années nonante ; une troisième piste construite en 2002 ; et une planification d’extension massive pour accueillir jusqu’à 40 millions de passagers en 2040[3]. Avidement, je cherche d’autres informations sur le  site officiel de l’aéroport et suis rassuré : « Les efforts d’Arlanda pour lutter contre le réchauffement climatique sont certifiés au plus haut niveau d’un programme européen. »

On trouve, pêle-mêle, utilisation de bio-carburants, mesures contre le bruit, nettoyage des pistes, tri des déchets… Pour compenser l’explosion attendue du nombre de passagers, Swedavia mise sur un meilleur remplissage des avions, sur les gros-porteurs et sur des technologies plus propres. Bon. J’imagine le fonctionnaire européen : Attention, aujourd’hui, vente-flash de certificats de pollution propre ! Demandez le tarif… Vous avez remarqué une augmentation dans votre utilisation des ressources d’eau potable de seulement 400% au lieu des 600% envisagés ? C’est la troisième porte à gauche. Vous n’utilisez que du bois certifié pour les chaises de la cafétéria ? C’est au deuxième étage, juste en face de l’ascenseur.

 

Se moquer, c’est facile. Nous, on ne fait rien ; au moins, eux, ils essaient. C’est comme avec les immigrés : en termes d’ouverture à l’autre, les Suédois sont les premiers de la classe européenne, proportionnellement à leur population. Avec des langues minoritaires officielles, je vous en prie : le swahili ? l’arabe ? le serbo-croate ? Non : le finnois, le sami (langue des Lapons autochtones), le meankieli (un dialecte finnois), le romani et le… yiddish.

Sans blague ? Mais il y a combien de Juifs en Suède ? Je retourne vers mon moteur de recherche préféré : en gros, 18 000, selon les statistiques de la communauté elle-même. Pour connaître le nombre des arabophones, c’est plus difficile car les statistiques par catégories ethniques sont interdites par le gouvernement. Ceci dit, vu que l’arabe est devenu la deuxième langue la plus parlée dans le pays, dépassant ainsi le finnois, on peut quand même s’étonner de cette déférence pour la langue du klezmer. Ça tombe bien, j’ai rencontré un clarinettiste, féru de cette musique, qui m’explique : il y a même une émission en yiddish à la radio suédoise. – Waouh ! Vous connaissez un Juif qui parle cette langue ? – Non, mais mon groupe a du succès, deux ou trois concerts par mois en moyenne, les gens adorent cette musique. Baissant la voix, il me confie encore : je ne comprends pas pourquoi les Juifs n’apprennent pas cette langue, ils veulent tous apprendre l’hébreu ! – Eh bien, comment dire, c’est que l’hébreu est une langue d’avenir, le yiddish, ça fait ghetto, ça rappelle les heures sombres… Son visage s’illumine : ah oui, je me souviens d’un livre que j’ai lu, comment s’appelle déjà l’auteur ? Imre… Imre… – Imre Kertész, ?  – Oui, c’est ça ! Être sans destin, sur les camps de concentration.

Je fais connaissance avec sa femme, un être doux, au regard fuyant mais bienveillant. Elle me demande si, en Suisse aussi, on parle de Greta Thunberg ? – Je réponds que, oui, c’est un sujet, mais qu’il y en a aussi d’autres : les relations avec l’Union Européenne, les coûts de l’assurance-maladie, les violences à l’école… Elle m’interrompt, les yeux toujours plus vacillants : Ici, en Suède, c’est terrible, l’extrême droite est devenue la troisième force politique du pays. Et ils sont vraiment racistes !

Ma main, enfoncée dans ma poche, serre la kippa qui s’y trouve. Ma bouche, elle, se ferme. Le silence vaut un consentement. Des néo-nazis organisent régulièrement des défilés[4], c’est inquiétant. Bon, la dernière fois, ils étaient trois cents et aucun incident n’est à déplorer. Les menaces proférées contre les juifs par des islamistes toujours plus nombreux en Suède sont autrement plus tangibles : sermons incendiaires, incendies bien réels, menaces, atteintes à l’intégrité physique : selon une étude du centre Kantor de l’Université de Tel-Aviv[5], seulement 5% des incidents antisémites proviennent des milieux d’extrême droite[6]. Mais ceci est un fait, et les faits n’intéressent pas toujours les gens.

J’ai besoin de comprendre pourquoi la Suède, pays progressiste s’il en est, aime tellement ses Juifs pour leur consacrer une langue qu’ils ont tous oubliée, et pour, en même temps, leur nier le droit à la sécurité, que ce soit dans le pays d’Ikea ou en Israël. Retour chez Google pour une petite histoire des Juifs de Suède[7].

1840 : un Juif a le droit de se marier avec un non-Juif.

1938 : à cause de l’arrivée de 3000 immigrés juifs, des émeutes éclatent au sein des institutions universitaires. 900 réfugiés de Norvège parviennent tout de même à s’introduire.

1943 : sans réserve, la Suède accueille les Juifs du Danemark (8000). C’est ensuite l’histoire tragique du diplomate suédois Raoul Wallenberg (disparu dans les geôles staliniennes), qui sauve un nombre incalculable de Juifs d’une mort certaine.

1945 : la Croix-Rouge suédoise commence à s’intéresser au sort des déportés.

1951 : un Juif a le droit de se présenter à des fonctions politiques.

2009 : à Malmö, la communauté juive se recroqueville et amorce son déclin après la naissance d’un nouvel antisémitisme, qui trouve sa source, non plus dans une tradition médiévale chrétienne désormais dépassée par le progressisme européen, mais dans le Coran.

2015 : après les attentats de Paris, la ministre des Affaires étrangères suédoise et ex-commissaire européenne, Mme Margot Wallström, attribue les violences commises par les islamistes en Europe à la politique israélienne envers les populations arabes.

…2019 : je sirote mon café suédois (un breuvage assez éloigné de l’idée qu’on se fait du café en des contrées moins septentrionales) tout en dégustant des pâtisseries, quant à elle tout à fait délicieuses. Je me concentre sur cette coexistence dans la même maison d’une substance parfaitement insipide et de produits qui font rêver : Kannelbulle, Semla et autres Chokladbollars ravissent le palais et provoquent des plaisirs de satisfaction que même les plus stoïques parmi les Suédois ne peuvent réprimer. Je prête mon oreille à ces soupirs de Vikings et m’interroge : pourquoi mon hôte se sent-il obligé de parler de l’histoire de sa famille pendant la guerre ?

Pourquoi faut-il qu’il me raconte l’histoire de cet avion spécial, qui reliait Berlin à la Suède jusqu’aux derniers jours des combats ? Est-ce un sujet à traiter d’urgence alors que les libellules bruissent aux alentours et que les lacs aux doux contours invitent à la baignade ? Faut-il vraiment insister sur les détails de la débandade, c’est-à-dire sur ce bien immobilier perdu et retrouvé seulement après la chute du mur, et après trois ans, trois ans, bon Dieu, de procédure ?

Je regarde autour de moi… Jolie maison. Joli jardin. Ses trois enfants ont des maisons, tout aussi jolies, avec des très beaux jardins. Sa femme aussi vit dans sa propre maison, ils se rendent visite de temps en temps. Chienne de procédure… Chienne de société aussi : ils ont été cambriolés, l’an dernier, par un gang albanais. Mais c’est un pays si pauvre, comment leur en vouloir ? Et puis, ils n’ont pas mis trop de désordre dans la maison, ils étaient plutôt gentils. – Vous leur avez offert une tasse de thé ? Il me regarde, incrédule. – Ben oui, vous leur avez offert une tasse de thé, à ces pauvres gens ? Non, ils ont appelé la police, ils ont crié, ils avaient peur, c’est terrible, c’est comme un viol.

Une dame à l’âge respectable me ressert une tasse de café. Elle se penche vers moi avec toute la délicate attention dont elle est capable et me tend une brochure présentant les activités culturelles de la ville. En fait, elle ne veut pas me parler de culture, elle ouvre la brochure à la page : « traditions abrahamiques, une rencontre ». Et de m’expliquer que nous sommes tous assis sur les branches d’un même arbre. Elle hésite, cherche ses mots… J’ai l’impression qu’elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit : les trois religions… nous sommes de la même famille… Je ne mâche pas mes mots : « Soit. Le même arbre. Mais je ne vois pas l’autre branche !

Ma branche à moi, elle va tomber, c’est ça qui m’intéresse ; je veux la consolider et, après peut-être, essayer d’entrevoir la théorique fraternité qui bruisse, là-bas au loin. » J’ajoute : « Jésus n’a pas voulu changer un iota de l’Ancienne loi et, même au travers des mille et une malédictions infligées au peuple juif, sa Thora est restée intacte, alors que Mahomet a repris des pans entiers de la Bible sans tenir compte du texte original. » Elle se tait, ne me répond pas. J’attends un argument, une colère, un mouvement de l’âme, quelque chose : rien. Que cette phrase : there shall be peace…

Google-Shmoogle… Je lis les conclusions de l'historien Klas Amark, professeur à l'Université de Stockholm : « [Face à Hitler], la majorité des Suédois, ainsi que le gouvernement, ne désiraient rien d'autre que la paix. Ils étaient donc prêts à céder aux exigences de l'Allemagne nazie, si cela pouvait permettre d'éviter la guerre. »

Pour illustrer ses propos, le chercheur évoque l’image du hérisson, « qui se referme sur lui-même, sort ses piquants et ferme les yeux sur ce qui se passe autour de lui[8] ». There shall be peace, peace

Je cherche… Peut-être les Suédois ont-ils d’autres choix que de voter pour l’extrême droite, il y a probablement une voie du milieu, un parti désireux de résoudre l’équation migratoire sans verser dans la haine ? Je ne trouve pas[9]. Décidément, la Suède n’est qu’un exemple un peu plus abouti d’une Europe entièrement plongée devant cette aporie, cette impossibilité fondamentale de sortir d’une impasse : ni nazis, ni islamistes. Je conçois cette impasse, je ne la nie pas, elle est réelle. Mais il faut en parler sans détours, sans tabous, sinon cette Europe vénérable pourrait bien échouer dans l’océan idéologique du déni, après avoir au préalable jeté ses Juifs par-dessus bord.

Les Suédois sont des marins : ils emmènent leurs passagers d’un jour en eaux troubles. Que de paysages magnifiques et, en même temps, que de monotonie ! Que de paroles gentilles et, juste après, d’avertissements sentencieux ! Cela fait déjà une heure que nous sommes debout dans la cuisine à discuter, à refaire le monde, mais j’ai soif, j’aimerais bien un verre d’eau. Je tends ma main vers un paquets de chips mais, attention, il faut d’abord terminer le paquet déjà ouvert. L’enfant de parents divorcés est soigneusement ballotté d’une maison à l’autre, égalité oblige, mais le papa, régime vegan et ongles vernis, ne sait pas comment l’arracher à son téléphone portable. Il s’occupe des chômeurs le jour et de sa nouvelle maison le soir. Il a déjà deux voitures mais s’est acheté, en plus, une voiture électrique.

Le vent souffle doucement, je le laisse s’engouffrer dans mes cheveux et profite de cette soirée d’été en admirant la tablée magnifique et les bouts de ruban adhésif qui empêchent la nappe de s’envoler. Je jette un regard sur les jardins aux alentours : attention, les enfants ! vous êtes entrés chez les voisins ! Ces garçons font des bêtises et n’écoutent pas les réprimandes de leur père. « J’ai lu un livre récemment », il dit. « C’était très intéressant, sur la psychologie infantile » – il poursuit, m’expliquant les travers de l’éducation à l’ancienne. Bon. Quand ils commencent à taper sur le mien, j’interviens quand même, je n’ai pas beaucoup de psychologie, il faut dire. Pourtant il en faut pour supporter les moustiques ou les cyclistes qui vous foncent dessus. Arriéré, va !

En fait, je plains les Suédois. Ils veulent être les champions de la lutte contre le réchauffement climatique mais sont obligés, pour manger autre chose que des pommes de terre et des baies, d’importer massivement toutes sortes d’aliments, même de ceux qui poussent parfaitement dans le Grand Nord : personne ne m’a regardé de travers au moment où je croquais dans une pomme chilienne ou que je dégustais une carotte espagnole, achetée dans un centre commercial aux côtés duquel même les hypermarchés de périphérie français ont un air bucolique. En fait, ouverts sept jours sur sept, les magasins ont toujours leur lot de déprime à offrir : en voiture ou à vélo, on traverse autant de parkings un jour que de forêts un autre jour.

Dans les trains bondés aux heures de pointe, on n’entend pas une mouche voler. On ne parle pas trop fort, on ne s’enorgueillit pas non plus de ses hauts faits. Quand on construit une magnifique tour, véritable exploit architectural, on n’ajoute pas un ascenseur pour que les touristes puissent admirer l’œuvre accomplie depuis une terrasse haut-perchée. Ce serait vulgaire. Ce serait show-off. Pauvre de moi qui regrette ce manque de hubris, d’élans excessifs et de passions déraisonnables. Ce qui compte, n’est-ce pas un fonctionnement efficace de la société, du vivre-ensemble ?

Il en va de même pour les relations entre les sexes : dans quel autre pays voit-on un nombre strictement égal d’hommes et de femmes travailler ensemble sur un rond-point en réfection ? Tu t’étonnes et on te répond que, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, les femmes font cinquante pour cent de la population. Donc, sur un chantier, tu verras aussi cinquante pour cent de femmes. Point.

Je souris timidement à une tenancière de kiosque, plutôt jolie. Elle me répond de même, par un joli sourire. Donc les femmes n’en veulent pas aux hommes, ce ne sont pas des harpies ? Non, juste des femmes, ni saintes vierges effarouchées, ni amazones en furie. Justes des femmes, avec des droits égaux à ceux des hommes. Simple as that.

C’est si simple de construire une société juste, une société exempte de ressentiments, de passions tristes. La recette : des lois exemplaires et un consentement de la population. Au bout de très peu de temps passé en Suède, il est difficile de comprendre pour quelles raisons mystérieuses les autres pays du monde refusent obstinément d’installer des rampes pour personnes handicapées dans tous les lieux publics ou un congé parental pour tous les sexes ; pourquoi les filles y portent encore du rose et les garçons du bleu ; pourquoi les réfugiés ne sont pas tous les bienvenus ; pourquoi il existe encore des toilettes séparées pour les hommes, les femmes, les handicapés, les non-genrés, les lutins des forêts et les lutins des champs. Tu rentres dans un hôtel et le responsable d’établissement a même eu une pensée pour les enfants qui accompagnent leurs parents à la réception : il a installé un petit meuble-escalier qui leur permet d’être à la même hauteur que les adultes, au lieu de lambiner derrière un stand avec de lourdes valises comme seul horizon. Les voilà, comme des grands, à saluer la réceptionniste, et comme des petits, à profiter des crayons de couleur à leur disposition. Heureux enfants suédois : ils courent et jouent sans répit au milieu d’installations qui leur sont dédiées, sur la moindre place, dans le moindre parc, dans la plus petite des ruelles !

Tu te promènes à Malmö, que les media présentent comme gangrenée par la vermine islamiste : tu lèves les yeux timidement et tu ne vois que des bibliothèques ornées du drapeau pride, des trottinettes en libre-service et des bus roulant à l’éthanol. Les filles portent leur voile avec toute la grâce dont elles sont capables et ce monsieur qui s’agenouille sur son tapis de prière, à côté de son taxi, ne dérange personne.

Elle est où, la jeunesse en colère, qui déferle sur les boulevards, comme en France, quelques jours plus tôt, et qui casse tout sur son passage pour célébrer la victoire de l’équipe d’Algérie à la Coupe africaine des nations ? Est-ce que, ici aussi, on interdit les drapeaux israéliens pour ne pas « provoquer » des populations « sensibles », comme cela s’est produit récemment à Strasbourg ? Ironie de l’histoire… Je rentre dans une église, belle et apaisante, et je me sens envahi d’un sentiment de sécurité. Comme le monde a changé rapidement ! Plus rapidement même que le climat : mes persécuteurs sont devenus mes protecteurs ! Toutes les minorités sont désormais protégées par la loi de la République et par la morale chrétienne.

Toutes ? Je sors de ce bel édifice, consacrant la victoire du Saint-Esprit sur la Terre et dans les Cieux. Une immense affiche couvre la façade, proclamant la fin des temps primitifs, grâce à… la bombe à œstrogènes[10] :

Le monde a besoin d’une nouvelle arme : la bombe à œstrogènes. Lâchez-la sur les dictateurs, les oligarques, les ultra-nationalistes, les fondamentalistes, les bandits, les patriarches et les PDG où qu’ils se trouvent. Ils en jetteront leurs gros pistolets, se prendront dans les bras, demanderont pardon, puis supprimeront le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, l’islamophobie, le climato-scepticisme et l’inégalité salariale. Vous voulez un monde meilleur ? Fabriquez une bombe à œstrogènes.

Une petite voix, qui me vient de l’extrême gauche de mon lobe politique, me rassure : l’antisémitisme est é-ra-di-qué. N’existe plus. Anéanti par la bombe progressiste. Don’t need to mention it anymore. C’est ter-mi-né. Combat d’arrière-garde, de rétrograde, de réactionnaire, de conservateur, de proto-fasciste… Et la Sainte Eglise devenue Sainte Patronne de la bêtise humaine, en quoi me protège-t-elle encore ? J’aime l’odeur de l’encens. Mais j’ai l’angoisse chevillée au corps. Je suis un être rebelle, après tout, j’ai refusé de suivre le Christ. Je rêve… Je suis ce christ, cet oint du Seigneur, on m’emmène sur l’échafaud, les miens me rejettent, je les vois succomber à leur tour sous les coups de l’envahisseur, je ne vois partout que légions romaines, jeunesses hitlériennes, ceintures d’explosifs… Après tout, dans ce monde d’humanité et de progrès social, c’est peut-être moi le plus fou. Tiens : voilà qu’on vient me chercher, une blouse blanche, elle me veut du bien, sûrement, je n’ai qu’à accepter ma maladie mentale, à me soigner, à me repentir…

Je me réveille. Toute cette aventure mentale m’a donné faim. Au menu : crevettes de l’autre bout du monde, avocats pourris cédés gratuitement par l’humaine direction d’un supermarché de la place, et climatisation pour supporter les 28 degrés de cet été décidément pas comme les autres. Quel mauvais rêve ! Après tout, comme me le suggère ma charmante hôtesse, je n’ai qu’à apprendre le suédois, comme ça je serai encore plus juif.

Fait étrange, en Suède, plus on est à gauche, plus on te parle comme à un Juif, sourire crispé et regards sous-entendus ; alors qu’à droite de l’échiquier politique, on s’en contrebalance, que tu sois juif, on ne te questionne jamais là-dessus, tu finis presque par oublier la forme de ton nez…

Quand j’étais petit, j’avais appris que les méchants étaient les nationalistes et que les gentils socialistes allaient faire de tous ces méchants de la chair à pâté, de la boue infecte rejetée par la société bien-pensante, des épouvantails parsemés sur le champ des valeurs universelles !

Mis au ban du discours politique, les souverainistes, patriotes, conservateurs et autres résistants au progrès sans foi ni loi ne parlent plus qu’à demi-mot, se réfugient derrière des profils anonymes sur internet et exultent en silence en regardant les nouveaux chefs de la droite populiste vitupérer contre la déchéance de l’école, l’insécurité galopante, les réseaux terroristes…

De petits nazillons se masturbent derrière leur écran et commencent à sortir de la cave dans laquelle ils sont restés confinés pendant septante ans, attendant que la bêtise humaine reprenne du service pour dégainer leur haine inextinguible. Et voilà l’Europe, voilà la civilisation occidentale à nouveau prise en étau entre ses deux démons les plus farouches : la tentation du suicide et la tentation du meurtre.

Ce Suédois veut se montrer sous son plus beau jour : « Boris Johnson est un menteur. Il y a une sacrée clique autour de lui. Pauvre peuple anglais, ils ont été trompés. Ils ont tellement de fric ! » Douces paroles répétées en boucle sur tous les media, c’est un bon début de conversation.

Notre hôte doublement étranger parce que juif doit savoir qu’il peut se sentir chez lui ici, c’est une maison internationaliste, rien à craindre. Je demande en quoi ce Monsieur Johnson est plus menteur que tous les autres politiciens, que tous ceux, par exemple, qui ont promis à leur électorat de protéger l’Europe des risques de la désindustrialisation grâce aux institutions de Bruxelles ? La Chine nous menace, disaient-ils. Trente ans plus tard, tout est parti là-bas. Même Volvo…

Je sens que mon interlocuteur faiblit, il cède devant les évidences que je lui rappelle, il se dit que, peut-être, il peut dire à un Juif qu’il a mal pour la Suède, pour la violence qui éclate partout, pour la facture sociale, culturelle, économique, identitaire, que fait peser sur son pays la politique immigrationniste du gouvernement. Il finit par lâcher : « La Suède ne mérite pas d’être un modèle pour le monde. Les gens ici ont totalement perdu la notion de responsabilité individuelle. Il n’y a aucune solidarité, chacun vit pour soi. C’est une tragédie. »

Waouh. Cette personne, en quelques heures de conversation, est passée d’un discours convenu à une parole qui venait du fond de son cœur. Respect.

Je poursuis mon investigation des cœurs suédois. C’est fou comme la parole se libère, dès que le Juif leur permet de dire autre chose que des âneries du genre : notre société est si raciste ! Comme si le slogan : un autre monde est possible, est devenu soudain : un autre sujet de conversation est possible.

Que n’entends-je pas dès lors : on attend six mois pour un rapport du médecin, deux ans pour des cours de natation… Telle famille qui attend toujours un rapport d’autopsie pour un proche décédé. Des immigrés qui n’apprennent pas le suédois, qui ne s’intègrent pas, qui obtiennent la nationalité sans avoir travaillé un seul jour... Je regarde la mer, au loin, qui m’amène la bonne odeur de la liberté, et mes vikings s’affairant autour du grill : ils parsèment les tendres filets de fines herbes italiennes, débouchent une bonne bouteille française, et lancent, sans aigreur dans la voix, comme un simple constat, une donnée, un chiffre sur un rapport du Ministère des Affaires du Grand Mélange : « si tu n’as ni argent ni contacts, tu peux toujours pleurer dans ce pays. »

Le modèle suédois serait-il un décor en carton-pâte, un village Potemkine qui tiendrait debout à la faveur d’un consensus politique inégalé dans le monde ?

Je reprends le train de mes pensées, et me rappelle ce moment exquis, entre deux valises, la fatigue du voyage dans les paupières : dérangé dans ma somnolence par un besoin pressant, je m’étais dirigé vers le cabinet de toilette. Merveille : dans la fenêtre opaque, un artiste, un concepteur, un ingénieur, architecte, mécanicien, politicien, directeur exécutif modèle, avait inséré une petite ouverture qui permettait, même en ce lieu vulgaire, de voir le paysage défiler.

Rêve, c’est un ordre.

Je repense aussi à ce parc animalier visité le matin-même : un retour à la nature sauvage et, en même temps, un parcours si bien conçu, avec ses chemins balisés, ses vendeurs de hot-dogs et ses vues imprenables sur l’immensité suédoise. Le premier tableau qui s’offrait au promeneur, tout juste sorti du pavillon d’accueil, était un enclos avec des loups et des moutons, paissant les uns à côté des autres, séparés par une clôture suffisamment haute pour éviter tout débordement. Des loups en paix, enfin débarrassés de leur instinct carnassier, admirant, la gueule pendante, des moutons également répartis entre noirs et blancs. Une merveille que le promeneur, s’il le désirait, pouvait déguster à l’envi depuis sa chambre d’hôtel située en contre-bas.

Tant d’invites à l’espérance ! Le pont qui enjambe le bras de mer séparant la Suède du Danemark, élégant et fluide ; les éoliennes qui promettent une énergie propre ; tout ici n’est qu’ouverture, écologie…

Là, tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe, calme et volupté

Vision d’horreur ou avant-goût du Paradis ? Ballottée qu’est mon âme entre désir de sérénité et désir de brûlure, je ne sais que penser. Serait-il possible que ce doux climat, que ce vent léger, que cette chaleur estivale apporte aux sentiments contradictoires qui m’agitent une résolution apaisée ?

Je pense à ces croix de Saint-Jean, cachant mal ces ardeurs païennes que l’Eglise luthérienne est venue réprimer.

Finalement, la réconciliation de ces deux penchants de nos êtres déracinés ne trouve-t-elle pas sa plus belle réalisation sous le soleil nordique ?

Finalement, les drapeaux LGBT hissés un peu partout dans le pays ne flottent-ils pas au même vent que les hijabs omniprésents dans les embouteillages de poussettes ? Finalement, que m’importe que mon autoradio me déniche un programme en arabe puisque le yiddish figure quelque part dans la Constitution ? Que m’importe l’omniprésence de la voiture dans la vie d’un Suédois puisque les bobos des centres-villes ont leur zone piétonne ?

Que m’importe les incohérences d’un système qui plonge les citoyens dans un état d’attente béate si, dans le même temps, je peux profiter de mon congé parental de 480 jours partagés de façon rigoureusement égale avec ma femme, partie refaire sa vie avec un concitoyen ? Pourquoi devrais-je m’inquiéter de l’énergie grise consommée par mon nouveau téléphone intelligent puisque mes nouveaux panneaux solaires me permettent de faire fonctionner mes nouvelles ampoules à basse consommation ?

Autre soirée, autre rencontre... Emu par la beauté d’une femme, je m’incline, par galanterie. D’un geste clair, elle me tend sa main, que je saisis, forcément. Nous sommes obligés de nous entendre, n’est-ce pas ? Chère Madame, voulez-vous, ce soir, que nous nous adonnions à une haine mutuelle ?

C’est le Suédois d’origine iranienne Nima Sanandaji qui vient me susurrer ce doux mot : il a cherché à analyser ce qui fait la spécificité, au-delà de la politique économique et sociale, du « modèle suédois[11] » : la communauté nationale, le folkhemmet, comme la cellule familiale, n’implique pas  « que ses membres soient heureux, ni même qu’ils s’aiment – comme le montrent d’ailleurs très bien les films du réalisateur Ingmar Bergman, mais qu’ils soient tous coincés les uns avec les autres. À long terme, ils vont être obligés de s’entendre, ou en tout cas de s’adapter à leur haine mutuelle. Et cette adaptation prend le pas sur tout le reste[12]. »

Assis dans mon siège d’avion, je saisis doucement la main de ma compagne. Je sens encore la femme à mes côtés, je ne la hais pas. Je ne suis pas encore un homme nouveau car mon désir n’a pas de borne.

Te haïr doucement, sans heurts… Non merci. Je préfère te saisir, belle Europe, que tu le veuilles ou non.

 

©Denis Frenkel – août 2019

www.lesmotsetlesnotes.com

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Annexes

  1. Lars Dencik & Karl Marosi, Different antisemitisms: on three distinct forms of antisemitism in contemporary Europe – with a special focus on Sweden. Kantor Center Position Papers (Tel-Aviv University), June 2016.
  2. Sunshine Socialist Cinema. Subventionné par les pouvoirs publics. https://www.regionorebrolan.se/ungpeng# Une des conditions pour recevoir les fonds : être neutre politiquement.

 

Notes

[1] Horace, Odes, II, 10

[2] Apocalypse, 3 :16

[3] https://sv.m.wikipedia.org/wiki/Arlanda

[4] https://www.liberation.fr/planete/2018/08/25/suede-300-neonazis-manifestent-sous-les-huees-a-stockholm_1674491

[5] https://www.dropbox.com/s/sf02a84nq071naw/pp%203%20antisemitisms%20160608.pdf?dl=0

[6] https://www.nytimes.com/2017/12/14/opinion/sweden-antisemitism-jews.html

[7] https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_Juifs_en_Su%C3%A8de

[8] https://www.liberation.fr/planete/2006/04/06/les-suedois-brisent-la-loi-du-silence-sur-leur-passe-nazi_35348

[9] https://se.ambafrance.org/Politique-migratoire-suedoise-vers

[10] Guerrilla Girls, 2012.

[11] Cf. notamment: Debunking Utopia: Exposing the Myth of Nordic Socialism (2016). Paperback.

[12] http://www.slate.fr/story/166997/suede-folkhemmet-modele-ideal-social

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