
Alex Gordon
La science dans une ville française
J’ai vécu et travaillé pendant de nombreuses années dans cette merveilleuse ville française. C’est une très belle cité, nichée dans une vallée au pied des Alpes, au confluent de deux rivières. Elle séduit par son architecture époustouflante et son patrimoine historique remarquable. Entourée de sommets enneigés et de forêts verdoyantes, elle possède un centre ancien magnifique, avec ses rues étroites typiques de l’Europe d’autrefois, ses petites places pleines de charme et ses superbes bâtiments anciens.
C’est une ville très ancienne – plus de deux mille ans – et aussi une ville verte, riche en parcs. On y compte quatorze églises et cathédrales, bien qu’avec le temps, elle soit devenue moins chrétienne et plus musulmane.
C’est une ville de science, et c’est pour cette raison que je m’y suis retrouvé, moi-même étant scientifique. Je l’aime profondément, mais je ne la nomme pas, afin de ne pas froisser d’autres villes françaises tout aussi admirables que j’aurais pu aimer si mes recherches m’y avaient conduit.
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, des personnes remarquables ont commencé à affluer ici : mes collègues physiciens, venus de l’Union soviétique en décomposition. Des esprits brillants, des scientifiques sérieux, qui venaient travailler à l’institut de recherche où j’étais moi-même employé.
D’excellents spécialistes dans leur domaine, mais avec une particularité qui les distinguait des autres chercheurs étrangers : ils ne parlaient pas français, leur anglais était approximatif, mais leur russe impeccable.
Or, il est difficile de s’intégrer professionnellement dans une ville française en ne parlant qu’un anglais hésitant et un parfait russe. Ici, on ne parlait que français.
Comme je maîtrisais ces langues à divers degrés, je me suis vu confier le rôle officieux de « commandant du logement » pour ces scientifiques. Je négociais avec les propriétaires, signais les contrats, faisais le lien. J’ai rencontré un nombre incroyable de personnages extraordinaires, scientifiques et propriétaires d’appartements confondus. Voici une de ces histoires.
Un professeur soviétique, que j’appellerai D., s’adressa à moi pour obtenir de l’aide. Je ne puis révéler son nom, les événements qui ont suivi étant d’ordre strictement personnel. Je lui trouvai un logement auprès d’une certaine Madame P. Là encore, je tairai son nom, pour la même raison.
Le professeur D. était un homme d’environ quarante-cinq ans, de taille moyenne, un peu chauve, corpulent, et entièrement dévoué à la science. Cinq jours par semaine, il restait à l’institut jusqu’à tard le soir, et les week-ends, il poursuivait ses travaux dans l’appartement que je l’avais aidé à louer. Je ne suis pas doué pour estimer l’âge des femmes, mais je dirais que Madame P. était une jeune femme aux manières strictes et manifestement aristocratiques. Elle se voyait comme une fine psychologue. L’accord entre eux se conclut avec beaucoup de sourires, peu de paroles.
Madame P. habitait non loin de chez moi, et je la croisais parfois dans la rue. Un jour, elle me dit que D. ne saluait jamais ses voisins, qu’il se promenait avec un air sombre et fermé, ce qu’elle jugeait discourtois. Je tentai de la rassurer : son air fermé n’était pas de l’impolitesse mais de la concentration. D. pensait à ses équations. Il ne saluait pas, simplement parce qu’il ne voyait personne. Elle n’accepta pas cette explication : selon elle, D. n’était ni charmant, ni agréable.
Un dimanche, je rendis visite à mon collègue chez lui. À ce moment-là, Madame P. arriva. Ayant remarqué sa présence dominicale, elle lui suggéra, par mon intermédiaire, de faire une pause dans ses calculs et d’aller visiter le musée Stendhal.
Elle était cultivée, et appréciait les recommandations littéraires. Mon collègue demanda alors : « Qui est Stendhal ? » Les physiciens peuvent être brillants, mais parfois d’une ignorance culturelle désarmante. Après tout, pourquoi un physicien aurait-il besoin de Stendhal ? Mais ne pas savoir qui était Stendhal, c’était, pour Madame P., une faute impardonnable, un outrage à la France et à sa culture. Henri Beyle, dit Stendhal, était un grand écrivain. Tout visiteur en France se devait de le connaître. Madame P., choquée, déclara que D. n’était décidément ni charmant, ni agréable, ni même poli.
Quelques jours plus tard, elle se présenta chez moi, indignée. Plusieurs voisins, dit-elle, s’étaient plaints : D. les empêchait de dormir. Il prenait sa douche à une heure du matin, et le bruit de la plomberie réveillait tout l’immeuble. Il est vrai que notre chère ville était ancienne. Ses maisons, pleines de charme, avaient une acoustique impeccable – c’est-à-dire qu’on entendait tout. Aucun isolement phonique. On percevait distinctement la chasse d’eau du voisin.
En bons physiciens, nous savions que le grondement des tuyaux est inévitable. Tartre, dépôts, circulation accélérée de l’eau, bulles d’air, coups de bélier, joints défectueux – tout cela produit du bruit. Les tuyaux vieillissent dans un vacarme. Impossible de se laver discrètement. Mon collègue s’excusa : il travaillait toute la journée et n’avait d’autre choix que de se laver le soir. Cette explication ne convainquit personne.
Dans ma ville adorée, le repos était sacré. La pause de midi, les vacances d’été, les fermetures des magasins – tout y incitait au calme et à la sieste. D., lui, ne savait pas se reposer. Il travaillait sans relâche. La physique exige des efforts, de la constance, du temps. Mais pour Madame P. et ses voisins, cette hygiène tardive était insupportable. De « peu charmant », il devint « sauvage ». Nous ne savions plus quoi faire : la rigueur scientifique russe semblait incompatible avec les mœurs françaises. Finalement, D. renonça à se doucher chez lui. Il le fit désormais à l’institut. Mais le mal était fait : ses voisins ne le saluaient plus. Il commença à recevoir des lettres injurieuses, que je lui traduisais en russe. On l’y traitait de rustre inculte. Un jour, il craqua, et qualifia les voisins de « fainéants provinciaux ».
Ce que Madame P. ignorait, peut-être, c’est que Stendhal lui-même considérait sa ville comme le symbole même de la vie provinciale, une vie à laquelle il se sentait étranger, et qu’il n’hésitait pas à moquer, non sans ironie :
« Rien ne m’a plus surpris dans mes voyages que d’entendre dire par des officiers que je connaissais que… – une ville charmante, pétillante d’intelligence, et que les jeunes femmes y étaient tout simplement inoubliables. »
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