
Quand Joe Hisaishi rencontre la Mémoire : “Merry-Go-Round of Life”, une musique pour l’indicible
Une valse suspendue dans le temps
Composée en 2004 pour Le Château ambulant de Hayao Miyazaki, “Merry-Go-Round of Life” s’est imposée au fil des années comme l’une des œuvres les plus universellement aimées de Joe Hisaishi. Cette valse douce et spiralée, semblable au mouvement d’un manège ancien, semble flotter au-dessus du temps, entre les souvenirs d’enfance et les adieux du dernier jour.
Mais derrière sa légèreté, cette œuvre cache une profondeur insoupçonnée.
Elle dit sans mots ce que tant de récits peinent à formuler. Elle effleure l’instant perdu, la mémoire effacée, le silence laissé par ceux qui sont partis.
Et si cette valse portait aussi les pas d’une fuite ? Les rires avant l’exil ? Les adieux murmurés dans la neige ? C’est cette intuition que nous avons voulu explorer ici.
Une musique à la croisée des mondes
Racines européennes : de Chopin à Ravel
Dans “Merry-Go-Round of Life”, on entend résonner l’écho des grandes valses romantiques.
Le soupir de Chopin, la légèreté presque aérienne de Ravel, la mélancolie discrète de Satie traversent la partition comme des ombres bienveillantes.
Ce n’est pas un hasard si la musique semble parfois évoquer un bal oublié, une fête villageoise d’Europe centrale, ou même le bruissement effacé d’un manège abandonné dans un shtetl disparu.
Minimalisme japonais : la beauté du silence
Formé à la rigueur et à la délicatesse de la musique japonaise, Joe Hisaishi porte en lui l’héritage du “ma” — cet art subtil du vide et de l’attente.
Dans Merry-Go-Round of Life, le silence est aussi expressif que la note.
Chaque suspension, chaque respiration entre deux phrases musicales porte un monde intérieur : celui de ce qui a été, de ce qui aurait pu être, de ce qui reste à jamais.
Le Château ambulant : un voyage intérieur sur le temps, l’amour et l’acceptation
Le Château ambulant (Howl’s Moving Castle), chef-d’œuvre de Hayao Miyazaki sorti en 2004, raconte l’histoire de Sophie, une jeune fille ordinaire, frappée par un sortilège qui la transforme en vieille femme. Elle trouve refuge dans un château mouvant, dirigé par le mystérieux sorcier Howl, lui-même prisonnier de ses propres contradictions.
Derrière son esthétique féerique, le film aborde des thèmes profonds :
La fuite du temps et l’acceptation de la vieillesse,
La peur de la guerre et la quête de la paix intérieure,
L’amour inconditionnel qui transcende l’apparence et l’âge.
C’est une histoire de métamorphoses lentes, de destins cabossés et de réparations invisibles. Tout ce que “Merry-Go-Round of Life” exprime en musique.
La valse ondulante de Joe Hisaishi suit la structure même du récit : elle tourne sans fin, hésite, chute et se relève, comme Sophie, comme Howl, comme chacun de nous face aux épreuves de la vie.
La musique ne décrit pas les actions visibles ; elle révèle les paysages intérieurs, les blessures secrètes et les élans d’âme.
C’est pourquoi elle accompagne si naturellement l’histoire : parce qu’elle parle à ce qui reste intact en chacun, malgré l’usure du monde.
Analyse de “Sekai no Yakusoku” : la promesse de croire encore
À la fin du film Le Château ambulant, la mélodie douce et tournoyante de “Merry-Go-Round of Life” se transforme en une chanson : “Sekai no Yakusoku” (世界の約束 – La Promesse du Monde), interprétée par Chieko Baisho, qui incarne également Sophie.
Le texte, d’une simplicité bouleversante, évoque l’attente, la fidélité aux souvenirs, et la croyance têtue que malgré les blessures du temps, quelque chose demeure.
Voici un extrait traduit littéralement :
“Quand le vent emporte les jours passés,
Je me souviens encore du chemin vers toi.
Même si je me perds dans le temps,
Je crois en la promesse du monde.”
Que raconte ce texte ?
Il parle d’une fidélité silencieuse : Fidélité aux êtres disparus, fidélité à l’amour qui subsiste,fidélité à soi-même malgré les métamorphoses.
Même si tout change, même si les années effacent les visages et dispersent les souvenirs comme des feuilles au vent, le cœur humain garde intact un noyau de tendresse et d’espoir.
Pourquoi ce texte épouse-t-il si bien la musique ?
Parce qu’il ne dramatise pas : il suggère, il caresse, il accepte sans colère. Il suit exactement la ligne émotionnelle de la valse de Hisaishi : Une montée discrète vers l’émotion, retombée douce dans la nostalgie, une lumière obstinée au fond de la tristesse. Ce n’est pas une révolte contre le temps, ce n’est pas un cri contre la perte. C’est un serment silencieux que tout ce qui a été aimé persistera, d’une manière ou d’une autre.
C'est une prière intime, un serment que l’on se fait à soi-même, une promesse muette à l’enfance, à l’amour, et à la vie.
Et dans son alliance avec Merry-Go-Round of Life, elle forme une œuvre complète, une mosaïque émotionnelle où la musique et les mots dansent ensemble autour de ce qui nous lie tous : la mémoire, l’attente, l’espoir fragile.
Joe Hisaishi précise dans une interview : « Je ne compose pas pour les oreilles, mais pour les souvenirs. »
Une musique qui soigne et qui se souvient
Pourquoi cette musique touche-t-elle autant ? Parce qu’elle console sans effacer la douleur. Parce qu’elle habille l’absence sans jamais la nier. Parce qu’elle donne à la mémoire une forme douce, presque maternelle.
Écouter Merry-Go-Round of Life revient à se souvenir d’une berceuse qu’on n’a jamais entendue, à retrouver un éclat d’enfance dans un regard perdu, à croire encore, malgré l’oubli, que tout ce qui fut aimé ne disparaît jamais tout à fait.
C’est une musique de deuil et de renaissance, d’ancrage et d’adieu. Une musique pour ceux qui savent que la vie continue… même avec un morceau manquant au cœur.
Hisaishi et Williams : deux regards sur l’indicible
Il est impossible de ne pas songer à John Williams et à la musique poignante de La Liste de Schindler. Pourtant, là où Williams expose la douleur avec majesté et gravité, Hisaishi choisit le murmure. Là où l’un pleure, l’autre rêve encore.
Merry-Go-Round of Life pourrait accompagner les pas d’un enfant dans la neige, un train qui s’éloigne à jamais, un regard qui ne comprend pas encore tout ce qu’il perd.
Deux musiques, deux esthétiques, mais une même ambition : rendre audible ce qui ne pourra jamais se dire.
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