Le magazine américain The Atlantic publie ce mois un reportage en huit chapitres consacré à l'antisémitisme en Europe, posant ouvertement la question: est-il temps pour les Juifs de quitter l'Europe ?

Dès aujourd'hui, Alliance vous offre en exclusivité une traduction de ce reportage, au rythme d'un chapitre par jour. Découvrez aujourd'hui la première partie, qui revient sur les attentats de janvier à Paris, et s'intitule Le fléau de notre époque...

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Le philosophe français Alain Finkielkraut, fils de rescapés de la Shoah, est un pessimiste accompli. Pour ses disciples, il joue le rôle d'un Emile Zola juif, accusant la classe intellectuelle et bien-pensante française de complicité dans son propre suicide. Pour ses contempteurs, il s'agit d'un réactionnaire don't la nostalgie pour un passé français fantasmé est alimentée par une peur irrationnelle des musulmans. L'état d'esprit de Fienkielkraut est généralement sombre, mais lors de notre rencontre en janvier à Paris, deux jours après le massacre commis dans les locaux de Charlie Hebdo, il était véritablement sinistre.

"Mon identité française est renforcée par le très grand nombre de personnes qui déclarent ouvertement, et souvent avec violence, leur hostilité aux valeurs et à la culture françaises", explique-t-il. " […]

Finkielkraut se voit comme un homme de gauche en complet décalage avec celle-ci. Il dit haïr autant l'islam radical que sa plus féroce critique en France, Marine Le Pen, à la tête du parti d'extrême-droite - et, il fut un temps, ouvertement antisémite - Front National. Mais l'islam radical lui semble faire peser une menace plus immédiate, existentielle, sur la France que le Front National. "Je n'ai pas confiance en Le Pen. Je considère qu'il y a une réelle violence en elle. Mais son succès grandissant est dû au fait qu'il existe effectivement un problème avec l'islam en France; et, jusqu'à présent, elle est la seule à oser le dire."

Soudain, au cours de notre conversation, la nouvelle tombe: un supermarché kasher est attaqué, Porte de Vincennes, dans l'est de Paris. […] Nous n'avons alors aucun détail sur cette nouvelle attaque; mais nous savons déjà tout. "Les Juifs ne sont pas défendus comme ils devraient l'être", déplore Finkielkraut. "La gauche aurait moins de peine à défendre les Juifs si les attaques venaient de l'extrême-droite blanche".

Je lui ai alors posé une très vieille question juive: votre valise est-elle prête ?

"Nous ne devrions pas partir", répond-il. "Mais nos enfants ou petits-enfants n'auront peut-être pas le choix." […]

Le renouveau de l'antisémitisme en Europe n'est pas - ou ne devrait pas être - une surprise. De fait, l'un des phénomènes les moins surprenant dans l'Histoire de la civilisation est la persistance de l'antisémitisme en Europe, continent qui fut la source de la judéo-phobie pendant 1000 ans. L'Eglise elle-même est devenue une centrifugeuse de l'antisémitisme, depuis l'époque où elle s'est révoltée contre sa religion mère, et jusqu'au milieu du XXème siècle. […]

En dépit de cette triste Histoire, les Juifs ont pu vivre de longues périodes sans être inquiétés en Europe. Et même sur fond d'expulsions, de persécutions et de pogroms, la culture juive a prospéré. Les rabbins et les sages ont produit des textes et écrit des poèmes liturgiques qui sont encore lus aujourd'hui. L'émancipation et les Lumières ont ouvert les portes de la culture aux Juifs, qui ont excellé en politique, philosophie, arts et science. […] Une civilisation entière s'est développée, en yiddish.

Hitler a quasiment tout détruit. Mais l'histoire que les Européens aiment à raconter - ou aimaient à raconter, jusqu'à ce que la preuve du contraire devienne trop évidente pour être ignorée - est que la Judenhass, la haine des Juifs, est morte lors de la chute de Berlin, il y a 70 ans.

Les événements des 15 dernières années prouvent le contraire. […]

Pendant un temps, la Shoah a servi de vaccin contre la retour de la haine ouverte des Juifs - mais à présent, il est clair que les effets du vaccin cessent peu à peu. Ce qui était intolérable il y a quelques années est, à nouveau, imaginable. La mémoire des 6 millions de Juifs morts s'évanouit, et la culpabilité devient un fardeau. […] L'Etat d'Israël […] devient la source d'un mal cosmologique - le Juif des Nations. […]

Mais ce qui rend cette nouvelle vague européenne de violence antisémite différente des précédentes est que l'antisémitisme occidental traditionnel a fusionné avec une forte judéo-phobie en provenance de la population musulmane. Selon les spécialistes, la violence exercée contre les Juifs dans l'Europe occidentale d'aujourd'hui est principalement le fait de musulmans; en France, épicentre de la crise juive européenne, ceux-ci sont 10 fois plus nombreux que les Juifs. […]

Ce nouvel antisémitisme, qui se développe aux franges de la communauté musulmane européenne, puise cependant aux sources du fascisme européen. Dieudonné M’bala M’bala, comédien français d'origine camerounaise spécialisé dans le négationnisme et l'humour de mauvais goût sur les chambres à gaz, est l'inventeur de la "quenelle", un geste largement interprété comme un salut nazi inversé. Ses adeptes s'amusent à se photographier faisant la "quenelle" devant des synagogues, des mémoriaux de la Shoah et des sites d'attentats antisémites. Dieudonné a trouvé un partenaire idéologique en la personne d'Alain Soral, théoricien du complot antisémite et membre, durant de nombreuses années, du Comité central du Front National. […]

J'ai passé le plus clair de l'année écoulée à voyager à travers l'Europe, à la recherche d'une réponse à une question simple, mais urgente: est-il temps pour les Juifs de quitter l'Europe ? L'Europe est un musée, aussi bien qu'un cimetière juif; mais après la guerre, et en dépit de tous les efforts de Hitler, l'Europe a, à nouveau, accueilli des communautés juives vivantes et florissantes. Les Juifs qui ne désirent pas vivre cachés y ont-il encore leur place ?

Source: Jeffrey Goldberg, The Atlantic, avril 2015

Traduction et adaptation: Julien Pellet