Il ouvre le journal et découvre par hasard une photo de son père à Auschwitz
Shai Schellekes, 62 ans, a eu l'émouvante surprise, en janvier dernier, de découvrir pour la première fois une photo de son père alors détenu à Auschwitz: Maurice Schellekes, survivant du camp de l'horreur. "Un moment incroyable et émouvant", a-t-il commenté pour décrire sa découverte dans le journal néerlandais de Volkskrant. Shai Schellekes n'avait jusque là jamais vu d'image de son père au coeur de l'enfer dont il a parlé jusqu'à son dernier souffle.
"Ce fut un choc immense de tomber sur une photo d'Auschwitz où figurait mon père", raconte le psychanalyste depuis la région de Tel Aviv.
Le sexagénaire explique à quel point le souvenir du camp de l'horreur hante la famille, sur plusieurs générations.
Le cliché montre la scène dantesque de la sélection des détenus à la gare de triage devant le camp d'extermination polonais. Il rappelle comment des centaines de femmes, enfants et vieillards, à leur arrivée de Hongrie, ont été mis à l'écart durant ce jour d'été étouffant de 1944 juste avant d'être envoyés dans les chambres à gaz.
Juste à côté d'eux, un petit groupement d'hommes jugés assez solides pour le travail forcé. Ceux-là sont épargnés, du moins pour un moment.
Le père de Shai Schellekes, Maurice, est le deuxième homme à gauche sur la photo. De grande taille, il frappe sur l'image dans sa tenue de prisonnier, entouré de trois codétenus. Deux d'entre eux sont des Néerlandais, tout comme Maurice Schellekes. "Mon père a l'air fatigué, fâché et déprimé", analyse Shai dans De Morgen. "Incroyable", "émouvant", tels sont les mots qui lui viennent à l'esprit pour décrire son sentiment au moment de reconnaître son père sur l'image. Il ajoute: "C'est tellement important qu'on ait pu lui donner un nom".
35 kilos
Juif, Maurice Schellekes a connu le camp de la mort d'Auschwitz de 1942 à janvier 1945. Il a non seulement survécu plus de deux ans dans ce qu'il appellait "la plus grosse connerie de l'Humanité" mais aussi aux marches de la mort au cours desquelles, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les survivants des camps étaient forcés par les SS d'évacuer les camps avant l'arrivée des Alliés afin de dissimuler (et poursuivre) le processus de concentration. Celui qui tombait ou tentait de fuir était fusillé sur le champ. Lorsque Maurice fut libéré par les Américains en mai 1945 d'un camp autrichien, il ne pesait plus que 35 kilos. "Papa disait toujours: 'Les derniers mois furent les pires. Il n'y avait réellement plus rien à boire ni à manger. Je ne pouvais plus tenir sur mes jambes ni parler. De vieilles connaissances ne me reconnaissaient même plus et je ne parvenais plus à articuler qui j'étais. Cela n'aurait pas pu durer un seul jour de plus'".
La photo publiée dans De Volkskrant est unique, comme l'expliquent les deux historiens hollandais René Kok et Erik Somers. En effet, ce cliché serait le seul où des Juifs néerlandais officiellement identifiés ont été immortalisés à Auschwitz.
Faire disparaître les corps des connaissances
Avant que notre collègue de De Morgen ne le rencontre en Israël, Shai Schellekes lui avait simplement envoyé un témoignage sérieux, aussi cruellement précis qu'assez peu emprunt d'émotion, rédigé par son père pour le musée de la mémoire israëlien Yad Vashem en 1981. Une description marquante de la vie et de la mort à Auschwitz.
Maurice Shellekes, qui portait le nom de Schellevis jusqu'avant la guerre, avait été arrêté en août 1942. Il s'était échappé du camp de travail forcé de Kremboong à Drenthe en apprenant qu'ils allaient être déportés à Westerbork et se cachait sous une fausse identité à Amsterdam. C'est là qu'il avait été repéré alors qu'il vendait des lames de rasoir pour survivre. "C'était un homme fier et toujours très soigné", explique son fils. Après son passage dans le camp de transit de Westerbork, il avait été déporté à Auschwitz-Birkenau.
Là, Schellekes avait été désigné comme membre du "Sonderkommando", c'est-à-dire qu'il était chargé de transférer les cadavres vers des fosses communes avant que les nazis ne s'emparent de crematoriums pour faire disparaître leurs victimes. Un codétenu et lui portaient les morts un par un vers la fosse. Pas assez efficace, avait décidé un commandant SS, qui avait alors exigé qu'ils en transportent un chacun par trajet, sur le dos. Plus tard, Maurice avait dû se charger de retirer tous les bagages des déportés. Nourriture, vêtements, bijoux et objets chers au coeur des prisonniers étaient triés puis saisis par les nazis.
"Ils en savaient trop sur le génocide"
C'est précisément à cette époque que le père de Shai a été pris en photo. "Mon père s'énervait souvent en entendant que certains de ces commandos avaient la vie plus facile que les autres, tout cela parce qu'ils avaient accès à de la nourriture et des biens et faisant la sélection. Mais en réalité, ils n'étaient que des prisonniers comme les autres et, tout comme ceux du Sonderkommando, ils finissaient par être assassinés et remplacés, simplement parce qu'ils en savaient trop sur le génocide".
Instinct de survie et chance
Comment Maurice Schellekes a-t-il tant de fois réchappé de justesse à une mort toute proche? Shai y voit plusieurs raisons: "Il s'en est sorti grâce à une grande intelligence et sa force. Il disait toujours avoir survécu à Auschwitz grâce à sa colère. 'La colère qu'ils nous aient manipulés, que nous ayons été assez naïfs pour tomber dans leur piège'. Dans le camp de concentration et d'extermination, il savait qui était dangereux et de qui il valait mieux rester éloigné. Il était très instinctif. Mais surtout, il a évidemment eu beaucoup de chance".
"Il n'a jamais vendu son âme au diable"
Certains osent dire que ceux qui ont survécu à l'enfer d'Auschwitz ont dû vendre leur âme au diable. "C'est faux", affirme Shai Schellekes. "Les gens qui ont rencontré mon père au camp ont tous dit que même là, il était resté un gentleman. Et il déchirait les vestes en fourrure afin que les nazis ne parviennent pas à les revendre. Il faisait passer les médicaments qu'il trouvait, il aidait des inconnus à échapper aux chambres à gaz".
Cacher le pire
En 1942, Maurice retrouve son beau-frère, le mari de sa soeur, dans le camp. Il savait pertinemment que sa soeur et leurs enfants avaient été assassinés, tout comme son autre frère et sa femme d'ailleurs. Le troisième enfant de sa soeur, un bébé qui avait été tiré de la couveuse pour être déporté, n'avait pas survécu au trajet en train. "Mon père savait que son beau-frère allant être tué le lendemain-même. Mais lui ne savait rien. Pas plus que sur le sort de sa femme et de leurs enfants. Ils ont passé la nuit à parler, et son beau-frère lui a demandé s'il savait quand elle et les enfants arriveraient au camp. 'Oui, tu les reverras demain', lui a-t-il promis. Qu'aurait-il pu dire d'autre? 'Ta femme et tes enfants sont déjà morts et ce sera ton tour demain?' Comment réagir alors que vous n'avez que la vingtaine? Mon père s'est tu sur leur destin tragique et ne s'est jamais senti coupable de cela. Au contraire, il était content de lui avoir laissé l'espoir".
Une maison vidée et habitée par d'autres
Après sa libération par les Américains, le père de Shai a voulu prendre sa revanche sur la vie et avoir une belle existence. Sa connaissance des langues lui a permis de devenir interprète pour les Alliés lors des auditions des prisonniers de guerre. Maurice avait cherché à reprendre sa vie d'avant à Amsterdam: "Mais il y était trop malheureux. Il a été confronté à la réalité: personne de ceux qu'il avait connus, amis et famille, n'avaient survécu. En arrivant devant son ancienne maison, seul dans la neige, il a constaté que d'autres personnes en avaient pris possession. Le gouvernement lui a annoncé qu'il pouvait récupérer une caisse d'effets personnels familiaux à la police. La caisse était lourde et, plein d'espoir, il l'a ouverte. Mais à l'intérieur, tout avait été volé et remplacé par des briques et des journaux".
Menacé après la guerre
Ne sachant que faire de son deuil et de sa douleur, Maurice s'est alors proposé à l'armée
américaine. Celle-ci, ne sachant qui désigner comme bourgmestre de quelques villages allemands alors que les habitants n'y connaissaient que des nazis, a choisi de nommer Maurice. "Ils n'ont pas choisi mon père, un Juif, par hasard", explique Shai.
"J'ai encore en ma possession des lettres de l'époque, des permis de bâtir, des voeux de Nouvel An. Mais il a également été menacé par l'organisation terroriste nazie Werwolf, encore active après la guerre. Il recevait des appels disant: 'On va t'assassiner, sale Juif'. Toutes les nuits, il sortait faire le tour du jardin avec une arme", se souvient son fils.
Travailler cent heures par semaine pour oublier
Aujourd'hui, il n'y a plus aucune trace du bourgmestre par intérim de Riederau. Mais cela n'enlève rien aux belles années qu'il y a passées, se console son fils. "Il avait 25 ans, était jeune et fier de lui". Vers la fin des années 40, Maurice est rentré aux Pays-Bas. "Il est devenu un tailleur à succès à La Haye. Il y a repris une affaire et l'a rebaptisée Schellekes & Co. Il y est devenu l'un des meilleurs de la région: costumes pour hommes, vêtements pour femmes, fourrure, cuir. Costumes sur mesure. Il travaillait sept jours sur sept, cent heures par semaine. Toujours occupé pour mieux chasser les sombres souvenirs de la guerre".
Revigoré d'un point de vue financier, Maurice parcourait La Haye au volant d'une voiture de sport. Puis, il avait retrouvé ses anciennes amours, la musique. Il allait au cours de chant avec son bolide. Juste en face de chez son professeur vivait Florence, qu'il épousera peu après. De leur amour naîtra Shai en 1956.
Une autre photo glaçante
La vie n'avait pas été rose pour Florence non plus. Dix ans plus jeune que Maurice, elle avait vécu la guerre en tant que réfugiée, clandestine, dans 11 foyers différents sous de fausses identités.
"Elle avait eu une enfance terriblement triste, solitaire, avec un père dur et égoïste et une famille où il n'y avait ni empathie ni chaleur. Son frère aîné, préféré de ses parents, avait été tué par les nazis. Moins intelligente et mal-aimée par ses parents, elle n'avait pas eu droit à la reconnaissance de sa peine.
Il y avait dans l'après-guerre chez les Juifs cette 'hiérarchie de la souffrance', et tout en haut de la liste figuraient les survivants des camps. Ceux qui avaient dû se cacher ne comptaient pas, on estimait qu'ils n'avaient pas souffert de la guerre", explique son fils qui montre également l'incroyable cliché de sa mère, enfant, entourée de deux soldats allemands à la plage. Les deux nazis, ne sachant rien de la véritable identité de Florence, avaient même pris soin de lui expédier la photo souvenir. Le regard inquiet de la fillette y est flagrant.
Si Shai vit aujourd'hui près de Tel Aviv, c'est suite à un voyage de ses parents qui les a poussés à déménager en Israël. Son père s'y sentait mieux qu'aux Pays-Bas, où il se sentait incompris voire pas le bienvenu.
En Israël, il rencontrait des Juifs qui avaient vécu les camps avec lui, d'autres survivants avec qui partager et être compris. "Avant la guerre, mes parents n'étaient pas des Juifs pratiquants. Leur foi s'est développée plus tard, j'imagine par choix délibéré de faire partie d'une communauté", explique Shai.
"Comment blesser des parents qui ont vécu l'horreur?"
Mais les cicatrices de la guerre ne se sont jamais refermées: sa mère a toute sa vie souffert du traumatisme lié à son enfance et son père n'a jamais pu parler d'autre chose que des camps. C'est ce qui a poussé Shai à devenir psychanalyste spécialisé en symptômes post-traumatiques: "Pour soigner mes parents. C'était difficile d'être l'enfant de parents qui ont vécu la guerre, toute la génération suivante en a souffert. En tant qu'adolescent, nous n'avions pas le droit à la rébellion: comment oser blesser des adultes qui avaient tant souffert?" C'est par sa profession que Shai a cherché à reprendre le contrôle de sa, de leur vie.
Finalement, Maurice Schellekes est décédé à l'âge de 65 ans d'un cancer des intestins. "Cinq mois après le diagnostic, il était mort. Juste avant la fin, il m'a dit: 'c'est pire que la guerre'. Ce n'était pas le cas, mais c'était sa manière de dire que cette fois, il n'y avait plus d'espoir".
Très touchant et émouvant ! Merci pour ce témoignage qui permet de ne jamais oublier l’horreur et le traumatisme de la Shoah !