Article paru dans "Libération"
Cette femme rabbin franco-israélienne s’est battue pour que les femmes puissent prier, comme les hommes, au mur des Lamentations.
Par ANTOINE DUVAUCHELLE, FANNY LESBROS
(Photo Olivier Fitoussi)
Un jour, l’hésitation s’envole. Valérie Stessin décide qu’il est temps d’y aller. Affable, un peu ronde, la cinquantaine plutôt joviale, rien ne la prédispose à la désobéissance civile. Pourtant, ce jour-là, elle rejoint les Femmes du mur, association d’Israéliennes qui se battent depuis 1988 pour obtenir le droit de prier comme les hommes au mur des Lamentations : en lisant la Torah à voix haute, en portant kippa et châle de prière.
On est en avril 2013. Tout cela est encore interdit aux femmes par la loi juive et par celle de l’Etat d’Israël. Ce mois-là, Valérie Stessin fait partie des femmes arrêtées par la police. Elle passe, comme ses compagnes, six heures en garde à vue. Procès gagné, elles sont autorisées à prier comme bon leur semble. Aussi, au mois de mai, pour leur prière mensuelle, nombreuses sont celles qui ont le sentiment de vivre un moment historique. «C’était amusant, se souvient-elle. Les policiers qui nous arrêtaient auparavant étaient cette fois chargés de nous protéger.» Car la décision de la justice n’a pas étouffé l’affrontement. Des centaines d’orthodoxes envahissent l’esplanade pour empêcher l’accès aux femmes. Crachats, jets de bouteilles en plastique, insultes, caillassage des bus qui les amènent. En mai, la prière se solde par deux policiers blessés et cinq manifestants orthodoxes arrêtés.
Pour Valérie Stessin, ce conflit est révélateur d’un problème de la société israélienne : «Les ultraorthodoxes ont un quasi-monopole sur les pratiques religieuses.» Orthodoxes et ultraorthodoxes sont les deux communautés les plus traditionalistes du pays. Les ultras sont reconnaissables, barbus, constamment vêtus de leur lourd habit noir et d’un chapeau à larges bords. Les Femmes du mur sont, elles, surtout issues des communautés libérales et conservatrices. Ces deux derniers courants se sont créés au XIXe siècle. Les libéraux se sont affirmés en réaction aux orthodoxes. Jugeant certaines contraintes religieuses peu adaptées à la vie moderne, ils ont peu à peu accompli un bon nombre de réformes. Abandon de l’hébreu pour les cérémonies, possibilité d’ordination pour les femmes. Le mouvement conservateur, ou Massorti, est né du même désir d’adaptation, mais sans se débarrasser des préceptes de la loi juive. Les conservateurs continuent à utiliser l’hébreu comme langue pour les cérémonies mais acceptent l’égalité entre hommes et femmes.
Cette diversité entraîne des tensions fortes en Israël. A la faveur d’aliyahs («émigrations» en Terre sainte) récentes de juifs américains et européens, les courants conservateurs et libéraux se développent peu à peu. Immigrée dans les années 80, Valérie Stessin fait partie de ces nouveaux Israéliens, qui ont reçu une éducation à l’occidentale et refusent l’orthodoxie. Née en France dans les années 60 d’une mère séfarade et d’un père ashkénaze, elle n’a pas une pratique religieuse très poussée. «Mes parents avaient eux-mêmes reçu une éducation de "bons Français". Leur identité culturelle juive n’avait pas disparu mais elle ne devait pas les empêcher de s’intégrer à la société française», justifie-t-elle avec le recul. Avec une conséquence pour leur fille : «A l’adolescence, j’avais l’impression que mon éducation juive était une écorce vide, qu’il lui manquait la chair.»
Quand elle fait son aliyah, à 17 ans, elle part travailler dans un kibboutz. Mais à la recherche de «chair», elle choisit l’un des rares kibboutz religieux. Elle n’y reste qu’un an, agacée du peu de place faite aux femmes. Elle s’engage définitivement dans la voie du judaïsme, en suivant des études de philosophie juive, puis en entrant dans l’école rabbinique du mouvement Massorti, à Jérusalem. Dans les années 80, le mouvement conservateur est à un tournant. Contrairement aux Etats-Unis et à la France, et au mouvement libéral, le courant Massorti n’autorise pas l’ordination de femmes. Interdite de rabbinat, Valérie Stessin doit se contenter de suivre un cursus d’éducation juive. Puis les choses évoluent avant la fin de sa scolarité, et la jeune femme peut devenir, en 1993, la première femme rabbine conservatrice en Israël.
Elle se marie brièvement avec un médecin, mais l’union prend fin après la naissance de sa seconde fille.
Suite à ses expériences, elle a défini sa feuille de route : allier foi et féminisme. Elle tient là la chair qui lui manquait. Elle va jusqu’à faire évoluer sa pratique des rites juifs en tant que rabbine. Pour les femmes divorcées, elle propose un rite pour «marquer cet événement important de la vie». Elle vit de la rémunération pour l’organisation de ces quelques cérémonies et d’une levée de fonds réalisée au sein de son association, Kashouvot. La franco-israélienne lance une autre innovation en 2010 : un service d’aumônerie dans les hôpitaux. Le démarrage est modeste, ne lui offrant qu’une occupation à mi-temps. Elle a toutefois passé sa certification aux Etats-Unis, et travaille à développer le principe, quasi inexistant en Israël.
Agée de 54 ans, elle a peut-être trouvé l’équilibre. Son appartement est à son image : simple, accueillant et chaleureux. Elle y virevolte du frigo à la table, hospitalière et gourmande. Elle est intégrée à sa communauté de Talpiot, un quartier de Jérusalem, loin de l’agitation du mur des Lamentations. La communauté est égalitaire, et les paroissiens plutôt éduqués. Beaucoup d’immigrés, là aussi, dans ce quartier qui se développe très vite. Une rabbine, plutôt de gauche, jusqu’à ce qu’arrive dans la conversation la question palestinienne.
Car Valérie Stessin est bien sioniste. Convaincue depuis ses premiers camps d’été en Israël, adolescente, que la place du «peuple élu» se situe entre le Jourdain et la Méditerranée, elle n’est pas passée par l’aliyah et le kibboutz par hasard. Elle se plaint de ne pouvoir aller facilement à Hébron, voir le tombeau des patriarches. Ce lieu sacré, pour les juifs comme pour les musulmans, est situé en plein milieu des Territoires. Elle ajoute même que contrairement aux juifs, «les Palestiniens qui vivent en Israël peuvent, eux, aller et venir librement», oubliant un peu vite que ce n’est pas le cas des populations des Territoires . La parole se fait moins assurée, plus émue. Elle est consciente que quelque chose ne va pas dans les colonies, qu’un mur de huit mètres de haut sépare les deux peuples. Mais à Talpiot, pas de Palestiniens sinon quelques rares taxis. Le mur est loin. Plus loin, en tout cas, que cet autre mur, le mur des Lamentations, et le combat religieux remporté par les femmes.
En 7 dates
1er octobre 1964 Naissance à Paris.
2 août 1982 Emigre en Israël.
1er novembre 1993 Ordonnée rabbine.
Janvier 2011 Création de Kashouvot.
11 avril 2013 Arrestation avec les Femmes du mur.
10 mai Remporte son procès et ouvre la voie à la prière égalitaire.
8 juillet Prière mensuelle des Femmes du mur.
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