Ecrivain juif : Raymond Federman celui auxquels la douleur et le rire ont une dette immense

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C'est un Chut qui me sauva la vie. Raymond Federman, écrivain juif

Raymond Ferderman : Celui auxquels la douleur et le rire ont une dette immense

Selon Raymond Ferderman pour écrire il faut avoir du temps et de quoi manger :

« L'histoire est simple. Un gars s'enferme dans une chambre pendant un an avec 365 boîtes de nouilles pour écrire un roman que le lecteur est en train de lire. ».

Pas n’importe quel roman (ou poème) : celui qui va au bout du corps et de l’histoire en une affaire de langage. Là encore pas n’importe lequel : celui qui empêche de dormir.

Et ce à travers le corps même de l’écrivain juif. Il fit de son nez son emblème : « un monument topologique à la mémoire de ceux qui sont morts à cause de leur nez ». Tous ses livres sortent de son corps. Et cela vient de très loin. D’un professeur allemand, Rinehard Kruger.

Devant organiser une conférence sur la sémiologie du corps il écrit à Federman « que cela risque d'être drôlement chiant d'avoir une vingtaine de vieux profs allemands gâteux en train de discuter du corps humain et me demande si je veux bien participer à la conférence en écrivant quelque chose d'amusant pour l'illustrer ».

Et ajoute l’auteur : « Un soir, alors que je leur coupais les ongles, mes doigts de pieds se sont mis à me raconter une histoire ». Le texte est envoyé, lu et tout le monde est ravi et s’est plié de rire.

L’auteur a donc continué à faire « le tour de son corps » qu’il a limité à neuf parties « le numéro neuf (mon organe sexuel) étant celui qui abolit tous les autres »...

Raymond Federman est né en 1928 à Paris, et vécut à San Diego en Californie. Romancier, poète, grand ami de Beckett, critique, traducteur, "surfictioniste", "critifictioniste" mais aussi ancien parachutiste, golfeur fanatique, joueur de roulette, champion de natation, il fut l'auteur d'une quarantaine de livres aux Etats-Unis. Par son origine et son histoire, son écriture s'est voulue résolument bilingue - et on comprend entre autres pas ce point (mais ce n'est pas le seul) sa confraternité avec l'auteur de « Fin de partie ».

« A la queue leu leu » est selon l'expression - fort juste de son auteur – « un long récit pas très large ». Les mots sont en effet mis à la queue leu leu selon deux colonnes et symbolisent les hommes, les femmes et les enfants qui ont pris place dans une file d'attente infinie.
Dans ce long calligramme ondoyant, le texte est mis en perspective par une structure où pas à pas, page après page, des interventions graphiques et typographiques l'accompagnent a la fois pour "aider" et tromper la lecture.

On retrouve là toute une tradition avant-gardiste lettriste dont l'auteur de "Quitte ou double" s'est fait, outre-Atlantique, le héraut.

Mais une telle expérience met à mal la paresse de lecteur pour le reporter dans la tragédie traitée selon un grand rire. Et ce, afin que la douleur soit supportable aux survivants.

Le texte devient l'énigme de la langue, de l'être, du monde et de la tragédie de la Shoah. L’horreur est ramassée en peu de mots et force à réfléchir aux rapports que nous entretenons avec les mots et ce dont ils témoignent.

Lire Ferderman revient donc à faire l'épreuve de l'autre en soi, de l'être en son écrasement programmé par les forces du mal.

En écrivant « par » son propre corps Federman trouva la façon de parler de ce qui est arrivé à ses frères et soeurs disparus. Il les relie au monde. L’auteur prit les coups portés leurs corps. Le sien a pu résister à la mort mais c’est lui qui exprime la souffrance. La sienne bien sûr « dans les usines de bagnoles à Détroit ou lorsque j'étais crève faim à Nouillorque » sans oublier les insultes de « sale juif » ou de « Dirty yankee ou pussy-eater ».

Mais surtout la douleur des siens. Lui a pu échapper la rafle qui transforma " toute la famille en savonnettes ".

Pour la dire il a inventé ce qu’il nomme « un triste fou-rire ».

Il permit à l’auteur de supporter l’absence intolérable qui ne le quitta jamais : « quand on survit à ce que je nomme l'impardonnable énormité du 20e siècle, soit on se suicide Primo Levi, soit on éclate de rire devant la grande connerie humaine. En règle générale, j'aime faire rire le lecteur » écrit celui qui fit sienne la phrase de son ami Beckett : " rire ou pleurer c'est la même chose à la fin ".

À une jeune femme qui un jour lui demandait pourquoi il écrivait il répondit « Pour être libre. Pour me libérer de tout ce qui m'empêche d'être moi et d'aller jusqu'au bout de moi-même ».

Chut, Raymond Federman, ce placard fut mon berceau et ma tombe

Chut, Raymond Federman, ce placard fut mon berceau et ma tombe

Celui qui dit encore « Ce n'est pas moi qui ai choisi la vie. C'est ma mère qui m'a offert un surplus de vie lorsqu'elle m'a poussé dans le débarras, ce jour de juillet de 1942, et m'a chuchoté le premier mot de ce que j'allais devoir écrire : Chut... ». Ce chut reste ancré dans l’œuvre.

Et le débarras dans lequel sa mère le poussa fut pour lui un berceau et un tombeau. L’auteur a souvent « joué » avec ces deux termes si proche en anglais ( womb & tomb).

Il précisa « Je suis sorti de ce débarras presque nu, n'ayant ni argent, ni tickets de pain, ni éducation, plus rien. Peut-être aurait-il été préférable d'y retourner, de rester dans le noir et le silence de ce trou, plutôt que de vouloir affronter la vie au risque d'échouer. Mais j'ai choisi la vie ».

La vie et un rire fou qui fit de lui selon un critique américain un « cynique heureux ». De fait Federman ne fut ni l’un ni l’autre. Il existe chez lui ce qui manquait à Cioran mais ne faisait jamais défaut à Beckett : la compassion.

L’auteur est comme lui un créateur compassionnel aussi drôle qu’époustouflant.

Il demeure encore trop méconnu en France car longtemps maltraité par les éditeurs.

Et l’auteur de préciser « on me disait que je trahissais la langue française parce que j'écrivais en anglais. Que mes livres étaient trop bavards, trop scatologiques. Qu'on en avait assez de ces histoires de juifs qui foutent le camp en Amérique. On m'a même dit que je ne savais pas y faire dans les " belles lettres " ».

Federman ne s’en défendit pas. S’il pensa qu’on pouvait écrire après le Shoa, on ne pouvait le proposer qu’en « moches lettres » face aux obscénités de l'histoire et pour écrire sur la catastrophe en espérant qu’elle ne revienne pas. Néanmoins comme Beckett l’auteur n’avait que des doutes sur cet espoir.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

De l’auteur (sélection) : Moinous & Sucette, Al Dante Mon corps en neuf parties, Al dante/Léo Scheer, Quitte ou double, Al dante/Léo Scheer, Surfiction, Le mot et le reste, Le Livre de Sam (ou) Des pierres à sucer plein les poches, Al dante, Chair jaune, avec Pierre Le Pilloüer, Le Bleu du ciel ; À la queue leu leu, Cadex Éditions (édition bilingue français / anglais U.S.), La Voix dans le débarras, Impressions nouvelles, La Fourrure de ma tante Rachel, Léo Scheer, Quitte Ou Double, Léo Scheer

 

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