FABIAN GASTELLIER ET LES INOUBLIéS
Fabian Gastellier directrice des « Editions Notes de Nuit » (Paris) a créé la collection « Le passé immédiat » pour rendre leur parole à ceux que la Shoah a effacés du monde à travers les documents qu’ils ont laissés. Deux livres majeurs ont déjà été publiés : « Fuir » de Klara Kiss et « Cadavres en surisis » (témoignage sur le camp de Westerbork). L’éditrice par ces témoignages veut faire éprouver le poids oppressant de l’infamie. Elle reprend à son compte la question émise par Sepulveda : « Qu’est-ce que je peux faire, moi, pour que cela ne se reproduise pas ? ».
Les livres publiés y répondent. Chaque victime s’accroche la parole comme unique conjuration contre l’oubli afin de répondre à l’injonction du poète Guimaraes Rosa écrivit
« raconter c’est résister » et de démentir ce quelqu’un avait écrit à la porte d’un couteau sur le mur d’un camp : « J’étais ici et personne ne racontera mon histoire. ». Dès lors Fabian Gastellier fait siens les mots de Celan :
« …un œil siffla comme une comète vers/ de l’étroit/ il trouva à dire l’arrachement de l’aveugle». (Celan)
Par ses publications come par ailleurs ses écrit (l’éditrice est aussi auteure) faire plonger dans des mots sui deviennent une fantastique ouverture. Elle donne voix à creux que Celan nomme « die Unfergesenen . Ces mots sont traduits par Martine Broda par « les inoubliés » même si leur allemand se traduit mal....
L’allemand est comme l’hébreu : intraduisible - mais non incompréhensible. Pensons par exemple aux mots de Celan qui entrent en nous et nous projettent dans un vertige :
« L’écluse.
Sur tout ce deuil
qui est le tien :
pas le deuxième ciel
Auprès
de mille idoles
j’ai perdu le mot qui me cherchait
Kaddish
A travers l’écluse j’ai dû passé
Pour sauver le mot,
le replonger au flot salé
Le sortir, le faire franchir :
Yzkor ».
Au nom de quoi et de qui se retrouve la pensée juive du passage, du Schibboleth que Fabia Gastellier remet à jour.
L’éditrice - heureusement - n’a pas vécu l’expérience de la Shoah, étant de la deuxième génération d’après. Mais elle sait que son silence assourdissant nous suit. Très tôt elle savait qu’on lui mentait.
Sans doute pour la préserver comme cela s’est passé dans beaucoup de familles juives. Mais très vite Fabian Gastellier s’est demandé d’où venait la poésie de Celan et comment rattacher la mort de son propre aimé à celle des autres juifs.
Peu à peu elle put répondre à la question qu’est-ce qu’un juif ? Entre autres grâce aux œuvres de Jacques Derrida, Marc Alain Ouaknin (dans un autre registre), Baroukh Spinosa et Giorgio Agamben.
Elle apprit que si avant la Shoah, il y avait deux statuts d’être : le vivant et le mort. Après la Shoah, une autre figure apparut pour la première fois au monde. Celui que Michèle Katz nomma « le Musulman- des-camps-nazis : un homme (ou une femme) mort(e)-vivant(e) : le véritable témoin, celui qui ne pouvait par définition pas parler de ce qu’ils étaient en train de vivre » Ce sont eux que Fabian Gastellier fait sortir de l’ombre.
Pour elle les survivants, avec le recul ne sont pas de vrais témoins de la mort elle-même par définition. Seuls ces « musulmans » le sont. Et par définition ils ne parlent pas. Un tel travail ouvre des dépouilles vivantes. La vie et la mort se trouvent inextricablement mêlées là où selon le vers de Paul Celan de « La Rose de Personne »: « Personne ne témoigne pour le témoin » (Niemans Zeugt für den Zeugen) Les mots de Klara Kiss, de Philip Mechanicus (comme ceux de Jean-Pierre Faye que l’éditrice publie aussi) ont une relation très serrée avec les images comme dans le cauchemar. Les phénomènes de condensation créent ce qu’elle nomme un « deuil blanc ».
La deuxième génération d’après la Shoah a produit la notion d’irreprésentable en art plastique, en film en littérature repris par exemple avec certains titres de Becket (L’innommable ; enattendant Godot). A l’inverse de Primo Lévy, Walter Benjamin à de nombreux autres qui se suicidèrent, la première génération paya souvent de sa vie la volonté de témoigner.
Pas tous heureusement. Certains, comme Simone Veil fit au contraire, place aux générations futures. Mais Celan a payé de sa vie, comme d’autres juifs placés trop près de la gueule du monstre.
Et si Fabian Gastellier n’a pas à se poser la question de sa propre survie (même si les temps s’assombrissent), témoigner n’est pas qu’une question de langage mais de se délivrer de deuil par souci de mémoire.
Ses livres en sont les alliés.
Leurs traces font signe pour autre chose qu’elles. Même si ma Shoah est justement le paradigme de l’absence absolue : aucune trace ne peut en rendre compte. Car la trace est de l’être encore. Il s’agit toutefois de donner sens aux victimes pour qu’ils restent présents au monde.
Il faut ainsi défendre ce que Suzanne Stern nomme « la lutte contre le trop d’absence pour une présence qui ne sera jamais trop ». Cela passe par une conversion de la littérature : substituer le narcissique à une autre visée afin que l’âme oublieuse d’elle-même sache ce qu’elle est et que se pense une alternative à l’obscur récurrent et que chacun se mobilise.
Fabien Gastellier retrouve ainsi : L’arrière-pays (Yves Bonnefoiy). Pour que la pensée du possible soit palpable par le témoigage de l’impensable comme « l’AngelusNovus » de Klee, conservé par Walter Benjamin, fait face à la tempête tout en regardant à l’arrière.
Ou bien le Vav reflexif du texte hébreux, qui passe de futur au passé, et vice-versa. Dans cette tentative de vous dire ‘oublions pas Romain Gary. Ses deux phrases « Si une blessure avait des yeux, elle vous regarderait comme ça. » et « Le sourire triomphant de ce visage est posé sur des os » collent aux livres de Kiss et de Mechanicus.
Grace à l’éditrice le sillage du « navire-night » de Duras rappelle que derrière lui il y a la traînée blanche qui va s’effacer et qu’il faut retenir car, car elle dit la profondeur de l’eau vert foncé fendue par le bateau de l’Histoire.
Avec dans l’espoir que devant ce bateau il y ait le bleu du ciel, l’autorité de mémoire du chemin à prendre. Fabian Gastellier crée de l’arrière–pays. Non du souvenir documentaire.
Car ses témoignages ne sont pas marqués par l’obscur, la nostalgie. Ils donnent formes à un double mouvement : un retour à soi et une échappée de soi. Ils rappellent une condition solitaire et solidaire car peuplée de présences. Toute la question est de retrouver la présence de l’irrémédiablement disparu.
De tels récits tiennent à l’artefact de l’empreinte tout entier. Ce qui sortait du corps n’était pas le corps.
C’était de la nature du Dibbuk comme on le voit dans le film de 1989, théâtre Yiddish repris par Cantor Gerzhon Sirosta.
Longtemps Fabian Gastellier n’a pu dire l’horreur quelle ressentait lorsqu’il lui semblait voir sortir de son propre corps un cadavre, votre première empreinte.
Devenir éditrice lui a permis de trouver une voie et des voix. Elle peut enfin penser à l’avancée du temps dans la vie. Elle crée, comme avec le Dibbuk, de nouvelles sensations de rétrécissement du temps : comme en raccourci apparaissent des scènes de temps différents qui se rapprochent, se superposent même. L’artiste « nous » se doit de continuer à de tels témoignages de la Shoah. Leurs mots sont capitaux. C’est même un euphémisme.
Jean paul Gavard-Perret.