Ce jour même, Rabbi Hirsch Leïb aborda le sujet avec Moché Noa'h, seul à seul.
"C'est vrai , mon fils, que tu as beaucoup travaillé pour étudier la Torah, mais à ma
grande tristesse, tes efforts n'ont pas été couronnés de succès. Ta mère, la Tsadkanit ,
la juste, qui se fait tant de souci pour toi, a pris conseil chez un des Sages d'Israël, qui
lui a dit que seul l'exil dans un lieu de Torah et l'étude dans la pauvreté peuvent te sauver".
Rabbi Hirsch Leïb se tut quelques instants. Ses yeux se fixèrent dans le regard étonné
de son fils, puis il reprit d'une voix étranglée: "C'est vrai, mon cher fils, qu'il est dur,
à ton âge, de quitter ses parents pour partir en Erets Israël, ce lieu qui t'a été désigné
du ciel pour ton élévation spirituelle. Mais saches que c'est encore plus dur pour tes parents, qui t'aiment de tout leur coeur. Pourtant, c'est là bas seulement que tu pourras arriver au vrai but de la création de l'homme, là bas seulement que tu trouveras une guérison à ton mal: avec l'aide de D.ieu tu y grandiras dans la Torah et tu deviendras
un Grand de la communauté d'Israël."
Moché Noa'h éclata en sanglots. Il avait à peine quinze ans, et il était obligé de quitter la maison de ses parents, de se séparer de ses frères si exemplaires, de ses soeurs si affectionnées... mais il savait combien pire serait de rester toute sa vie un Am Haarets,
un ignare, . Moché Noa'h accepta avec amour la décision de son père de partir en exil dans un lieu de Torah.
A cette époque, en Lithuanie, un groupe de Talmidei 'Hakhamim, sages érudits, se préparaient à monter en Eretz Israël. Rabbi Hirsch Leïb eut tôt fait de se lier avec un
des voyageurs, auquel il raconta toute son histoire. Il lui confia son fils, avec pour seule consigne de veiller sur lui jusqu'à ce qu'il lui trouve un compagnon d'études convenable.
Quelques jours plus tard, toute la famille était là, sur le quai pour accompagner Moché Noa'h. La séparation fut rude: Rabbi Hirsch Leïb se mordait les lèvres pour se contenir, Ethel adressait à son fils baisers et bénédictions, tandis que les frères et soeurs faisaient des grands signes d'adieu, jusqu'à ce que le bateau avec ses trente passagers juifs s'éloigne du port.
Il fallait à cette époque près de trois mois de bateau pour accoster à Jaffa. Après quelques jours de repos, ils eurent l'occasion de se joindre à une caravane qui partait pour Jérusalem, (les chemins étaient alors incertains, et les pélerins se regroupaient pour faire route avec un guide, sous bonne garde). Chacun prépara ses coffres et ses paniers, et parmi eux, Moché Noa'h le plus jeune du groupe, qui outre un coffre plus haut que lui, tenait à la main une lettre que son père lui avait recommandé de ne jamais quitter,
jusqu'à la remettre à son destinataire à Jérusalem.
Cette lettre de Rabbi Hirsch Leïb était envoyée à une de ses connaissances, le Gaon et 'Hassid Rabbi Yaacov Koppel Chapira, (le père du Tsaddik connu à Jérusalem, Rabbi Tsvi Mikhal), et contenait en quelques lignes bien tracées,(A la façon des textes manuscrits de certains contrats et des textes sacrés, qui doivent être écrits sur un texte ligné)d'une écriture droite, la recommandation suivante:
"A mon cher Ami, le respecté Gaon et Tsaddik Rabbi Yaacov Koppel, que D.ieu lui
accorde une longue vie.
Avec tout le respect pour un homme de Torah, et mes meilleurs souhaits de paix
pour lui et toute sa grande famille, je te confirme, selon les termes de ma lettre précédente, que j'ai pu mettre à exécution le projet dont je t'avais parlé, et mon fils.
Moché Noa'h, porteur de la présente, monte à Jérusalem avec les plus pures intentions
et le projet de s'adonner à la Torah dans les plus dures conditions. Je te redemande,
cher ami, avec insistance, de le garder comme la prunelle de tes yeux, de veiller à ce
qu'il ne cesse d'étudier la Torah, ne fut ce qu'un instant. Je te confie la vie de mon
fils, et te prie de le préserver de tous les dangers: qu'il ne mange que de ton pain,
ne boive que ce qui se boit chez toi, et soit à tes côtés. Enseigne lui l'étude,
l'acharnement à l'étude, l'assiduité, et mets le à l'écart du luxe et du laisser aller.
Comme je te l'ai écrit, nous avons également dans nos pays d'exil ces qualités
d'étude et de ferveur. Mais ce n'est qu'à Jérusalem que l'on peut côtoyer la Torah
et la pauvreté,et c'est pourquoi je te le confie. Agis comme tu me l'as proposé dans
ta dernière lettre,où tu te proposes de lui faire partager la vie de nos frères de
Jérusalem installés là bas à la porte des cieux, et D.ieu dans Sa grande bonté lui
viendra en aide et ouvrira son coeur à la Torah, et ce sera là la plus grande
récompense de ma vie.
Ton ami respectueux,ému au souvenir de ton père le Gaon et 'Hassid Rabbi Velvel
de Tiktin, Hirsch Leïb Farber, de Lomzhe.
De Lomzhe à Jérusalem
C'est dans un nouvel univers que Moché Noa'h plongea dès son arrivée à Jérusalem.
Après quelques jours passés dans la maison de Rabbi Yaacov Koppel, il était déjà imprégné de sensations nouvelles qui bouleversaient son monde. La maisonnée de
ses parents était pourtant loin de tout luxe, et chacune des dépenses quotidiennes y
était mûrement débattue; elle pouvait cependant passer pour un palais à côté de ce
qui se voyait chez Rabbi Yaacov Koppel. On était vraiment à des milliers de kilomètres
de ce qui se passait à Lomzhe.
Chez ses parents, il y avait trois grandes chambres, et les murs crépis étaient décorés
de couleurs. Les lourdes armoires de bois massif avaient des portes sculptées, et dans
la salle à manger, une longue table, avec des chaises assorties, une vaisselle de porcelaine aux motifs bleus, des couverts en métal, des couteaux qui coupent.
Les enfants, quoique habillés modestement portaient des vêtements agréables,
sans reprises, des chaussures non rapiécées. La nourriture elle même, était toujours suffisante pour tous. Et pourtant, Rabbi Hirsch Leïb était bien loin d'avoir le train de vie
des riches de la ville. Plus encore, sans sa position de Rav, il aurait certainement été considéré comme un des pauvres de la ville, quoique partageant le sort de la classe moyenne de Lomzhe, pour qui un sou était un sou !!
Ici à Jérusalem, la maison de Rabbi Yaacov Koppel comportait une pièce et demi,dont
les soupiraux arrivaient à grand peine au niveau de la rue. Le crépi des murs avait certainement existé un jour, lors de la construction de la maison. Quant aux meubles
de la maison, ils avaient une mine bien pitoyable: la seule table était un assemblage ingénieux de poutres et de planches. Les sièges consistaient dans les restes des chaises offertes lors du mariage, trente ans auparavant. Les vêtements des enfants étaient accrochés sur des clous de ci et de là, faute d'armoire.
Sur une lourde étagère on posait tous les soirs une lampe à pétrole qui dispensait
une bien pâle lueur qui donnait cependant à tous une envie d'étude extraordinaire.
Quant aux vêtements, rien de comparable avec Lomzhe ! Quelques mois avant une Bar Mitsvah, on soupesait déjà avec gravité la possibilité d'acheter au garçon une nouvelle paire de chaussures. Le reste du temps, on ne comptait plus les pièces recousues sur
les vêtements et chaussures des uns et des autres.
Bien que l'alimentation et le menu occupaient peu de place ici, il n'était pas rare d'entendre Rabbi Yaacov Koppel et la maîtresse de maison en discuter dans les détails. C'est ainsi que Moché Noa'h entendit plus d'une fois la Rabbanite proclamer en début
de semaine: "cette fois, les enfants, nous ne pourrons pas acheter de lait.
Il faudra vous contenter d'eau avec un peu de vin fabriqué par Papa, et D.ieu vous
donnera des forces pour étudier la Torah!" Ou encore:"hier tu as mangé la moitié d'un oeuf, aujourd'hui il faut que tu la laisses pour ton frère ! Quant à Rabbi Yaacov Koppel
lui même, il pesait à chaque repas sa part, un kazaït de pain;(volume d'une olive,
approximé à 30 grammes, qui justifie une bénédiction après le repas) , précisément,
juste de quoi faire Bircat Hamazone après son seul repas de la journée.
Au début, Moché Noa'h fut effrayé de ce mode de vie. Il avait des vertiges à la seule
vue de cette table vide, et se demandait combien de temps il tiendrait avant d'être
obligé de retourner à Lomzhe. Puis il se rendit compte que les enfants de la maison tenaient le coup, et mieux que lui et ses frères qui consommaient de la viande et un
plat chaud tous les jours. Il admit que la vie spirituelle, le repos de l'esprit et la volonté
font partie des ingrédients d'une bonne santé.
"Les visages de ces enfants affamés ne brillent ils pas plus que ceux des enfants de Lomzhe rassasiés ?" se disait Moché Noa'h. "D'où ces enfants de Jérusalem tiennent
ils ce regard lumineux et ces forces pour étudier la Torah avec tant d'énergie, tout le
jour et tard le soir ? Serait ce dans ces monotones tranches de pain noir trempées dans
de l'huile et tartinées de jus d'ail ou je ne sais quel autre légume ? D'où leur vient ce visage noble et calme le Chabbat et les jours de Fêtes? Seraient ce leurs vêtements on
ne peut plus rapiécés ? Et ce sourire de satisfaction lorsqu'ils répètent le soir devant leur père, de leur voix chantonnante, les questions du Maharcha ou les raisonnements du Pnéi Yechoua qu'ils ont entendu au 'Héder ?"
Petit à petit, Moché Noa'h s'éveilla à cette nouvelle atmosphère qui faisait des petits enfants de Jérusalem des êtres exceptionnels: son âme "s'alluma" lentement, et ses interrogations s'évanouirent d'elles mêmes.
Jérusalem, la ville des Prophètes, résidence des rois de Judah, foyer des Tanaïm,(rédacteurs de la Michnah, première compilation écrite de la Loi Orale, sous l'impulsion de Rabbi Yéhoudah Hanassi, contemporain d'Antonin) qu'il connaissait tant
par le Tanakh,(initiales des trois livres de Torah, Neviim, Ketouvim, Pentateuque
Prophètes et Hagiographes qui constituent la Bible) cette ville toute en esprit et en
sainteté, avait maintenant conquis son coeur.
Il percevait Rabbi Yaacov Koppel, à qui son père l'avait adressé, comme son sauveur.
Il étudiait maintenant quinze heures par jour, et sentait à quel point ces tartines de pain trempées dans de l'huile lui procuraient force et ardeur à la tâche.
Le corps et l'esprit sain, heureux, il se sentait progresser dans l'étude, s'accrocher à tous les 'Hiddouchim, sans en perdre un brin, raisonner juste. Il rattrapa puis dépassa les enfants de son âge ...
Celà faisait maintenant trois ans que Moché Noa'h étudiait régulièrement avec son bienfaiteur Rabbi Yaacov Koppel, trois heures et demi d'affilée, dans le Beth Hamidrach
"le Consolateur de Sion". La différence d'âge entre les deux semblait s'estomper au fil
des pages, des discussions et 'Hiddouchim. Moché Noa'h était devenu un autre être, et
sa seule aspiration était de continuer son ascension. Jusqu'au jour où Rabbi Yaacov
Koppel lui fit comprendre que le moment était arrivé ... Nos Sages n'ont ils pas enseigné "âgé de dix huit ans, c'est le mariage". Et à Jérusalem à l'époque, on ne discutait pas
avec celà!
La pierre précieuse
Moché Noa'h comprit de suite l'allusion. Mais était ce bien à lui de s'en occuper ?
En était il même capable ? Comme lisant dans sa pensée, son maître et compagnon d'étude lui suggéra d'aller rendre visite au Rav de la ville, le Gaon Rabbi Chmouel Salent.
Une semaine plus tard, face au Rav, toutes les appréhensions de Moché Noa'h s'effacèrent: conquis par l'étendue des connaissances du jeune homme et sa vive intelligence, le Rav sera lui même le Chadkhan,( marieur, ancêtre de nos agences matrimoniales.).
Et quelques jours plus tard, on célébra les fiançailles de Moché Noa'h avec la fille du Tsaddik Rabbi Yossef Kovner, de Jérusalem.
Dans la lettre qu'il adressa à ses parents à cette occasion, Moché Noa'h écrivit:
"A mon cher Père, mon Maître, et à ma chère Mère,
Ce n'est que maintenant que je prends la mesure de ce que vous avez fait pour moi,
alors, en me forçant à me séparer de vous et de mes frères et soeurs, car de n'est que
la Torah que j'ai apprise ici, dans la difficulté, qui m'a sauvé, et qui sera mon seul
mérite durant toute ma vie, ici à Jérusalem où je souhaite habiter avec la future
épouse que D.ieu m'a donnée. Soyez rassurés et reposés, et que D.ieu ne vous donne
que du bonheur de moi et de tous vos enfants, en tous temps.
Votre fils, Moché Noa'h."
Lorsque cette année là, Rabbi Chmouel Salent dut sortir du pays pour visiter les communautés de l'exil au profit des institutions de Jérusalem, il passa également à Lomzhe, et visita les parents de Moché Noa'h, Rabbi Hirsch Leïb et sa femme Ethel.
Il leur annonça la bonne nouvelle: "c'est une pierre précieuse, un trésor inestimable,
que vous avez dans la Ville Sainte".
Fin
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