Dans la maison du Cho'het
Maintenant Rabbi Hirsch Leïb savait que son fils avait effectivement mangé une nourriture en dehors de la maison. Mais quoi donc ? Rabbi Eliézer, le patron de l'auberge était connu comme un homme craignant D.ieu et un érudit, et le Cho'het local qui aurait pu abattre les poulets était connu également pour être un homme pieux et exemplaire.
Comment était il possible qu'ils aient servi aux invités du mariage une nourriture tréfa (impure) ?Rabbi Hirsch Leïb envoya Moché Noa'h se coucher, et décida d'aller dès le matin voir son ami Rabbi Eliézer pour parler avec lui. Peut être se souviendrait-il de quelque chose concernant les aliments servis ce soir là ?
Tôt le matin, dès la fin de Cha'harit (l'office du matin), Rabbi Hirsch Leïb se présenta à l'hôtel. "Te souviens tu, Reb Eliézer, d'un mariage qui s'est tenu ici à 'Hannoucah, il y a dix ans ?" Rabbi Eliézer dévisagea Rabbi Hirsch Leïb avec étonnement: "j'ai ici deux mariages par semaine ! Comment veux tu, Reb Hirsch, que je me souvienne d'un mariage d'il y a dix ans ?". Mais Rabbi Hirsch Leïb n'était pas homme à se laisser démonter aussi facilement.
Il expliqua à son ami que la question le touchait au plus profond de lui, et qu'il avait un besoin extraordinaire de savoir qui s'était marié, et dans quelles circonstances le repas s'était effectué. Reb Eliézer se laissa convaincre sans difficultés; il appela son serviteur, prépara une lampe à pétrole et descendit avec Rabbi Hirsch Leïb dans la cave, pour voir s'il restait quelque vieux livre comptable qui puisse renseigner son ami. Après avoir feuilleté une dizaine de registres et soulevé des montagnes de poussière, l'aubergiste exhuma un vieux cahier de cette année là.
On remonta dans la salle à manger pour mieux feuilleter le registre. Et ils arrivèrent à la page fatidique: "Ce second jour de 'Hannoucah, 26 Kislev 5586 (1825), a eu lieu le mariage en secondes noces de Yekoutiel Halpert. Tout a été payé d'avance".
L'entêtement de Rabbi Hirsch Leïb avait donc payé: il avait cette fois en mains tous les éléments qui permettraient de ... commencer l'enquête. Yekoutiel Halpert habitait à quelques rues de là. Il ne restait plus qu'à aller le voir et écouter de sa bouche les détails concernant l'abattage des poulets qu'il avait servis le soir de son mariage il y dix ans...
Yekoutiel Halpert était un juif typique de Lomzhe: robuste, grossier, il était maréchal ferrant. Dès qu'il vit Rabbi Hirsch Leïb, le Rav de la ville rentrer dans l'écurie, il l'apostropha le sourire aux lèvres, sans même le saluer. "Qu'est ce qui amène ici le Rav?", demanda-t-il d'une voix claquante comme les sabots des chevaux. Le Rav lui expliqua qu'il souhaitait avoir des détails sur son second mariage, il y a dix ans. Peu importe à Yekoutiel pourquoi le "petit Rabbin", comme il l'appelle, s'intéresse à son mariage. Il n'est pas curieux de nature, et se sent très honoré que son "petit Rabbin" soit venu en personne dans sa forge pour s'entretenir avec lui, et en plus de son propre mariage. Aurait il un jour imaginé tel honneur?
Il lui parla de son divorce, trente ans auparavant, après son premier mariage avec Ra'hel, de la ville de Rouwné. Puis de son remariage, après vingt ans de célibat, avec sa seconde femme 'Havah. De lui même, il abondait en détails sur la splendeur du mariage qu'il s'était alors offert, le Rav qui célébra le mariage, le cho'het, le banquet ... Rabbi Hirsch Leïb n'en demandait pas plus, et après lui avoir souhaité longue vie et bonheur, il s'éclipsa.
Quelques instants après, il poussa la porte de la maison de l'ancien cho'het qui avait cessé depuis de travailler.
" Vous souvenez vous de quelque chose concernant l'abattage des poulets pour le banquet de mariage de Yekoutiel Halpert, il y dix ans ?" lui demanda-t-il après quelques paroles d'usage. A peine avait il prononcé ces mots que le Cho'het pâlit.
- Oïe, oïe, soupira le vieil homme. Le mariage de Yekoutiel ... une chose terrible ! Combien de jeûnes ai je jeûnés depuis pour me faire pardonner, et l'on vient encore, dix ans après me rappeler ma faute ...!
- La che'hita n'était pas cachère ? demanda Rabbi Hirsch Leïb en tremblant.
- D.ieu garde, répondit vivement le cho'het, ce n'est pas celà! c'est tout autre chose!
- Et quoi donc ?
La curiosité de Rabbi Hirsch Leïb allait en grandissant. Le vieux cho'het essayait de s'esquiver.
- Tant d'années ! Tant d'années ! A quoi bon se poser des questions sur un passé aussi lointain ?
Rabbi Hirsch Leïb, ému, raconta à son vieil ami l'histoire de Moché Noa'h, si obtu dans les études saintes, les paroles de Rabbi Akiba Eigger qui avait relié ceci à la consommation de mets interdits. Il expliqua qu'il ne pourrait être tranquille avant de savoir comment ceci avait pu arriver à son fils, afin d'être plus vigilant à l'avenir.
"Les paroles qui sortent du coeur vont droit au coeur" et le cho'het ne put que s'émouvoir des paroles de Rabbi Hirsch Leïb, convaincu de sa peine, et de la grandeur de Rabbi Akiba Eigger qui avait vu d'aussi loin cet évènement inconnu de tous. Il prépara un verre de thé pour apaiser son hôte, puis commença sa terrible histoire, d'une voix brisée.
"C'était il y a trente ans, commença-t-il, quand Yekoutiel Halpert divorça de sa première femme Ra'hel à Rouwné. Je ne sais quel Beth Din a procédé au Guett (divorce religieux), mais quelques semaines après, des rumeurs circulaient sur la validité du Guett. D'éminents Rabbins invalidèrent successivement le divorce, et interdirent à Ra'hel de se remarier. Des années durant ce divorce fut l'objet de discussions dans les Beth Hamidrach, jusqu'à ce que l'affaire s'oublie.
Il y a dix ans et trois mois, sur le tard, Yekoutiel se remaria.
Le Rav qui pratiqua le mariage ne fit pas cas du divorce contesté de Yekoutiel, et quant à moi, je n'en n'avais jamais entendu parler.""Le cho'het recommença à soupirer et à se tordre les mains. Malheur à ces mains qui seront brûlées dans le feu du Gehinom pour avoir abattu la viande d'un tel mariage!
"Quelques semaines après le mariage, j'eus l'occasion de rencontrer un de mes amis, un vieux 'Hassid 'Habad, qui me fit des remontrances" "Comment est ce possible ? Comment en es tu arrivé là ? Ne sais tu pas que notre Maître, Gaon d'Israël le Saint Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, l'auteur du Tanya et du Choul'han Aroukh Harav, a fait partie de ceux qui ont invalidé le Guett donné par Yekoutiel à sa première femme ? Comment as tu osé abattre des poulets pour le mariage d'un tel pêcheur, qui se marie avant d'avoir répudié convenablement sa première femme!"
Je m'évanouis de surprise, et mon ami s'efforça de me ranimer. Je lui expliquai que j'étais innocent, et que j'ignorais tout du passé de Yekoutiel. Il sortit de sa poche une copie de la lettre de Rabbi Chnéour Zalman, qui s'élevait avec amertume contre la procédure du divorce de Yekoutiel.
"Malheur à moi, qui ai pêché involontairement, et malheur à ces mains qui seront brûlées dans le feu du Gehinom pour avoir abattu la viande d'un mariage aussi controversé !"
La lettre du Baal Hatanya
Maintenant Rabbi Hirsch Leïb savait tout. Enfin presque tout. Il aurait bien voulu voir la lettre du Baal Hatanya, le Rabbi Chnéour Zalman. Le cho'het, lui ne souhaitait pas tellement la lui montrer; l'évocation de cette lettre lui était déjà pénible, et il redoutait de la revoir. Si près du but, Rabbi Hirsch Leïb ne se laissa pas décourager, et le cho'het finit par admettre qu'ils iraient voir la lettre chez le vieux 'Hassid. Mais il habite loin d'ici, dans un petit village à plus de vingt milles de Lomzhe. Comment irons nous ? gémit-il. En un clin d'oeil, Rabbi Hirsch Leïb avait entraîné son ami dans la rue, accosté une diligence, et les voilà en route. Le cocher se dirigea rapidement vers la sortie de la ville, et le long voyage commença sous une pluie battante qui ne les quitta pas jusqu'à leur arrivée, quelques cinq heures plus tard, dans la nuit du petit village.
Quelques légers coups sur la porte, et celle ci s'ouvrit sur un visage impressionnant. Le vieux 'Hassid, qui avait servi dans sa jeunesse chez Rabbi Mena'hem Mendel de Vitebsk (13) et chez Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi (14 )les reçut joyeusement, leur tendit la main et les installa rapidement devant une collation et une boisson chaude.
La glace dont leur barbe est éparse eut tôt fait de fondre, et leurs os de se réchauffer. Le cho'het s'inquiéta de la santé de son ami, de sa famille puis aborda le sujet qui justifie leur visite si tardive. "Nous sommes intéressés au plus haut point à voir la lettre de Rabbi Chnéour Zalman concernant le guett passoul de Yekoutiel,et ceci touche au plus profond mon ami ci présent, Rabbi Hirsch Leïb." Et d'enchaîner sur l'histoire de Moché Noa'h, et les paroles de Rabbi Akiba Eigger. Le 'Hassid sursaute, tout comme à l'époque. "Comment est il possible qu'un Rav ait marié cet homme sans se renseigner sur lui? Et comment se peut il qu'un cho'het abatte de la viande sans demander qui se marie et qui sont les participants ...?" Le cho'het s'abrite à nouveau derrière le Rabbin qui pratiqua le mariage, puis reprocha au 'Hassid de n'avoir pas donné plus de publicité à la lettre du Baal Hatanya: on n'en serait pas arrivé là!
Après un bref échange de paroles, le vieux 'Hassid s'enfonça dans ses pensées, puis sortit la lettre, qu'ils lurent ensemble, mot à mot:
"J'ai été stupéfait de voir, et désolé d'entendre cette histoire inouïe qui s'est passée dans votre contrée, concernant une femme répudiée par un Guett non conforme à la Sainte Torah, qui ne mentionne que son nom Ra'hel: bien que son nom de naissance soit effectivement Ra'hel, étant donné qu'elle est connue de tous sous le nom de Roucha, son Guett est totalement invalide. C'est pourquoi, il vous revient de tout faire pour empêcher cet homme de se remarier (...), et d'interdire fermement à tout cho'het de pratiquer un abattage de viande ou de volaille pour ce mariage, et s'il contrevenait, à D.ieu ne plaise, sa viande serait Névéla -interdite à la consommation (15)(16)
Rabbi Hirsch Leïb et le vieux cho'het éclatèrent en sanglots, et les larmes coulèrent sur le vieux papier jauni de la lettre du Saint Rabbi Chnéour Zalman.
Rabbi Hirsch Leïb prenait ainsi mesure de la force du Maître Rabbi Akiba Eigger qui avait vu de si loin une telle chose. Il prit le soir même le chemin du retour vers Lomzhe, laissant le cho'het se reposer chez son ami, dans le village.
Il n'était plus préoccupé, maintenant, que de savoir comment accomplir le sauvetage de son fils, par l'étude dans la pauvreté, afin que D.ieu lui ouvre le coeur à la Torah. Il arriva à Lomzhe tout juste à l'aube, pour se joindre à son minyan habituel avec les Vatikim, ceux qui prient au lever du soleil. Dans le Chemoné Esré, il se répandit en pleurs, pour implorer D.ieu de lui procurer l'intuition nécessaire: où envoyer Moché Noa'h étudier pour mettre en pratique le conseil de Rabbi Akiba Eigger.
En arrivant au passage "veliyrouchalaïm irekha" Rabbi Hirsch Leïb buta sur les mots "et dans Jérusalem ... et dans Jérusalem Ta ville..." Serait une allusion d'en haut à ma prière ? Il se mit à frissonner. Qui n'a entendu parler de la pauvreté matérielle de la communauté de Jérusalem ? Qui n'a entendu parler de la richesse spirituelle des juifs, ainsi que nous content les rabbins et émissaires envoyés par les institutions pour collecter les oboles ? Là bas, tout près de la Porte du Ciel, ce sera certainement l'endroit convenable pour Moché Noa'h pour qu'il puisse nous donner toute satisfaction comme un bon enfant juif. Est ce possible que ma tefila ait déjà été exaucée ?" conclut il
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