Didier Pasamonik :La bande-dessinée peut déconstruire l'Histoire sur Radio Prague

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critique_de_la_bande_dessinee_pure.jpgDidier Pasamonik : « La bande-dessinée peut déconstruire l’Histoire »
 Anna Kubišta

La 13e foire du livre de Prague, Svět Knihy (Le monde du livre) s’est achevée dimanche dernier au Parc des Expositions à Prague. La Roumanie et la littérature de la région de la Mer Noire étaient à l’honneur cette année, de même que la bande-dessinée. Parmi les invités, le critique belge Didier Pasamonik, spécialiste de la représentation de la Shoah et de la judéité dans la bande-dessinée.

Didier Pasamonik vous avez une palette d’activités immenses dans le domaine de la bande-dessinée. Vous êtes journaliste, directeur de collection, éditeur, commissaire d’exposition. Comme dirait l’autre, est-ce que vous êtes tombé dans la bande-dessinée quand vous étiez tout petit ?
 « Exactement ! D’abord je suis né en Belgique, ce qui est un tropisme important dans le monde de la BD. Mon frère et moi étions de très gros collectionneurs de BD et à l’époque, il était possible de décrocher le téléphone, de dire ‘Allo M. Hergé, M. Franquin, M. Peyo, on voudrait vous rendre visite’. Souvent ils disaient oui. Très vite, on s’est fait repérer. On était deux jeunes jumeaux passionnés de BD. Hergé ne se rappelait pas souvent de mon nom, il nous appelait les Frères Karamazov. Mais on était très connus dans le milieu, ce qui fait que j’ai été éditeur à 18 ans, j’ai ouvert une librairie spécialisée en BD à Bruxelles, donc oui, on peut dire que je suis tombé dedans quand j’étais petit. »

Cela fait rêver… On a l’impression, quand vous racontez cela, que le monde est à portée de main…
 « Oui, j’ai la chance de faire d’une passion mon métier. Je peux le dire à vos auditeurs : oui, le monde est à portée de main, prenez-le ! »

Vous êtes notamment spécialiste de la Shoah et de sa représentation dans la bande-dessinée. Comment êtes-vous venu à ce thème ?
 « Je suis d’origine juive, donc c’est un thème qui m’est cher. Et puis surtout, ce qui m’intéresse dans la bande-dessinée de manière générale, c’est de voir comment se construisent les stéréotypes, les concepts, les personnages. Ce que j’ai remarqué dans la représentation de la Shoah, c’est que c’était un thème difficile à représenter, surtout que la bande-dessinée a longtemps été dédiée à la jeunesse, aux enfants. La première représentation historique de Shoah dans la bande-dessinée, c’est une BD qui est encore disponible aujourd’hui chez Gallimard, ‘La bête est morte’ d’Edmond-François Calvo. Pour affronter la réalité de la Shoah, il a transformé ses personnages en animaux…

Comme Art Spiegelman dans Maus…
'Maus' « Exactement. Art Spiegelman s’en souvenu pour Maus. C’est comme si on avait besoin du filtre de l’animalité pour représenter la réalité humaine. C’est ce type de questions qui m’a interpellé et m’a amené à aller voir comment c’était traité. Indépendamment de cela, comment l’image antisémite a pu se construire ? Elle se construit de la même façon, sur des stéréotypes : les Juifs ont des gros nez, ils sont âpres au gain etc. Ce sont des images qui arrivent à un certain moment dans l’histoire, qui se cristallisent de façon graphique. »

Au XIXe siècle par exemple…

 « Oui. Mais c’est même plus ancien que cela. C’est dès le Moyen-âge. Mais la distinction entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme est très nette : c’est à partir du moment où le rejet des Juifs est basé sur une sorte de scientisme qui vient du XVIIIe siècle. »
C’est l’époque où l’on établit des prétendus critères physiques pour désigner les Juifs…
 « Voilà, le judaïsme n’est pas une religion, mais devient une race : cela vient des Lumières du XVIIIe siècle. C’est ce qui permet à Benny Lévy de dire que la Shoah, c’est la rencontre des Lumières et de la nuit. Une très belle formule… »

Vous êtes à la foire du livre de Prague pour participer à une table-ronde sur la bande-dessinée historique et biographique. A l’heure actuelle, de nombreuses BD de ce type sortent en France, en Belgique. Je pense par exemple à « La guerre d’Alan » d’Emmanuel Guibert ou « Svoboda ! » de Kris et Jean-Denis Pendanx. Au vu de leur succès, qu’est-ce qui a changé dans le regard du public sur la BD ?

 « Ce qui a changé, c’est la nature de la consommation de la BD elle-même. Spiegelman est un peu responsable de cela. Ces sujets, qui sont de grande gravité mais aussi d’intérêt général, vont au-delà de la simple BD de distraction ou d’aventure. ‘Maus’ de Spiegelman est probablement le meilleur livre sur la Shoah qui a pu être écrit, au même titre que ‘Si c’est un homme’ de Primo Levi. Ce statut nouveau pour la BD a ouvert la voie à la présence de la BD dans la librairie générale, et cette présence-là à permis de coloniser toute une série de thèmes. En fait, beaucoup d’auteurs, y compris des historiens de renom, estiment que la BD est un bon vecteur pour raconter l’Histoire, parce qu’elle a deux avantages sur les essais historiques : le premier, c’est qu’elle cristallise et symbolise mieux les faits importants de l’Histoire, ce qui fait qu’on retient mieux et on l’assimile mieux qu’un essai de 444 pages.

L’autre avantage, c’est qu’on reprend plus souvent en main une bande-dessinée. On va reprendre plus facilement une BD qu’a la recherche du temps perdu. Cela laisse une trace de l’histoire plus importante que dans l’essai ou le roman. Voilà pourquoi il y a une vraie demande sur le sujet. »

 Emmanuel Guibert nous disait la même chose il y a deux ans, sur Radio Prague, signalant que la BD se reprend et se relit plus aisément, ne serait-ce qu’en raison des images qui remettent rapidement l’histoire en tête. Cet engouement du public et des auteurs pour la BD historique n’est-il pas dû également au fait que l’histoire du XXe siècle est traumatisante à bien des égards et qu’on a besoin de la comprendre, et autrement…

 « C’est vrai que comme le dit l’adage, ceux qui oublient l’histoire sont condamnés à la revivre.
Mais c’est vrai aussi que les grands chocs qu’on a pu avoir au XXe siècle, et ceux qui nous attendent dans le futur, qui sont énormes, font que la réflexion est beaucoup plus profonde.
De la même façon qu’avec la psychanalyse, on va reconstituer l’histoire de l’individu pour mieux asseoir son propre développement, cette demande d’histoire est de plus en plus importante aujourd’hui.
Et l’avantage avec la bande-dessinée, c’est qu’on n’est pas uniquement dans l’histoire littéraire, conceptuelle. On est également dans une histoire de l’image. La plupart de ces BD historiques sont faites avec des affiches d’époque, des photos, des documentaires. Tout cela se précipite dans une sorte de synthèse qui donne quelque chose de très fort. On a déjà vécu cela, avec la religion par exemple. Les représentations graphiques de la Crucifixion depuis le Haut Moyen-âge font qu’il s’agit d’un sujet ancré dans notre patrimoine culturel, plus que toute autre chose. On retrouve cela avec la BD. Mais cela ne veut pas dire que la BD, c’est la Bible ou les Evangiles ! »
Lire intégralement l'article sur radio prague

 

Considéré comme l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la bande dessinée, Didier Pasamonik s’intéresse également à la communauté juive. Il écrit régulièrement dans L’Arche, a animé une émission sur Radio Judaïque F.M. et s’intéresse tout particulièrement aux rapports entre judaïsme et B.D. Il répond aux questions de Tribu 12.

Tribu 12 : Quel a été votre parcours ?

Didier Pasamonik : Je suis né le 18 juin 1957 à Ostende, en Belgique. Notre famille est juive, mais plutôt laïque bien que mon grand-père maternel, Rubin Lieberman, membre de l’Orchestre Rouge, ait été lui, assez religieux. Communiste et religieux, vous voyez le genre.

Avec mon frère jumeau, Daniel, décédé, hélas, en 1995, nous avons, très vite, fait la connaissance des grands maîtres : Hergé, bien sûr, mais aussi E.P.
Jacobs (Blake & Mortimer), Franquin (Gaston Lagaffe), Joseph Gillain alias Jijé (Spirou), … On a connu la consécration lorsque, au début des années 70, le dessinateur Bob De Moor, assistant d’Hergé, nous a croqués dans l’un de ses albums. Hergé, à l’époque, nous appelait " Les frères Karamazov ".
À vingt ans, nous avons créé, à Bruxelles, la librairie spécialisée "Chic Bull" et lancé, en 1979, les éditions "Magic Strip". Nous avons publié de grands noms : Franquin, Yves Chaland, Dupuy & Berberian, Grands Prix d’Angoulême en 2008…
Puis, j’ai été recruté par Hachette, il y a vingt ans, comme directeur de Hachette BD. Dès lors, j’ai continué ma carrière en France.

J’ai dirigé plusieurs maisons d’édition dont "Les Humanoïdes Associés". Je suis par ailleurs journaliste et j’écris pour les publications les plus diverses, de L’Arche à Paris à Horizontes au Mexique. J’ai animé sur Radio Judaïque FM une émission intitulée "La Diaspora des Bulles".Enfin, depuis le début de l’année 2008, je dirige, chez «Berg International» la collection de B.D., Iceberg. Je m’occupe également du site Internet ActuaBD.com, en plein essor avec 140 000 lecteurs et je propose deux éditoriaux, toutes les semaines, sur mundo-bd.fr, le site de la Caisse d’Épargne. Sans oublier les expositions, notamment celle qui s’est tenue au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris sous le titre " De Superman au chat du rabbin " dont j’étais le c o n s e i l l e r scientifique et qui a connu un remarquable succès avec quelques mille cinq cents visiteurs par jour.

Tribu 12 : On dit que la bande dessinée constitue le 9ème art. Vous confirmez ?

D.P. : Mais bien évidemment ! Je vous parlais des mangas.
C’est une vague, un tsunami : 1400 nouveautés en 2007, soit 400 titres de mieux que la B.D. traditionnelle.
Voyez le succès croissant du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Et Art Spiegelman, l’auteur de Maus, prix Pulitzer 1992, voyez le succès phénoménal du Persépolis de Marjane Satrapi. François Mitterrand ne s’y est pas trompé en décidant la création, en 1984, d’un Musée national de la Bande dessinée qui a vu le jour en 1991. De nos jours, le graphic novel est vendu à côte des " vrais livres " en librairie…

Tribu 12 : En enquêtant sur René Goscinny, vous avez fait d’étonnantes découvertes.

D.P. : Oui, j’ai rencontré la seule personne qui pouvait vraiment me parler du papa d’Astérix, son frère aîné Claude, alors âgé de 83 ans. Après un refus initial, cet homme a accepté de me parler de René Goscinny, né à Buenos Aires qui quitta à l’âge d’un an la France pour l’Argentine, puis pour New York, ne revenant en France qu’à 26 ans. J’ai appris des choses étonnantes lors de nos conversations. Par exemple que le propre père de Goscinny, Stanislas Goscinny, franc-maçon antireligieux dont on sait qu’il fut chimiste, a surtout été l’un des promoteurs de l’installation des Juifs en Argentine dans le cadre de la JCA (Jewish Colonization Association), dont il était le directeur. Quel parcours extraordinaire : C’est le fils de cet homme là qui va créer, deux générations plus tard, le personnage le plus français qu’on puisse imaginer, le Gaulois Astérix !

Tribu 12 : Peut-on dire d’Hergé, le célèbre père de Tintin qu’il a eu parfois des accents antisémites ?
D.P. : C’est indéniable. C’est un thème que j’ai abordé à Jérusalem sous le titre " La représentation des Juifs du Moyen Âge à Hergé ". Dès 1929, Hergé a eu des représentations, disons douteuses. C’est un antisémitisme qui était, je dirais, dans l‘air du temps. Mais, en 1942, dans L’Étoile mystérieuse, un album collaborationniste, il est incontestablement antisémite. L’antisémitisme dans la bande dessinée est d’ailleurs, du fait de la Contre-Réforme, plus marqué en Belgique qu’en France et Hergé est loin d’être le seul. Chez Jijé, chez Jean-Michel Charlier, chez Vandersteen, on trouve aussi ces " traces d’antisémitisme ".

Tribu 12 : Que vous inspirent les propos de Siné d’il y a quelques mois ?

D.P. : Il visait les Juifs de France et non les habitants des implantations ou la gouvernance d’Israël comme le ferait un commentateur politique pro-palestinien. La LICRA a eu raison de l’assigner en justice. Quand il parle d’une Juive riche héritière ou d’une Juive rasée, ce n’est pas une critique d’une religion, mais de personnes qui se trouvent être juives. Quant à la fausse information sur Jean Sarkozy, c’est une atteinte à la vie privée, même si elle relaie un ragot récolté ailleurs.

Tribu 12 : Vous préfacez un manga japonais au titre étonnant dont le premier volume vient de sortir : L’histoire des 3 Adolf (Éditions Tonkam). Vous titrez : Une vision japonaise de la Shoah. Pouvez-vous nous en dire un peu plus..
D.P. : L’auteur, Osamu Tezuka, né en 1928 et mort en 1989, est considéré comme le " Dieu des mangas ". Il tient tout à la fois d’Hergé et de Walt Disney. Très jeune, il a connu l’arrivée des Juifs lituaniens à Kobé. Son oeuvre, qui comprend 4 tomes, est un véritable thriller en bande dessinée avec, en toile de fond, un mythe, celui de l’origine juive de Hitler dont les experts ont démontré l’inanité.
Outre l’Adolf maudit que chacun connaît, il y a deux petits enfants qui vivent au Japon au temps trouble de la Shoah, l’un Juif, Adolf Kamil, l’autre, Adolf Kaufmann, fils d’un dignitaire nazi et d’une Japonaise. L’amitié des deux Adolf, malgré leurs différences, traverse le récit qui se veut aussi pédagogique et permet tout à la fois d’analyser l’attitude du Japon pendant la Guerre et de contribuer au combat contre le racisme, l’antisémitisme et la dictature.

Tribu 12 : Quelle est votre relation personnelle à Israël ?

D.P. : Je me suis rendu pour la première fois en Israël en 2004. J’y ai accompagné un groupe de Tutsis et de rescapés de la Shoah. En novembre 2006, j’ai participé avec Pierre Assouline à un colloque sur " Tintin " à Jérusalem. C’est un pays que j’aime et où je me rends désormais régulièrement.
Propos recueillis par Jean-Pierre Allali
Tribu 12

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