Oui, c'est vrai. Partout où les peuples ont été conquis par les Grecs ou les Romains, ils ont absorbé la culture du vainqueur. Le cas le plus frappant est celui de la Gaule et de la culture gallo-romaine. C'est la loi commune. Le modèle juif est l'inverse - même si de nombreux juifs ont été attirés par la culture hellénique ou romaine (on trouve même des juifs qui se font refaire le prépuce pour combattre nus dans l'arène, à l'imitation de leurs occupants). Les Romains ne comprenaient pas cette résistance, car le polythéisme est inclusif. Ils étaient prêts à incorporer Yahvé à leur panthéon, pourquoi les Juifs refusaient-ils d'accepter Jupiter, ou César, dans le leur? L'incompréhension était telle que les Romains nommaient cela superstitio, expression qu'ils ont également appliquée aux chrétiens, car ils trouvaient cet exclusivisme barbare. Il y avait là deux manières complètement différentes de concevoir le lien au divin, mais aussi le sens de l'humain. Du coup, les Romains ont fécondé l'ensemble du monde méditerranéen, mais ils ont disparu. Nous, nous sommes toujours là.
Ils y étaient présents comme tous les autres peuples soumis par les Romains. Mais la différence, encore une fois, c'est qu'ils y maintenaient leur spécificité, pour des raisons religieuses, et présentaient de ce fait une visibilité plus grande que d'autres. Ils auraient pu, peut-être, devenir la religion majoritaire de l'Empire romain, sauf qu'ils n'en ont jamais eu la volonté. Pas plus qu'ils n'ont eu la volonté de procéder à des compromis essentiels; ce que les chrétiens, eux, ont consenti. Pour dépasser la loi juive, il fallait en effet un autre dessein, celui qu'ont montré les juifs Pierre et Paul, surtout ce dernier, en sachant passer ces compromis avec les Gentils (les païens). Ils ont ainsi apporté le judaïsme aux Gentils: c'est ce que l'on appelle le christianisme. La transformation d'une loi réservée à un petit groupe en une loi universelle a produit une autre révolution. Il suffisait de supprimer la circoncision, ce qui n'était pas en soi insurmontable, mais surtout d'abolir la kashrout, c'est-à-dire l'ensemble des lois alimentaires mentionnées dans la Torah, or cela était impensable pour l'écrasante majorité des juifs.
Pour vous, le christianisme est-il un judaïsme universalisé?
Bien sûr, c'est l'évidence même. D'où l'opposition entre christianisme et judaïsme: il faut bien tuer le père, sans vouloir faire de psychanalyse sauvage. Chez les Pères de l'Eglise, il existe une forte hostilité envers les juifs parce qu'ils n'ont pas accepté cette mutation d'une religion tribale à une religion universelle. S'il n'y avait pas eu de filiation directe, il n'y aurait pas eu autant d'aigreur. L'antijudaïsme d'Eglise est une donnée incontournable; il ne pouvait pas en aller autrement. Car l'Eglise, loin de renier l'héritage juif, s'en déclare la seule vraie dépositaire et se proclame verus Israël. Il est clair que l'Eglise n'aurait pu ni vivre ni croître si elle ne s'était pas d'emblée opposée au judaïsme. Cet antijudaïsme n'est pas racial, et ne peut pas l'être, puisque les textes chrétiens ne cessent de vouloir établir une ligne droite entre les prophètes d'Israël et le Christ. Ce faisant, l'Eglise considère que ceux qui n'acceptent pas ce dépassement sont rebelles à leur propre message. C'est pourquoi il y a un Nouveau Testament, qui n'abolit pas l'Ancien mais qui se réclame de son accomplissement.
Néanmoins, la présence des juifs est indissociable de l'histoire européenne...
Ils sont très nombreux en Europe, car la civilisation chrétienne présente des caractéristiques économiques paradoxales. Etrangers dans leur propre pays, les juifs n'ont pas le droit de posséder de la terre, d'avoir des employés chrétiens. Pour assurer leur subsistance, ils se spécialisent très vite dans l'artisanat, le commerce, en particulier celui de l'argent, qui, en principe, est interdit aux chrétiens. La croissance économique de l'Europe fait de plus en plus appel au crédit, ce qui ouvre aux juifs un nouveau domaine d'activité nécessaire au développement de la production et des échanges. Du reste, là où une classe marchande chrétienne a pu suffisamment se développer, comme en Italie, les juifs sont beaucoup moins nombreux. En revanche, ils sont massivement présents en Pologne, où ils finiront par constituer à eux seuls toute la classe moyenne, entre une aristocratie et une paysannerie catholiques très éloignées l'une de l'autre. D'où l'extraordinaire hostilité qu'ils susciteront dans ce pays.
Faut-il lier indissociablement l'antijudaïsme et l'antisémitisme?
Personnellement, je distingue assez nettement les deux. L'antijudaïsme chrétien traditionnel est au départ un affrontement uniquement religieux, puisque le racisme est contradictoire avec le sens même du message chrétien, qui tend à l'universalité. Certes, il prend, au fil du temps, une coloration sociale et économique; à partir des xiie et xiiie siècles, par exemple, l'aspect racial apparaît, notamment dans l'iconographie. Cela reste toutefois marginal. En Espagne, au moment de l'adoption des lois de pureté du sang (limpieza de sangre), au xve siècle, surgit pour la première fois une aggravation. Ces lois interdisent aux juifs convertis à la religion chrétienne, ainsi qu'à leurs descendants directs, l'accès aux hautes fonctions étatiques ou ecclésiales. Mais, là encore, le fait que le mouvement ne déborde pas de l'Espagne limite les dégâts.
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