L’homme qui a fait l’amour en quatre langues
Article paru dans "Le Monde",le 14/02/08
Cet intellectuel là a le verbe si puissant, c’est un tel orateur, que depuis des années beaucoup l’écoutent passsionnément à défaut de le lire vraiment. J’en étais convaincu jusqu’à la semaine dernière où j’eus l’occasion d’écouter George Steiner à nouveau juste après l’avoir lu. L’excellente librairie Compagnie, l’une des rares au Quartier latin à Paris à n’avoir pas été absorbée par la “la bouffe ou les fringues”, le recevait pour son dernier essai Les livres que je n’ai pas écrits (traduit de l’anglais par Marianne Groulez, 287 pages, 19,90 euros, Gallimard). La salle était comble, l’auditoire passionné. Mais pour qui essaie de ne jamais rater ses prises de paroles depuis plusieurs années, ce qui est mon cas, une légère déception l’emportait. L’impression de l’avoir déjà entendu raconter ces mêmes histoires à travers les mêmes anecdotes. L’âge, probablement, la fatigue ou la lassitude peut-être. Qu’importe au fond puisque son livre, lui, n’a rien perdu de l’érudite causticité de l’essayiste. Ses développements y sont éblouissants, drôles, provocateurs, gonflés et parfois vertigineux.
Son nouveau livre est aussi curieux que George Steiner est désarçonnant même là où on le croit prévisible. C’est que les ressources du comparatiste sont infinies. Sept livres en un, donc. Sept chapitres pour raconter les livres qu’il aurait voulu écrire mais auxquels il a renoncés. Certains consacrés au sinologue et biochimiste Joseph Needham, ou à l’astrologue Cecco d’Ascoli. D’autres dans lesquels il invite l’homme à apprendre à être un invité (xenos, ami, étranger) sans quoi il court droit à la catastrophe :”Plus personne n’emploie le mot xénophilie, c’est un signe” dit-il.
Le troisième chapitre intiulé “Les langues d’Eros” m’a paru le plus fort parce que Steiner y brise un tabou : celui de la sexualité. La sienne également. Le prétexte est plus que séduisant : les langues de l’amour. Il y dit des choses très belles sur l’intrusion d’une tierce voix dans les Sonnets de Shakespeare cimg2683.1202947131.JPGqui vient déconstruire celle du couple, ou sur le silence vécu comme une défaite érotique par Casanova. Et soudain, l’auteur se livre et se confesse, évoquant celle qui lui enseigna la litanie de la séduction à Gênes avec force préliminaires verbaux. Ou encore l’aînée, son professeur d’orgasme en fait, qui l’invita à jouir “maintenant, maintenant et profond” en le chevauchant et en ne se départissant jamais du voussoiement comme ce fut le cas en France durant des siècles. Mais qu’on ne s’y trompe pas: rien de lubrique dans l’exposé de ce grand professeur adulé par ses étudiant(e)s. Juste le reflet de l’infinie curiosité d’un passionné des aventures de la langue, quand bien même serait-il en partie fantasmé (et raconté durant toute sa conférence sans jamais ôter son doigt enfoncé dans le fourneau de sa pipe…) :
“Recourir au tu familier peut, lorsqu’on n’y est pas explicitement autorisé, exposer, comme j’en ai fait l’expérience à mes dépens, à une réprimande furieuse . “Comment osez-vous me dire ?”, haleta V. au moment même où j’écaryais ses belles jambes. Aujourd’hui, les choses chanent sous la pression des medias et du culte de la vulgarité. Les années et les aventures (quand j’étais encore jeuine) aidant, les subjonctifs se sont mis à faire leur apparition à des moments véritablement inattendus. Un jour, dans un hôtel d’Angers, un plus-que-parfait du subjonctif -Proust est sans doute l’un des derniers à avoir su les utiliser avec aisance- m’arrêta, pour ainsi dire à mi-course. Les cérémonies de la syntaxe président au sexe à la française.”
Si seulement c’était encore vrai… Peut-être George Steiner fantasme-t-il aussi les Français … Il cite une énigmatique N. (discrétion assurée, n’ayez crainte, ce n’est pas un goujat) qui balbutiait “Ma brioche, ma brioche” juste avant de jouir. De là à en conclure que baiser, c’est la liberté par essence, il y a un grand pas que nous hésiterons à franchir. Même si Steiner confesse avoir entendu le rire doux et fulgurant de la liberté en personne une nuit à Paris en pénétrant C. Surtout s’il doit conduire à s’attacher, dans La liberté guidant le peuple de Delacroix, moins aux splendides seins triomphants de la dame qu’aux “baguettes de tambour phalliques”. Il nous ouvre en tout cas des perspectives en révélant qu’il faudrait faire des recherches du côté du parler lesbien et de ce qu’il apporte de neuf à l’érotique dominante. Une telle remarque n’est pas à prendre à la légère de la part d’un homme qui a eu le privilège de faire l’amour en quatre langues (anglais, allemand, français, italien), ce qui l’autorise à voir dans l’orgasme partagé un geste de traduction simultanée.
Le chapitre intitulé “Sion”, sur ses rapports avec Israël et ses propres origines juives, est moins attachant en ce qu’il condense des réflexions déjà maintes fois exprimées ailleurs par lui, même si certaines valent d’être répétées (”Les débats sur l’éventuelle unicité de la Shoah sont superficiels et dégradants”). George Steiner mourra en continuant à se demander pourquoi il y en encore des Juifs ; après de belles pages sur la vraie nature du Juif cimg2695.1202947339.JPGdiasporique et universel (un invité parmi les hommes), il termine par cette maxime dont il a fait sa prirère du matin :”La vérité est toujours dans l’exil”, assortie d’un aveu : ce livre là, s’il ne l’a pas écrit, c’est parce qu’il lui manquait l’hébreu.
D’autres pages prêteront à controverse, lorsqu’il accable le système éducatif anglais pour l’absence totale de culture générale chez les jeunes, ou lorsqu’il avoue que la mort de ses chiens lui a fait plus de peine, plus vivement et plus durablement, que celle d’aucun des membres de sa famille et de ses intimes. Parfois, on renâcle devant son goût des formules un peu vaines à l’écrit (”Lénine au moins savait que le meilleur usage de l’or consistait à en faire des sièges de toilettes“) comme à l’oral (”Si l’Angleterre avait été occupée par les nazis, elle n’aurait jamais livré ses Juifs parce que ça ne se fait pas”). Ou des déductions un peu rapides, humour oblige, comme lorsqu’il juge l’excellence de l’enseignement universitaire américain à travers le parking de Berkeley où il a repéré un “Réservé aux professeurs” et un “Réservé aux Nobels”. Puis on se réconcilie aussitôt, au détour d’une fusée lancée dans le ciel de la pensée, avec celui qui se définit comme un anarchiste platonicien ennemi de tous les nationalismes, accablé par la haine engendrée par les religions meurtrières, effaré par la montée du sectarisme et paniqué par la fragilité de la raison. Son livre est au fond une observation toute en finesse de la métamorphose des tabous (argent, religion, sexe) par un inépuisable grand lecteur convaincu que c’est dans la science que ça se passe et pas ailleurs, car c’est là, et là seulement, que désormais il entend l’âme éclater de rire.
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