Article paru dans "Jewish Voice", le 31/10/07
[Elie Wiesel est romancier français, juif, né en Roumanie, militant politique, Prix Nobel, survivant de la Shoah et grand défenseur de la justice. Il est l’auteur de plus de 40 livres, dont le plus connu est La Nuit, témoignage sur son expérience de la Shoah. Fin octobre, il participe au sommet de l’AIPAC [Comité Américain pour les Affaires publiques d’Israël] à Philadelphie et a accordé récemment un entretien au Philadelphia Jewish Voice.]
PJV : Vous serez à Philadelphie la semaine prochaine pour le sommet de l’AIPAC et vous connaissez naturellement Le lobby pro-Israël et la politique étrangère des Etats-Unis, cet ouvrage critique de Stephen M. Walt et John J. Mearsheimer sur l’AIPAC. Mis à part les nombreuses erreurs factuelles de ce livre, est-il possible qu’il y ait une once de vérité dans leur argumentation, à savoir que la force de l’AIPAC empêche les politiciens des Etats-Unis de critiquer légitimement la politique israélienne ?
E. Wiesel : Je n’ai pas lu ce livre, mais j’ai lu des critiques et quelques extraits. Les gens qui l’ont critiqué sont des gens responsables et j’ai confiance en leur jugement. Quoi qu’il en soit, je ne peux véritablement faire de commentaires, ne l’ayant pas lu moi-même. Quant à la question d’ordre général que vous posez, au sujet de l’AIPAC, j’estime que l’AIPAC est une organisation utile, importante et qui se fait entendre. J’estime que la communauté juive en a besoin et j’estime qu’Israël en a besoin. Est-ce à dire qu’à cause de l’AIPAC certains hommes d’Etat ou hommes politiques se sentent menacés ? Je ne le pense pas. Nous vivons en démocratie. Personne n’a peur de parler franchement. Nous ne sommes pas dans la Russie de Staline. L’AIPAC est une bonne chose car il mobilise tous les Juifs qui aiment l’Etat juif et le peuple juif, mais je ne pense pas qu’il représente une menace pour ceux qui désapprouvent la politique du gouvernement israélien.
PJV : Le génocide arménien occupe l’actualité. Le Congrès des Etats-Unis a débattu pour reconnaître officiellement les événements en question en tant que génocide, tandis que les Turcs, ce n’est pas une surprise, sont mécontents. Certains, au sein de la communauté juive, rechignent à aborder cette question, craignant de nuire aux relations de la Turquie avec Israël. Quel est votre avis à ce sujet ?
E. Wiesel : J’ai combattu pendant des années pour le droit du peuple arménien. Comment pourrais-je, moi qui ai lutté toute ma vie pour la mémoire des Juifs, dire aux Arméniens qu’ils n’ont pas le droit à la mémoire ? Mais je comprends le point de vue de l’administration. Par bonheur, en tant que citoyen, je n’ai pas à m’inquiéter de la réponse de la Turquie. Mais j'estime vraiment que si le mot génocide avait existé à cette époque, ce qui est arrivé aux Arméniens aurait été appelé génocide. Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il y a eu des massacres, mais le mot n’est arrivé qu’ensuite. Je pense que les Arméniens sont victimes et, comme Juif, je dois être à leurs côtés.
PJV : Si les Arméniens ont droit à la mémoire, les Turcs n’ont-ils pas l’obligation d’assumer leur responsabilité ?
E. Wiesel : Personne ne demande aux Turcs d’assumer leur responsabilité. Tout ce que les Arméniens veulent c’est le droit à la mémoire. Sept générations nous séparent des événements qui se produisirent lors de la Première Guerre mondiale et personne, en son for intérieur, ne peut dire que les Turcs d’aujourd’hui sont responsables de ce qui est arrivé. Les Arméniens ne veulent pas de réparations, ils ne veulent même pas d’excuses. Ils veulent le droit à la mémoire. Les Turcs obtiendraient beaucoup s’ils reconnaissaient simplement la réalité de ce qui s’est passé. J’ai parlé avec des dirigeants turcs au plus haut niveau et leur attitude sur cette question est totalement irrationnelle, excepté sur une chose que je peux comprendre. Ils ne veulent pas être comparés à Hitler. Ce que personne ne fait, bien sûr.
PJV : L’antisémitisme augmente-t-il en Europe ?
E. Wiesel : Je ne suis pas certain de définir la situation en Europe en terme de savoir s’il s’y produit une montée de l’antisémitisme. Il est clair que l’Europe a un passé antisémite et qu’il existe des antisémites aujourd’hui en Europe. La question est de savoir s’ils font partie d’un mouvement grandissant. Je ne le pense pas. Mais il existe une tendance, une tendance à être contre Israël, qu’on observe aussi dans certains milieux aux Etats-Unis. Ce sentiment anti-israélien, poussé à l’extrême, devient antisémite.
PJV : Et en France ? Quel impact a eu l’élection de Nicolas Sarkozy ?
E. Wiesel : Cette tendance anti-israélienne est certainement réelle en France. Mais j’ai le sentiment que Sarkozy et son gouvernement prendront des mesures pour la contenir, l’atténuer.
PJV : La Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice réunira bientôt une nouvelle conférence soutenue par les Etats-Unis pour traiter le conflit israélo-palestinien. En l’absence de changements fondamentaux dans le statu quo, attendez-vous de cette conférence un résultat différent des nombreuses autres qui l’ont précédée ?
E. Wiesel : Vous savez combien prédire peut être dangereux. Comme l’a écrit un poète français [Paul Valéry], l’avenir n’est plus ce qu’il était. Mais je puis vous assurer que la situation actuelle au Moyen Orient ne pourra durer indéfiniment. Les gens sont fatigués. J’ai organisé la première rencontre entre Mahmoud Abbas et Ehud Olmert. Ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre. C’était très émouvant. Ils se sont assis autour d’une table, ont pris leur petit-déjeuner et ont débattu de nombreuses questions – la coopération scientifique, l’économie, l’éducation. Tout semblait aller pour le mieux. Trois semaines plus tard, le Hamas et le Hetzbollah mettaient à nouveau le feu aux poudres et le processus s’est arrêté. Mais nous ne pouvons cesser de tenter de faire la paix. Nous ne le pouvons pas. Avons-nous des raisons d’avoir plus d’espoir pour ces nouvelles discussions ? Je l’ignore. Nul ne sait comment le terrorisme peut influer sur la situation. Telle est la force funeste de la terreur.
PJV : On a beaucoup écrit dernièrement sur l’entrée d’Israël dans une période soi-disant post-sioniste, marquée par des perturbations, y compris des incertitudes, une montée de la tension entre Israéliens laïcs et religieux et une disparité grandissante entre les couches les plus aisées et les plus pauvres de la société israélienne. Vous qui vous rendez souvent en Israël, comment sentez-vous l’air du temps ?
E. Wiesel : Je vais en Israël au moins deux ou trois fois par an. J’ai entendu parler de ces tendances et j’en suis triste. Mais je pense que c’est une phase de transition et que les citoyens d’Israël ont suffisamment de ressources pour la surmonter.
PJV : Dernière question : quel est le plus grand défi pour le peuple juif aujourd’hui ?
E. Wiesel : Il y a plusieurs années, quand j’étais journaliste, David Ben-Gourion m’a demandé d’aller en Amérique, de rencontrer plusieurs dirigeants et d’explorer la question de savoir ce qu’est un Juif. Cela le préoccupait beaucoup. Aujourd’hui, je pense que le défi est de comprendre ce que signifie être un Juif dans le monde d’aujourd’hui. Naturellement, les diverses communautés de Juifs ont leurs réponses. Les sionistes diront qu’être un Juif c’est faire son alyah. Les Juifs orthodoxes vous diront qu’il s’agit de respecter les mitzvot. Mais je pense que nous avons besoin d’une compréhension plus profonde, en particulier aujourd’hui, alors que nous sommes menacés à travers le monde par la montée du fanatisme. Il conviendrait de réunir une conférence d’intellectuels, de penseurs, de moralistes et de philosophes, à un haut niveau, pour étudier cette question.
Vos réactions