Article paru dans "Le Monde", le 05/11/07
D'abord un caractère. Un fichu caractère, forgé dans l'épreuve. Un caractère libre, ardent, attaché aux valeurs morales et républicaines, inculquées très tôt par une famille dont elle vénère le souvenir. Mais aussi un esprit prompt à la rébellion, et parfois à la colère. Son autobiographie, écrite l'année de ses 80 ans et intitulée Une vie (Stock, 400 p., 22,50 euros), le démontre à chaque page, forgeant l'image d'une femme indépendante, rétive à tout embrigadement ou conformisme. Mais qui pensait encore que Simone Veil, personnage charismatique et populaire, était de nature consensuelle ?
"Mon premier réflexe est toujours de dire non, admet-elle. Je commence par m'opposer, c'est ainsi. Pas pour contrarier, mais pour forcer à explorer d'autres voies. Je ne prends rien comme allant de soi. Et j'envisage toujours que les choses aillent dans le sens le plus inattendu et le moins souhaitable." Une prudence, sans doute. Et l'enseignement d'une histoire tragique où "les choses", en effet, ont saccagé une enfance placée jusque-là sous le signe du bonheur. Mais pas seulement. Un réflexe entretenu dès son plus jeune âge qui lui faisait tenir tête à un père architecte rigoureux, elle, la benjamine de cette famille juive et laïque ; courir vers le dictionnaire pour trancher avec lui un différend sur le sens d'un mot ; défendre une mère adorée qu'elle estimait victime d'un machisme qui ne portait pas encore ce nom.
Et exprimer avant tout le monde l'inquiétude et l'extrême méfiance que lui inspiraient les premières lois allemande à l'encontre des juifs. "J'avais une peur terrible de la guerre, une sorte d'intuition, précoce et exacerbée." Sa soeur aînée Milou lui rappellera plus tard : "Tu étais la seule à pressentir ce qui allait arriver." C'est vrai, reconnaît-elle, admettant un instinct, une lucidité, une force aussi qui, plus tard, l'aideront à traverser l'épreuve de la déportation, la barbarie d'Auschwitz vécue avec Yvonne, sa mère, et Milou, puis la "marche de la mort" en janvier 1945 vers Bergen-Belsen. Et le terrible retour en France, sans Yvonne, mais aussi sans son père et son frère disparus en Lituanie, dans l'indifférence quasi générale, puisque les seuls déportés qui importaient alors étaient les résistants.
C'est sur le socle de cette expérience-là, vécue entre 16 et 17 ans, que s'est construite celle qui, à elle seule, incarne en France à la fois la mémoire de la Shoah et la foi dans l'Europe. Celle qui, depuis 1945, se sait "dénuée de toute illusion", mais refuse le pessimisme et "le masochisme d'intellectuels" sur la banalité du mal. "Trop commode ! Dire que tout le monde est coupable revient à dire que personne ne l'est." Et qui dénie son statut d'icône à Hannah Arendt, l'auteur de ce concept de "banalité du mal", coupable à ses yeux de "noyer la responsabilité nazie dans une responsabilité si impersonnelle qu'elle finit par ne plus rien signifier". C'est oublier les Justes, dit-elle, qui ont pris tous les risques pour sauver des juifs et "prouvent que la banalité du mal n'existe pas".
Sans illusion, Simone Veil. Mais avec ce sentiment, commun aux rescapés, que chaque minute de vie est "du rab", que les biens et la richesse matériels ne sont que de l'écume. Avec une sensibilité extrême à tout ce qui génère humiliations et abaissement de l'autre - elle évoque toujours avec passion son travail en faveur des prisonniers lorsqu'elle était magistrate à l'administration pénitentiaire ; avec une détestation viscérale de la promiscuité et un attachement si fort à l'indépendance qu'elle renâclera toute sa vie à s'inscrire dans un parti politique (ce sera, ponctuellement et avant que François Bayrou ne l'en "dégoûte", l'UDF), préférant un cavalier seul discret, plus conforme à son attirance pour "le politiquement incorrect".
Sans illusion. Mais dotée d'une foi sans faille pour la réconciliation avec l'Allemagne - une obsession de sa mère après la guerre de 1914, tandis que son père, qui avait combattu, continuait d'entretenir la haine des "boches" - et pour la construction de l'Europe. Dès 1945. Dès le retour des camps. Sans doute est-ce avec la défense des droits et libertés des femmes son plus sincère combat. Féministe ? Bien sûr ! Et même de plus en plus. Militante de la parité et scandalisée de l'inégalité persistante. Avouant avoir dû négocier avec son mari Antoine, rencontré à Sciences Po, le choix de son métier. Elle rêvait d'être avocate, ils se mirent d'accord sur magistrate. Et revendiquant complicité et tendresse à l'égard des femmes.
Elle a banni la langue de bois. Pas le temps. Pas le goût. Et son discours au débit rapide ne montre pas la moindre aménité pour les goujats, flatteurs, machos et mondains croisés sur le chemin ; ni une once de complaisance pour les personnages publics qui jalonnèrent son parcours politique. François Mitterrand ? Une simple phrase dans le livre pour douter qu'il ait pu ignorer les mesures prises à l'encontre des juifs pendant la guerre. Mais d'autres, implacables, dans la conversation, pour évoquer ses "louvoiements", ses "calculs", son "cynisme", sans parler des positions de son épouse qui, des Kurdes à Fidel Castro, "parlait contre la France". Valéry Giscard d'Estaing ? "Si intelligent et visionnaire", dit-elle, admirative de ses propositions sur l'Europe. Puis ajoutant, ironique : "C'est aussi Narcisse." Raymond Barre ? Son usage de l'expression "lobby juif" faillit la faire démissionner en 1978 du gouvernement.
Nicolas Sarkozy ? Le sourire, cette fois, s'épanouit. Capacité de travail, compétence, fidélité, gentillesse... Le contraire de François Bayrou - "un illuminé", dit-elle - allègrement canardé à la page 250 de l'ouvrage. Tout de même, se pourrait-il que le gouvernement actuel échappe tout entier au fameux regard revolver ? Elle plisse le front, admet des inquiétudes. Les tests ADN d'abord : "Pas bien. Pas bien du tout." Puis la concentration extrême des pouvoirs à l'Elysée, "fût-ce avec un excellent cabinet". Enfin, le quasi-effacement de l'opposition et du clivage-droite gauche. "Dangereux. En démocratie, il doit y avoir de réelles possibilités d'alternance."
Débarrassée de toute fonction officielle, Simone Veil n'a jamais été aussi libre. Elle revient de Montréal où, en compagnie de Gisèle Halimi, elle a été faite docteur honoris causa ; repart à Jérusalem pour recevoir le prix Scopus à l'Université hébraïque ; et, pour l'heure, saisit son étole beige, vérifie son chignon, et fonce à Mandres-les-Roses, dans le Val-de-Marne, inaugurer... le collège Simone-Veil.
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