Venise et Safed : un lien kabbalistique du messianisme européen au XVIe siècle
Yona Dureau (Université Jean Monnet)
Kabbalah, Etude, Evolution spirituelle et Histoire
Le Renouveau kabbalistique de la Renaissance de Safed
La connection vénitienne, les manuscrits non imprimés, et la connaissance de l'hébreu
L'Europe et l'hébreu
Intertextualité hébraïque .Les hébraïsmes dans As You Like It
L'approximation de la création et l'espace de liberté du mal
Le mal naturel et l'endurcissement au mal
L'arbre de Vie
Les langues dans les arbres et les arbres-livres
Pardes Rimon, Ets Haim, et As You Like It
ANNEXE liste des enseignants en chaire d'hébreu dans les universites d'Oxford et de Cambridge
Dossier précédent :Les Influences, les Emprunts et les Déformations éventuelles de la Mystique chrétienne à la Kabbalah.
La Renaissance européenne a été traversée de multiples courants messianiques et apocalyptiques. Le présent article se propose d'analyser l'influence de la kabbalah sur ce mouvement des idées, en démontrant d'une part la spécificité de l'apport de ce mouvement, et d'autre part en montrant l'importance de la filière vénitienne et sfatiste dans le développement d'une herméneutique où la lecture de la réalité et de l'histoire se confondait avec l'évolution spirituelle individuelle et groupale.
Dans ce but, la première partie de notre analyse concernera un rappel des liens épistémologiques fondamentaux existant dans la kabbalah entre étude, évolution spirituelle de l'homme et du monde, et messianité. Cette partie aboutira ainsi au phénomène de l'écriture ésotérique ou herméneutique comme conséquence directe de ce Weltanschauung. La deuxième partie de notre analyse sera centrée sur le phénomène du renouveau kabbalistique de Safed à la Renaissance, phénomène qui peut d'autant moins être isolé des mouvements des Idées de l'Europe continentale que les manuscrits des écrits kabbalistiques sfatistes transitaient pour une bonne partie par Venise.
La troisième partie est un bref aperçu de thèmes kabbalistiques et apocalyptiques directement issus de ce mouvement tels qu'ils peuvent être repérés dans l'oeuvre shakespearienne, montrant que les liens de l'Angleterre avec la Venise hébraïque, élaborés depuis la fondation au XIIIe siècle du collège hébraïque britannique de Padoue, et renforcés par l'étude croissante de l'hébreu dans l'Angleterre de la Renaissance, ont aussi eu des échos dans la littérature.
La thématique de la messianité dans la kabbalah est inséparable de sa thématique philosophique de l'évolution individuelle.
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Kabbalah, Etude, Evolution spirituelle et Histoire
Il faut tout d'abord rappeller la fusion sémantique originelle existant dans la kabbalah entre le mot et la chose (Davar désignant à la fois la chose et le mot, et sa racine dbr se développant en dibour, la parole). Ainsi, lire le mot, le dire, c'est dire la chose, de même que dans toute lecture, l'univers est toujours de l'ordre de la parole et de la Parole, l'homme pouvant ainsi choisir de révéler par ses mots (ou par son écriture) la dimension spirituelle du monde ou bien encore de rabaisser la spiritualité à la matière. Cette dimension ontologique propre à la langue hébraïque se vit très rapidement mise en exergue par la kabbalah, que ce soit par le sepher yetsirah, le Livre de la Création, qui décrivait la création de l'univers par les lettres, et connut, avec l'oeuvre d'Avraham Abulafia, un développement extraordinaire. Abulafia conçut ainsi toute une technique de méditation sur la forme des lettres hébraïques mais aussi sur leurs permutations et assemblages (le tsirouf otiot) devant lui permettre une forme de sublimation particulière lui ouvrant l'accès de textes plus hermétiques encore .
L'évolution spirituelle individuelle est peu séparable de l'évolution universelle des rapports du divin avec le monde pour des raisons intrinsèques au système de pensée de la kabbalah.
L'exemple des sefirot permet de comprendre l'imbrication des deux dimensions.
Les séfirot peuvent être lues dans leur arbre séfirotique comme le chemin initatique complexe de l'acquisition de midot (qualités successives) par l'individu. Ces midot (à l'exception des trois sefirot supérieures qui sont des canaux fermés depuis la fin du temps de la Révélation) permettent ainsi à l'étudiant de reconstituer en lui l'unité des valeurs qui est le fondement de la théologie juive, unité des valeurs qui reflète l'unité divine au-delà des prismes des formes diverses de révélation du divin dans la matière. Mais l'arbre séfirotique désigne, simultanément, les niveaux de perception du divin par l'homme selon les degrés de révélation du divin dans la matière. Il peut être ainsi lu de bas en haut ou de haut en bas, et désigner aussi bien l'élévation de l'homme vers le divin que la révélation du divin dans la matière.
Ceci explique que le travail individuel de l'homme sur ses qualités soit indissociable de l'étude, qui lui permet d'effectuer, en miroir, l'oeuvre de révélation du divin dans la matière en participant à sa compréhension.
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Le Renouveau kabbalistique de la Renaissance de Safed
Ceci explique aussi que pour les kabbalistes de Safed, le renouveau de l'étude kabbalistique, à la fois en qualité et en nombre, à la Renaissance, ait été vécu comme un signe même de la Révélation. Gershon Sholem a interprété l'esprit messianique de la Safed du seizième siècle comme un contre-coup de l'exil forcé dû à l'expulsion d'Espagne . S'il est indéniable que l'arrivée des kabbalistes d'Epagne à Safed aboutit à un regain de l'activité intellectuelle et spirituelle dans cette ville à cette période, il n'en reste pas moins que leur arrivée aurait pû être suivie d'une activité de niveau semblable à celle qui avait été la leur en Espagne même.
L'attente messianique n'est pas réductible à un réinvestissement psychologique dans une réalité alternative. Elle est, selon les textes mêmes de Cordovéro , le fruit de la contemplation stupéfaite d'une renaissance culturelle spectaculaire et sans précédent, et dont le sens ne faisait aucun doute pour ses spectateurs: si la kabbalah était aussi étudiée, elle était cause et conséquence indissociable d'un regain/retour de la révélation du spirituel dans la matière, et l'ampleur de l'étude ne pouvait s'expliquer que par une spiritualité d'ampleur pré-messianique.
La ville de Safed s'est complètement transformée en moins de 80 ans. En 1522, il y avait à Safed 3 synagogues et 1 yeshibah alors qu'en 1602 on y trouve 21 synagogues, 18 yeshibot et une école de 40O élèves [y sont recensées] .
Rappellons ci-après les groupes ayant étudié à Safed : Rabbi Yosef Karo (1488-1575), né à Tolède, quittant l'Espagne pour le Portugal en 1492, puis fuyant les conversions forcées vers la Turquie, et arrivant ensuite en Israël en 1536 sur ordre de son Maggid. En 1532 a commencé l'épisode du faux messie R. S. Molkho, qui a tant marqué Karo qu'il souhaitait vivre le même martyr, et qui s'est tragiquement terminé. Yosef Karo rédige le Maggid Mesharim, un ouvrage de kabbalah. Il étudit le Devoir des Coeurs de Bahya, et la kabbalah.
Raabi Yaakov Berab (1475-1546) arrive à Safed en 1535.
En 1538, persuadé que la résurrection spirituelle du monde juif qui s'est opérée à Safed est le signe avant-coureur du Messie , il essaye de rétabir l'ordination [la semikhah ] .
Il transmet l'ordination -dont le sens kabbalistique est réellement la marque symbolique de la transmission d'un savoir à un élève choisi- à Rabbi Moshe Cordovero, Rabbi Moshe Galanté, et Rabbi Métrani (1500-1580). Mentionnons encore Rabbi Moshe Alsheykh (1520-1599), élève lui aussi de Rabbi Yossef Taytazack, et le kabbaliste Rabbi Salomon Alkabetz (1505-1584), autre élève du même maître, maître et beau-frère de Cordovero. Enfin Rabbi Ytshak Luria (1534-1572) arriva à Safed en 1570 et mourut deux ans plus tard, non sans avoir laissé un enseignement riche et abondant, que son élève Haïm Vital retranscrivit et publia... à Venise.
A partir de 1492, le groupe de Safed pratique la kabbalah avec l'espoir explicite de hâter la Rédemption, cette attitude intervenant aussi en conséquence du développement, de l'étude de la kabbale, et mettant en évidence une forme d'engrenage logique exponentiel.
L'enseignement du Ari vise en particulier cette fin. Celui de Cordovero, qui eut lieu à Safed de 1530 à 1570 poursuit aussi l'objectif d'une diffusion de la kabbalah et de ses principes pour participer à la Révélation et hâter ainsi la messianité.
Dans ce contexte, il est absolument essentiel de comprendre, d'une part, l'importance du lien qui existait entre Safed et la communauté de Venise où se trouvaient aussi des réfugiés de l'Inquisition espagnole, et d'autre part d'apprécier à sa juste valeur l'importance de la diffusion et de la connaissance de l'hébreu en Europe à la Renaissance. Pour ce second point, nous centrerons notre étude sur l'Angleterre, qui, si elle représente l'exception d'une nation protestante anglicane, présente comme point commun avec le reste de l'Europe continentale d'avoir longtemps été considérée comme une terre rétive à l'hébreu.
La connection vénitienne, les manuscripts non imprimés, et la connaissance de l'hébreu
La propagation de l'attente messianique en Europe a été jusqu'ici identifiée avec l'interprétation chrétienne des textes ou l'effet des prévisions astrologiques, comme, par exemple, dans le cas de la conjonction de Saturne et de Jupiter, qui représentait, selon Guillaume Postel, le signe précurseur de l'Apocalypse. Cette perspective, sans être fausse, reste partielle, car il faut garder à l'esprit que Guillaume Postel fonda ses théories sur l'enseignement kabbalistique qu'il reçut de Pic de la Mirandole, et que d'autre part, la source hébraïque d'influence hermétique à la Renaissance était loin de s'être tarie avec les thèses de Pic de la Mirandole.
Un premier courant d'influences, très étudié jusqu'ici, est constitué par les textes hébraïques traduits en latin, comme par exemple les textes de Recanati, ou ceux de Gershonides, traduits pour ces derniers par Mithridates lui-même.
Une second courant existe cependant, qui a été jusque-là assez dédaigné par les chercheurs, et qui est constitué par la circulation de textes en langue hébraïque. L'importance des études hébraïques dans l'Europe de la Renaissance nous autorise aujourd'hui à dire que ce mouvement a eu une influence certaine dans la diffusion d'un certain nombre de concepts, voire d'évidences culturelles d'origine hébraïque. La présente étude résumera, tout d'abord, l'importance de la connaissance de l'hébreu à la Renaissance parmi les humanistes européens, avant de présenter une première esquisse d'une liste des oeuvres kabbalistiques circulant à cette période.
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L'Europe et l'hébreu
L'Europe vit, à la Renaissance, une redécouverte des textes anciens qui aboutit à un renouveau culturel extraordinaire. Cette thèse, qui fut celle de Panofsky, de Chaunu, et de tous les tenants d'une Renaissance suivant une période d'obscurantisme qui aurait été le Moyen Age, a été depuis longtemps battue en brèche par les Médiévistes (Pour en finir avec le Moyen Age).
Le Moyen Age est une période d'étude incessante des textes anciens, période sans laquelle les textes mêmes étudiés à la Renaissance n'auraient pas pû être étudiés car ils n'auraient pas fait l'objet de copie sans l'intérêt culturel qu'ils représentaient. L'hébreu est étudié aussi au Moyen Age. néanmoins, le changement le plus profond dans la perspective de la Renaissance concerne la dimension de l'étude des sources hébraïques, et surtout, plus que leur simple relecture, la mise en perspective de ces sources avec les philosophies grecque et latine.
Le développement extraordinaire des études hébraïques mérite d'être rappelé pour être saisi dans toute son ampleur, et nous prendrons comme exemple l'Angleterre de la Renaissance. La Renaissance atteint l'Angleterre après avoir parcouru toute l'Europe, et les influences les plus diverses se mêlent dans l'Albion élisabéthaine. La résolution de la crise religieuse par la solution originale de l'anglicanisme peut, en partie, expliquer l'importance du développement des études hébraïques en Angleterre. Néanmoins, nous ferons aussi l'hypothèse que le point de vue protestant concernant l'importance de l'hébreu et son application par le biais de l'étude de cette langue, ne se sont pas seulement exprimés en Angleterre, mais que ce mouvement avait déjà fourni des exemples en Europe.
En Europe, moins d'une dizaine d'Universités enseignent l'hébreu au XIVe siècle , une quinzaine au XVIe siècle . Quantitativement, une recherche sur le nombre d'hébraïsants dans l'Angleterre de la Renaissance nous permet de fournir aujourd'hui un cinquantaine de noms pour la seule période élisabéthaine. Ce chiffre n'est, bien sûr, pas exaustif, car il ne concerne que le nombre d'enseignants universitaires répertoriés. En ne comptant que les détenteurs de chaire royale, dont on peut penser qu'ils avaient une audience supérieure aux autres enseignants, on peut cependant établir une liste continue de l'enseignement de l'hébreu de 1500 à 1650 pour Oxford et Cambridge.
La recherche de Kenneth Charlton, Education in Renaissance England, nous renseignent sur l'organisation de l'enseignement et de l'étude dans les grandes universités anglaises de la Renaissance, et sur la réalité des chiffres concernant le nombre d'inscriptions. Nous avons choisi pour notre calcul de nous limiter aux maîtres en chaire, en abandonnant les lecturers, conférenciers en titre, mais dont on peut penser que les cours étaient moins réputés, et les fellows, étudiants qui avaient le premier diplôme leur permettant d'enseigner.
Bien que les chiffres concernant les pensionnaires des colleges ne concernent que les étudiants les plus avancés , on peut estimer à près de 250 le nombre d'étudiants post-licence pensionnaires après 1546, date à laquelle Henry VIII pourvoit par décret aux besoins de 50 pensionnaires supplémentaires aux scholars et fellows logeant déjà aux colleges. En 1564, on compte 1200 étudiants pré-licence pour Cambridge et autant pour Oxford, et 1800 en 1573 .
Le cursus de licence étant de quatre ans, et l'assiduité aux cours des étudiants étant modérée , on peut raisonnablement compter que 20 étudiants au moins suivaient chaque année les cours dipensés par le maître en chaire de l'université. On obtient alors le chiffre total de 1240 étudiants d'hébreu pour Oxford pour la période de 1530 à 1575, et 1760 pour la période de 1480 à 1575 pour Cambridge, soit 4 240 personnes initiées à cette langue et à sa traduction pour ces deux seuls établissements, chiffre n'incluant pas les halls, les autodidactes, ni les élèves du primaire, bien que certaines écoles aient fonctionné sous Elisabeth avec un enseignement obligatoire de l'hébreu.
Ce chiffre n'incluent pas non plus les élèves "privés" des grandes familles, puisque les lettres des ambassadeurs italiens nous révèlent que les Anglais faisaient tous enseigner l'hébreu à leurs enfants, au même titre que le grec et le latin. L'érudit florentin Petrucchio Ubaldini rapportait qu'en Angleterre "les riches font apprendre le latin, le grec et l'hébreu à leurs fils et à leurs filles, car depuis que les tempêtes de l'hérésie ont envahi le pays, ils tiennent pour utile de lire les Ecritures dans les langues originales." . Ne disposant pas de chiffres sur ces rapports, sans doute exagérés, nous nous contenterons de considérer les chiffres précédents, et de constater qu'une population déjà fort importante est apte à lire l'hébreu, sinon à l'écrire.
De tels chiffres nous poussent à réviser un certain nombre de prédicats solidement établis dans l'esprit des chercheurs étudiant cette periode, car force est de constater qu'il n'est plus possible de considérer que l'étude de la langue hébraïque était réservée à une élite intellectuelle, mais bien qu'un groupe important d'individus cultivés avaient un accès direct aux textes hébraïques. La recherche de textes traduits en latin s'avère alors moins importante que l'établissement d'une liste des sources hébraïques circulant soit en hébreu, soit en latin à cette période, ainsi que le repérage systématique des lieux d'échanges culturels, des rencontres qui ont pu s'y effectuer.
Il faut, tout d'abord, préciser que l'Angleterre, comme tout pays d'Europe, entretenait des relations particulières avec l'Italie conçue comme origine de la connaissance théologique. Depuis le XVe siècle en particulier, un collège anglais avait été fondé à Padoue, où était enseigné l'hébreu, ce qui constituait un premier lien entre l'Angleterre et l'Italie hébraïsante . Le développement des études hébraïques, en Angleterre connut une efflorescence extraordinaire après la visite d'intellectuels anglais en Italie, comme John Colet, qui gardèrent un contact permanent avec l'Italie du Nord, et en ce qui concerne Colet, avec le cercle de l'académie florentine de Ficin.
L'état des recherches actuelles permet, également, d'insister sur l'importance de la circulation de manuscrits non encore imprimés, et nous citerons ici quelques exemples qui illustrent l'importance de la copie manuscrite et de l'intérêt pour certains ouvrages par le nombre de copies.
L'ouvrage du Beyt Yosef de Rabbi Yosef Karo, terminé à Safed en 1542, est publié à Venise en 1550, puis en 1551, et en 1559. Les ouvrages de Cordovero circulent sous forme manuscrite à Venise, près de dix ans avant leur impression, et le nombre de copies de l'époque montre l'intérêt qu'ils suscitèrent. Shmuel Uziel a brillamment démontré que Rabbi Menahem Azzaria de Fano avait ainsi acquis des copies de textes manuscrits de Cordovero dans l'analyse introductrice de sa traduction de La Douce Lumière.
Or, Rabbi Menahem Azzaria de Fano avait acheté des manuscrits non imprimés de Cordovero, et l'oeuvre de De Fano regorge d'allusions à ses lectures et permet de dire qu'il avait aussi acheté des manuscrits de Ytshak Luria . L'oeuvre de Cordovero explicite les concepts de base de la kabbale, et condamne ceux qui se refusent à son étude comme étant responsables du retard de l'avènement messianique. Les oeuvres de Cordovero préparent ainsi la réception de l'oeuvre de Luria. Du point de vue thématique, l'oeuvre de Cordovero utilise des métaphores, (comme celle du miroir de l'entendement humain et matériel permettant la remontée de l'épanchement séphirotique à la source divine), qui rendent un écho apparent aux thèmes néo-platoniciens, et établissent une dialectique entre l'oeuvre et l'étude humaine vers la divinité, et la révélation divine dans le monde matériel.
Si les copies de Cordovero nous sont parvenues, aucune copie des textes de Luria ne nous est parvenue, si ce n'est leur version remaniée et imprimée par Haïm Vital, publiée à Venise. Rappelons aussi que les oeuvres de Yosef Karo avaient été publiées elles aussi à Venise . Nous sommes donc en présence de cas où les textes de ces maîtres, dont les dates de rédaction se situent entre 1530 et 1570 pour Cordovero, et entre 1570 et 1572 pour Luria, circulent en hébreu au Nord de l'Italie, (et, par le biais du rayonnement de la Renaissance italienne, dans le reste de l'Europe), et où nous pourrons considérer, au vu de l'importance de la connaissance de l'hébreu à cette période, qu'ils ont été lus par des intellectuels si un nombre suffisamment important de leurs thèmes apparaît au sein d'un même texte.
Nous ferons donc ici l'hypothèse, que des manuscrits kabbalistiques non imprimés, circulant en Italie du Nord au XVIe siècle et véhiculant des perspectives messianiques propres à la kabbale de Safed, ont eu une influence importante sur la littérature messianique européenne du XVIe siècle, en particulier en Angleterre, où la connaissance de l'hébreu permettait une lecture de première main de ces manuscrits. Nous ferons la seconde hypothèse selon laquelle le repérage de l'influence de certains manuscrits imprimés tardivement, mais circulant sous une forme manuscrite, constitue de facto un indice de leur existence d'autant plus important que les versions manuscrites ne nous sont pas parvenues.
Nous concentrerons notre analyse pour cette dernière partie, sur les thèmes lurianiques structurant la pièce shakespearienne As You Like It, et vraisemblablement son intertexte intermédiaire, Orlando Furioso.
Shakespeare commence à écrire vers 1592. Rabbi Ytshak Luria a enseigné à Safed de 1570 à 1572. Son enseignement, pris en notes par ses élèves, et les manuscrits rachetés par Rabbi Menahem Azzaria de Fano, ont parfaitement eu le temps d'atteindre l'Angleterre, précédés par la vague d'intérêt suscitée par l'enseignement, entre 1530 et 1570, du groupe d'étude kabbalistique de Cordovero à Safed (dont les manuscrits sont maintes fois recopiés, nous l'avons vu), et soutenus encore, d'une part, par les autres apports du mouvement kabbalistique européen, en provenance d'Amsterdam, de Prague (où enseigne le Maharal) , d'autre part par la présence de crypto-Juifs en Angleterre , et, enfin, par l'engouement de l'école néo-platonicienne de Cambridge (et ses connections ficiniennes et florentines), et la cabbale chrétienne anglaise .
La progression interprétative que nous proposons pour cette pièce est la suivante : un repérage systématique des anomalies sémantiques de la pièce de Shakespeare met en évidence, tout d'abord, une série d'hébraïsmes qui fonctionnent comme des signalisations d'un intertexte hébraïque. Les métaphores étranges de la pièce constituent autant de liens à cet intertexte qui se révèle progressivement comme issu de l'enseignement du Ari de Safed. La pièce apparaît alors comme un enseignement de l'accession au monde transcendant du Pardes (verger et paradis)/de la Révélation, puisque l'évolution spirituelle due à l'étude touche aussi bien l'individu que le groupe.
Intertextualité hébraïque
Les hébraïsmes dans As You Like It
L'homme fruit et l'arbre de Dieu
Une lecture attentive de cette pièce met en évidence des hébraïsmes qui sont autant de citations du texte biblique original.
A l'acte III, scène 2 (vers 250), Rosalind apprend de Celia qu'elle a vu Orlando dans la forêt. Leur discussion introduit plusieurs citations rabelaisiennes, sur lesquelles nous reviendrons plus tard, et un hébraïsme qui va introduire toute une chaîne métaphorique dans la pièce :
Celia: You must borrow me Gargantua's mouth first: 'tis a word too great for any mouth of this age's size. To say ay and no to these particulars is more than to answer in a catechism.
Rosalind: But doth he know that I am in this forest and in man's apparel? Looks he as freshly as he did the day he wrestled?
Celia: It is as easy to count atomies as to resolve the propositions of a lover; but take a taste of my finding him, and relish it with good observance. I found him under a tree, like a dropped acorn.
Rosalind: It may well be called Jove's tree, when it drops such fruit. (v.235-250)
Orlando est un fruit tombé de l'arbre, ce qui suggère qu'il est mûr. Ce passage compte deux hébraïsmes. Le premier consiste à identifier l'homme et le fruit, puisque le verset qui a été traduit par les mots "croissez et multipliez" signifie en fait en hébreu "fruitez (devenez fruit) et multipliez-vous (ensuite)". Orlando est donc parvenu à ce stade de développement personnel où il est devenu fruit, et mature.
Le deuxième hébraïsme de ce passage concerne l'arbre "dit de Jupiter". Le nom de Jove, écrit avec un I initial comme c'était souvent le cas à l'époque élisabéthaine, correspond à une prononciation du tétragramme. L'association de ce nom avec l'arbre et l'homme-devenu-fruit en fait une allusion directe au texte de la Genèse, dont nous verrons que les commentaires éclairent d'un jour nouveau tout le texte de la pièce. Enfin l'allusion à Gargantua et à l'épisode de sa naissance (lorsque les cris de Gargantua lui valurent son nom "Grande geule tu as", auquel fait allusion la suite de la discussion sur la bouche dans Shakespeare), est un rappel indirect de la généalogie des géants donnée par Rabelais, qui fonde leur origine dans les morceaux de pomme recrachés par Adam. Ce passage est lui-même une citation midrashique, et renforce ainsi l'intertextualité hébraïque de la pièce shakespearienne .
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L'approximation de la création et l'espace de liberté du mal
Un autre hébraïsme très précis surgit dans la pièce dans la bouche de Touchstone.
A l'Acte V, scène 1, le paysan William, qui est épris de Audrey, entre en scène, et va subir la verve de Touchstone, sans répartie possible.
Touchstone: Good even, gentle friend. Cover thy head, cover thy head; nay, prithee, be covered. How old are you, friend?
William : Five and twenty, sir.
Touchstone: A ripe age. Is thy name William?
William: William, sir.
Touchstone: A fair name. Wast born i'the forest here?
William: Ay, sir I thank God.
Touchstone: 'Thank God; a good answer. Art rich?
William: Faith, sir, so so.
Touchstone: 'So so' is good, very good, very excellent good; and yet it is not; it is but so so. Art thou wise?
William: Ay,sir, I have a pretty wit.
Touchstone: Why, thou sayest well. I do now remeber a saying, 'The fool doth think he is wise, but the wise man knows himself to be a fool.' The heathen philoopher, when he had a desire to eat a grape, would open his lips when he put it into his mouth; meaning thereby that grapes were made to eat and lips to open. You do love this maid?
William: I do, sir.
Touchstone: Give me your hand. Art thou learned?
William: No, sir.
Touchstone: Then learn this of me: to have, is to have; for it is a figure in rethoric that drink, being poured out of a cup into a glass, by filling the one doth empty the other; for all your writers do consent that ipse is he: now, you are not ipse, for I am he.
William: Which he, sir?
Touchstone: He, sir, that must marry this woman. Therefore, you clown, abandon, -which in the boorish is company, -of this female, -which in the common is woman ; which together is, abandon the society of this female, or clown, thou perishest; or, to thy better understanding, diest; or, to wit, I kill thee, make thee away, translate thy life into death, thy liberty into bondage : I will deal in poison with thee, or in bastinado, or in steel; I will bandy with thee in faction; I will o'er run thee with policy; I will kill thee a hundred and fifty ways: therefore tremble, and depart.
Audrey: Do, good William.
William: God rest you merry, sir. [Exit]
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L'expression 'So so' is good, very good, very excellent good; and yet it is not; it is but so so." résume la première querelle théologique et le premier problème majeur de traduction de la Genèse. En effet, le texte de la Genèse présente une expression particulière ponctuant toutes les oeuvres de la Création hormis la lumière, et il s'agit de "va yéhi khen". Cette expression a été traduite dans la Vulgate par "et il en fut ainsi", et par la traduction de James "and it was so". En fait, en hébreu ancien, "khen" n'a pas le sens positif et affirmatif qu'il a acquis en hébreu moderne. Il signifie très exactement, "so,so". Or, une première discussion théologique a déchiré l'Europe sur cette expression, puisque la première traduction de la Vulgate plaçait le "Et il en fut ainsi", comme une expression signifiant l'agrément de la divinité face à sa Création, de sorte que les termes paraissaient être synonymes de l'expression utilisée pour la lumière seule "Et D. vit que c'était Bon/Bien". Selon l'interprétation de la Vulgate, le monde réalisé au terme de la création est conforme à la volonté du créateur.
Selon l'expression "so", mais surtout "so,so", la Création s'est effectuée dans un décalage croissant entre la volonté du créateur et le résultat, et, ce, par le fait d'une certaine "autonomie", "liberté" de la matière. C'est ce décalage qui, selon la théologie juive, a permis la création/le choix du mal par l'homme. Ce choix est exprimé par la présentation de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal et de l'arbre de vie, et l'injonction faite à l'homme de ne pas manger du premier, car "du jour où il mangerait de ce fruit, mort [il] mourrait". Il est remarquable de constater, dans ce passage, la tirade de Touchstone à William qui retourne cette menace en l'associant à la femme/ compagnon (ce qui est la première raison invoquée pour la création de la femme)/femelle (mâle et femelle il les créa) / à laquelle William doit renoncer s'il ne veut pas mourir.
D'une certaine façon, Adam aurait évité la transgression mortelle en renonçant à la femme, mais Touchstone, qui transpose ici l'interdiction, reprend l'essence de la faute originelle, soit la transposition de l'ordre divin , tout en se présentant comme le maître du langage, manipulant les mots de la Genèse, afin de convoiter la femme originellement promise à William. C'est un des mobiles du serpent de la Genèse, qui se présente debout au début du texte biblique, parlant, avant de séduire Eve, puis d'être condamné à ramper (c'est-à-dire à toucher les pierres du sol et la poussière), à menacer de son poison "les talons des descendants d'Eve", et à "être écrasé par leurs talons". Touchstone mentionne le philosophe qui enfourne dans sa bouche le raisin, car ce serait là la fonction de la bouche et des lèvres. Ce philosophe sceptique et naturaliste, peut-être épicurien, mange, ce faisant, le fruit que des commentateurs ont identifié comme le fruit défendu du jardin d'Eden. La mention est loin d'être innocente dans un contexte sémantique, qui, on le voit, regorge de références bibliques. Touchstone est, de plus en plus, identifié avec l'épisode de la tentation, et avec le tentateur en particulier.
Enfin, on notera que Touchtone va jusqu'à citer l'Ecclesiaste en prétendant se rappeler un proverbe sur les fous qui se croient sages (Chapitre II), ce qui nous amènera, avec les autres citations de la pièces issues de l'Ecclesiaste, à relire As You Like It comme une pièce concernant le problème de la connaissance et de la réparation du monde perdu de l'Eden.
Un troisième hébraïsme apparaît, dans la même pièce, qui centre encore le débat autour du personnage de Touchstone.
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Le mal naturel et l'endurcissement au mal
Touchstone, qui est le fou de Rosalind, discute avec elle de son esprit. Elle lui fait remarquer que ses paroles sont plus sages qu'il ne le pense lui-même. Touchstone ("celui qui touche la pierre", ou bien "la pierre de touche", qui révèle la valeur réelle des autres pierres) lui répond alors :
Rosalind : thou speakest wiser than thou art ware of.
Touchstone: Nay, I shall ne'er be ware of mine own wit till I break my shins against it. (Act II scene IV, line 58)
Traduit tel quel, ce passage ne fait aucun sens, puisque Touchstone annonce, qu'il "ne sera conscient de son esprit jusqu'à ce qu'il se casse les tibias sur lui."
Néanmoins, si nous prenons "shins" au sens hébraïque du terme, c'est-à-dire au sens de la lettre shin, l'allusion au texte de la haggadah de Pessah est on ne peut plus direct. Le texte de la Haggadah de Pessah, à propos de l'enfant rasha, méchant et de la conduite à tenir avec lui dit : "hakché et shinav" : deux sens sont possibles, à cause de la forme possessive 3e personne, qui transforme le mot shen (dent) en shin + av (marque du possessif) = agace lui sa dent/ son shin. Le possessif (son shin), rend un écho au texte shakespearien ("my shins") Un des commentaires explique : si tu lui agaces la dent/le shin, il sera plus facile de la lui enlever. En retranchant le shin, la lettre centrale, du mot rasha, on obtient le mot raa, ce qui signifie alors le mal, mais fait involontairement, et dit "naturel" et qui, lui, sera plus facile à corriger par l'éducation.
Le texte de Shakespeare joue sur les deux sens hébraïques. Touchstone annonce ainsi qu'il sera conscient de son esprit lorsqu'il se cassera les dents dessus (ce qui correspond à une image quasi universelle, dans toutes les cultures, pour exprimer un obstacle). D'autre part, Touchstone, la pierre de touche, sera conscient de son esprit lorsque cet esprit ne lui servira pas à dénigrer les valeurs gratuitement, lorsqu'il sera passé du stade du fou rasha au stade du raa..
Ce jeu de mots hébraïque est préparé, dans le texte, par Touchstone lui-même, qui attire l'attention du spectateur sur la possibilité de jouer entre la langue anglaise et l'hébreu. Dans le passage concerné, il évoque sa fausse cérémonie de mariage, où il compte berner Audrey:
Audrey : I am not a slut, though I thank the gods I am foul.
Touchstone: Well, praised be the gods for thy foulness! sluttishness may come hereafter. But be it as it may be, I will marry thee, and to that end I have been with Sir Oliver Martext , the vicar of the next village, who hath promised to meet me in this place of the forest and to couple us.
Jaques: [Aside] I would fain see this meeting.
Audrey: Well, the gods give us joy!
Touchstone: Amen. A man may, if he were of a fearful heart, stagger in this attempt; for here we have no temple but the wood, no assembly but horn-beasts[...] (Acte III scène3, 38-50)
La paronomase permet à Touchstone de se moquer du cérémonial, de la réponse rituelle exprimant un engagement de la foi, et ainsi de ridiculiser le mariage. La présence des bêtes cornées, mentionnées ensuite, peut certes évoquer les cocus, mais elle n'est pas sans rappeller les êtres sataniques ou démons.
Touchstone est encore appelé "material fool" par Jacques (vers 32, Act III, scène 2). Il est celui qui est capable de mentir selon 7 degrés pour tromper, en utilisant la logique de la casuistique aux dépens de la vraie justice (Acte V, scène 4). Il est clair que Touchstone représente le serpent de la Genèse, que la pièce qui nous parle de l'Arden et de l'exil, nous parle aussi de l'Eden, et de la Chute.
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L'arbre de Vie
Les langues dans les arbres et les arbres-livres
D'autres éléments apparaissent dans la pièce, qui sont des allusions beaucoup plus précises à l'oeuvre de Rabbi Ytshak Luria, et à l'Arbre de Vie en particulier.
Dès leur apparition dans la forêt de l'Arden, le Duc en exil et ses compagnons font une description étrange des lieux, où "on ne sent pas le poids de la faute d'Adam sinon dans l'effet du changement des saisons" [du temps], où "les langues sont dans les arbres, et les livres dans les ruisseaux" :
Acte II Scène 1 (vers 1-20)
Duke S.: Now, my co-mates and brothers in exile,
Hath not old custom made this life more sweet
Than that of painted pomp? Are not these woods
More free from peril than the envious court?
Here feel we but the penalty of Adam,
The seasons' difference, as the icy fang
And churlish chiding of the winter's wind,
Which, whn it bites and blows upon my body,
Even till I shrink with cold, I smile and say
'This is no flattery: these are counsellors
That feelingly persuade me what I am.'
Sweet are the uses of adversity,
Which, like the toad, ugly and venomous,
Wears yet a precious jewel in his head ;
And this our life exempt from public haunt
Finds tongues in trees, books in the running brooks,
Sermons in stones and good in every thing.
Ce passage est une réécriture du texte de l'Arioste Orlando furioso, qui va donner son nom au personnage d'Orlando, mais simultanément, cette réécriture met en évidence le caractère obscur de cette métaphore des langues déjà présente dans l'Arioste, et qui va être développée par la pièce shakespearienne. En d'autres termes, l'hypothèse d'un intertexte avec l'Arioste ne résoud pas la question épistémologique du sens de ces métaphores dans la pièce shakespearienne, ni chez l'Arioste . La métaphore filée d'une nature éducatrice pourrait se restreindre à ce sens, si l'expression particulière des langues dans les arbres n'apparaissait pas à plusieurs reprises dans la pièce. A l'Acte III, scène 2, le poème qu'Orlando accroche dans un arbre reprend cette image:
Why should this a desert be?
For it is unpeopled? No;
Tongues I'll hang on every tree,
That shall civil sayings show [...](vers 132-136)
Pour Orlando, les langues ne sont pas encore dans les arbres, et c'est à lui de leur donner les paroles aimables, en les suspendant dans les arbres.
L'arbre de vie était une métaphore caractéristique de la kabbalah de Luria. Les partsoufim, soit les visages qui sont dans l'arbre (la métaphore correspondant aussi à une expression figée désignant la Torah, arbre de vie) sont aussi les faces de la Torah que développe un chapitre entier de Haim Vital au nom du Ari.
Dans la pièce shakespearienne, il est souvent question de langue, surtout en ce qui concerne Rosalind, dont la langue est dite offensante (Phebe Act III, scène 5, vers 118 : He'll make a proper man : the best thing in him/ Is his complexion; and faster then his tongue/ Did make offense his eye did heal it up."). Notons aussi qu'Orlando devra accepter sa future femme avec sa langue s'il veut avoir sa réponse (répondant favorablement à son amour) (Acte IV scène 1, vers 172 : Rosalind : Marry, to say she came to seek you there. You shall never take her without her answer, unless you take her without her tongue [...]). Rosalind, dans cette même scène dit, par ailleurs, avoir été conquise par la langue d'Orlando : "that flattering tongue of yours won me" (vers 185).
Le lien introduit par le jeu de mot entre brooks et books dès la scène 1 de l'acte II, se modifie ensuite pour associer les livres et les arbres :
(Act III scène 2)
Orlando : Hang there, my verse, in witness of my love:
And thou, thrice-crowned queen of night, survey
With thy chaste eye, from the pale sphere above,
Thy huntress' name that my full life doth sway.
O Rosalind! these trees shall be my books
And in their barks my thoughts I'll character;
That every eye which in this forest looks
Shall see thy virtue witness'd every where.
Run, run, Orlando; carve on every tree
The fair, the chaste and unexpressive she [Exit]
Le lien établi entre les arbres et les livres d'une part, les arbres et les langues d'autre part, ainsi que la mention de l'arbre divin (Jove's tree) d'où serait tombé Orlando, composent un ensemble de sens très logique pour le lecteur de kabbalah. L'arbre de vie est à la fois le livre de la Torah, mais surtout le titre de la majeure partie de l'enseignement du Ari, le Ets Haim. Le Ets Haim est suivi d'un autre ensemble, qui est le Peri Ets Haim, le "fruit de l'arbre de vie", désignant à la fois l'homme selon le livre de la Genèse, et la prière comme fruit naturel de la logique du premier ensemble, soit le bon usage à faire de sa langue.
L'oeuvre de Luria, en reprenant ainsi une métaphore édennique et biblique, lie de façon intrinsèque l'étude (de l'arbre de vie, c'est-à-dire d'un ouvrage de kabbalah, mais aussi de la Torah), et la reconquête individuelle et collective du verger, i.e.le Pardes, dimension transcendante de notre réalité en exil de notre réalité depuis la chute. La pièce de Shakespeare reprend la recherche chère à Luria de l'isolement méditatif (la hitbodedout ), en l'associant au thème de la shekhina grâce au thème de l'exil. L'importance du thème de la langue et de la puissance de la parole reprend l'enseignement de Luria, qui insistait sur le contrôle de leur parole par ses élèves, l'interdiction d'élever la voix ou de prononcer des mots impurs, et l'importance de l'utilisation de la parole pour la prière et la sainteté. La cour du duc shakespearien (qui est présenté comme un monarque) est en exil, de la même façon que la présence divine est en exil et que les fleuves de la connaissance des sefirot supérieures sont asséchés depuis cet exil .
La liaison que fait la pièce shakespearienne entre le lieu paradisiaque de la forêt de l'Arden / verger/Paradis, n'est pas sans évoquer le sens du mot hébraïque "pardes", tout en rappelant cet autre manuscrit, de Cordovero, le Pardes Rimon.
Un commentaire de Ibn Ezra identifie l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal et l'arbre de Vie comme ne désignant qu'un seul et même arbre, et comme représentant deux synecdoques combinées de la Torah. L'arbre de Dieu (de la connaissance du Bien et du Mal) et "l'arbre de Vie" de la Genèse ne désignent alors que le même arbre, et l'arbre du tétragrame shakespearien reprend ainsi l'arbre de vie lurien. Ainsi, les arbres de la forêt de l'Arden peuvent être considérés, comme une reprise de la problématique de l'arbre/ du livre de la Connaissance. Ils prennent alors une valeur intertextuelle autant que métatextuelle.
La métaphore des visages dans les arbres est ainsi une allusion directe à la kabbalah de Luria, reprennant et développant aussi sur ce point le Zoar. Celui-ci mentionne au premier chapitre le verset de l'arbre-fruit de la Genèse, à la fois pour l'identifier à l'être humain, qui porte en lui sa semence, mais ensuite pour énoncer que les arbres du jardin d'Eden étaient peuplés par les chérubins, représentations physiques de la divinité par leur visage, mais qui prenaient aussi la forme des lettres du nom divin et apparaissaient ensuite sous la forme des attributs divins selon les degrés séphirotiques (Zoar, Berechit ). Le visage des chérubins, censé refléter aussi la face divine n'est pas sans évoquer la "tête de dieu" dont est qualifiée Rosalind dans la lettre de Phebe ("Why thy godhead laid apart, / Warr'st thou with a woman's heart" acte IV scène 3)
La jeune amante du Cantique des Cantiques parle de "sa gauche sous ma tête, et sa droite qui me tient enlacée". L'interprétation cabbalistique attribue ainsi à un pôle féminin -la shehina- une place plus haute qu'à la tête divine (sous ma tête). Rosalind serait ainsi une représentation de la shehina vers laquelle tend Orlando. La thématique sous-jacente à ce point concerne directement la question de l'union mystique, qui correspond, au niveau humain, à l'élévation suprême de l'âme, et au niveau cosmique, au retour de la shekhina dans le monde, soit le temps de la Révélation . La petite fable de l'amour de Rosalind /tête de Dieu et d'Orlando/homme-fruit développe ainsi les thèmes chers à la kabbalah d'Ytzhak Luria et, en particulier, l'approche des temps messianiques nécessitant l'étude pour hâter leur avènement.
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Pardes Rimon, Ets Haim, et As You Like It
La question de la maturation nécessaire du monde et des êtres, qui est la conséquence de la faute d'Adam, soutient encore la problématique du temps de la forêt de l'Arden, où chaque chose doit se faire en son temps, ou ne peut se réaliser. Il ne s'agit pas seulement de l'introduction de la temporalité, en tant que vieillissement et mortalité, il s'agit de la temporalité comme expression de l'inachevé du monde matériel d'après la chute, qui asservit encore les êtres et les choses à un processus du devenir.
La composition de sens des intertextes hébraïques établit un texte intermédiaire de sens entre As You Like It et les sources hébraïques auxquelles il est fait allusion. Ce sens entre les textes, redit, recrée en termes éliabéthains et pastoraux une parabole cabbaliste de la création du monde conférant un statut particulier à l'homme, au temps, et à la connaissance.
Le jardin d'Eden n'est pas tant un lieu géographique qu'une autre dimension de notre réalité. Ceci nous explique que certains personnages puissent être au centre de la forêt de l'Arden et n'en perçoivent que les frimats : ceux-là mêmes qui ne recherchent qu'un Eden terrestre sont condamnés à n'en percevoir que la fragilité, ainsi que le personnage de Jaques vient nous le rappeller avec les sentences de l'Ecclesiaste.
L'arbre de la connaissance du Bien et du Mal et l'arbre de Vie sont deux métaphores désignant la Bible : elles la désignent, ce faisant, comme l'outil de la reconquête du jardin perdu. Cet arbre est l'arbre du tétragramme /de Jupiter d'où tombe Orlando-fruit.
L'homme a reçu comme commandement de "devenir fruit", et ce faisant, il s'assimile à l'arbre-fruit, qui, sur le plan végétal constitue le premier échec de la création. Orlando accomplit cette tâche avec succès, alors que Touchstone suit son penchant naturel et devient serpent.
L'homme/arbre-fruit porte, cependant, en lui sa semence, il doit s'assimiler à l'arbre de la Connaissance. Orlando, parvenu à maturité, se met à son tour à orner les arbres de "langues" et de textes d'amour.
L'arbre-fruit est une référence du Zoar aux chérubins présents dans les arbres de la Création, et qui reflétaient, comme l'homme, l'étincelle divine dans leur visage, ou prenaient tour à tour la forme des lettres du nom divin. Ainsi, l'homme se doit de reconquérir ce savoir, ces langues des arbres-livres. Parvenu à maturité, il pourra comme Orlando, rechercher et exprimer son amour sur le plan humain, multiplier son être grandi et non son ébauche, et sur le plan spirituel, rechercher l'union mystique avec la tête de Dieu (Rosalind est qualifiée ainsi dans la lettre de Phebe).
Le temps d'après la faute a condamné l'être et le monde à l'attente de la maturation, les fruits immédiatement mûrs du jardin d'Eden doivent mûrir à présent, ce qui explique l'importance donné au temps dans la pièce, et souligné par l'intertexte de l'Ecclésiaste. Rosalind le dit expressément à Orlando. Il faut revenir dans une heure, et non avant, et non pas après. Il y a un temps pour tout, parce que le temps du mûrissement asservit tout.
La création s'est éloignée du dessein originel du créateur, elle est entrée dans le monde du "so-so" avec une accumulation exponentielle d'approximations dans les sept jours de la création, "so-so", pris pour "very excellent good", à la fois par les traductions et par les Epicuriens. Celui qui jouit de cet état du monde, sans attendre ou favoriser son mûrissement, se place dans l'optique de Touchstone, qui comme le serpent, suit la tendance naturelle de l'homme et de ses instincts.
La série d'approximations accumulées lors de la Création du Monde est à l'origine du mal, naturel ou endurci, puisqu'elle a permis la liberté de la création face au créateur. Le philosophe, qui mange des raisins de l'arbre interdit, incarne l'esprit erroné qui accomplit le mal sans le savoir. Touchstone, l'esprit moqueur jouant des mots, pour aplanir toute valeur, correspond à l'endurcissement au mal, et il représente un danger car il fait rire, et prend l'apparence de la logique et de la justice, comme dans les sept niveaux du discours de Touchstone, pour n'aboutir qu'au dévoilement du septième niveau de mensonge, selon l'aveu de celui-ci .. Or, on sait que l'enseignement du Ari comportait une mise en garde répétée contre le rire, et surtout contre le rire anihilant toute valeur.
La marque caractéristique de la kabbalah d'Ytshak Luria transparaît dans le rôle primordial donné à l'étude comme voie de la Rédemption, et dont nous avons vu l'importance historique particulière au début de cette étude.
Les intertextes intermédiaires, soit le texte rabelaisien, et le texte de l'Arioste, composent de fait une "écorce" supplémentaire, épistémologiquement semblable à la structure de la matière selon la kabbalah (comportant des klippot, soit des écorces successives jusqu'à son centre spirituel), et à la forme ésotérique des textes kabbalistiques, tout en nous renvoyant à d'autres auteurs européens empreints de kabbale.
Mais il ne faudrait pas, au nom de ce niveau de lecture, nier les autres perceptions de la pièce. De même que les apparences du monde lui donnent toutes sortes de sens, et nous permettent de percevoir d'autres aspects d'une même réalité, de même les autres lectures de la pièce ne nous empêchent pas de voir en Touchstone un bon vivant, fou fidèle accompagnant Rosalind dans ses revers de fortune. Ainsi, notre perception humaine est-elle différente du sens ontologique de nos actions. Le choix ontologique entre monde de la perception et monde de l'étude, entre lecture kabbalistique et comédie plaisante reste entre les mains de l'homme, ainsi que le titre de la pièce nous le rappelle : "Comme il vous plaira..."
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ANNEXE
LISTE DES ENSEIGNANTS EN CHAIRE D'HEBREU
DANS LES UNIVERSITÉS D'OXFORD ET DE CAMBRIDGE
(ORDRE CHRONOLOGIQUE)
CAMBRIDGE
Richard Brinkeley, enseignant franciscain qui résida à Cambridge de 1480 à 1518.
Shirwood Enseigne à Cambridge de circa 1515 à 1520
CAMPENSIS (Jean) successeur à Shirwood (Cambridge) en 1520.
Cambridge : Robert Wakefield Il est obligé de quitter l'Allemagne en 1523 et accepte un poste de lecturer en hébreu à Cambridge.jusqu'en 1530.
En 1530, à la suite de son aide au roi Henry VIII pour soutenir par des sources hébraïques et rabbiniques la cause de son divorce de Catherine d'Aragon, Fisher se brouille avec lui, et Wakefield est obligé de partir pour Oxford, où l'Université l'accueille de façon permanente comme canon d'Henry VIII en 1532, après une période d'essai. Il resta à Oxford le reste de sa vie.
SHIRWOOD (Robert) prend la suite de Wakefield au collegium trilingue de Cambridge lorsque celui-ci part en décembre 1519. Démissionne au bout d'un mois. A passé quelques années à Oxford.
WAKEFIELD (Thomas) petit frère de Robert Wakefield. Lecturer d'hébreu à Cambridge en 1536, élu en 1540 à la chaire royale qu'il occupe jusqu'à sa mort en 1575.
LIVELY (Edward) érudit hébraïsant succédant à Thomas Wakefield à la chaire d'hébreu de Cambridge en 1575. Plus tard fellow à Trinity College. Ecrivit plusieurs oeuvres de commentaires de l'Ancien Testament. Meurt en 1605.
FAGIUS (Paul Büchlein, dit Paulus).- Mourut en 1549 au cours d'un séjour à Cambridge. Enseigna à Cambridge.
TREMELLIUS (IMMANUEL) (1510-1580) remplacera en 1549 Paul Fagius à Cambridge.
CASTELL (Edmund) Né dans le comté de Cambridge en 1606. Etudia les langues orientales. Collabora à la Polyglotte de Walton. Fut nommé professeur d'arabe à Cambridge en 1685.
Put enseigner informellement l'hébreu pendant dix ans.
SPENCER (John) Théologien anglais hébraïsant. Né en 1630 dans le Kent, mort en 1695 à Cambridge.
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OXFORD
Wakefield Robert : En 1530, à la suite de son aide au roi Henry VIII pour soutenir par des sources hébraïques et rabbiniques la cause de son divorce de Catherine d'Aragon, Fisher se brouille avec lui, et Wakefield est obligé de partir pour Oxford, où l'Université l'accueille de façon permanente comme canon d'Henry VIII en 1532, après une période d'essai. Il resta à Oxford le reste de sa vie.
SHEPREVE (John) successeur de Robert Wakefield à la chaire d'hébreu d'Oxford en 1537.
HARDING (Thomas) fellow de New College. Succéda à la chaire d'hébreu de Shepreve à Oxford en 1542. Connu pour son érudition en hébreu, comme en grec et en latin. Démissione de sa chaire en 1547. Sous Edouard VI il soutient la cause protestante. Se voit contraint de fuir pour le continent en 1561. Se réfugit à Louvain où il enseigne jusqu'à la fin de sa vie en 1572
BUERNE (Richard) succède à Harding à la fonction de King's lecturer à Oxford en 1547 (jusqu'en 1559). Erudit hébraïsant.
NEALE (Thomas) Fellow à New College. Succède à la chaire d'hébreu de Bruerne en 1559
Oxford1566, accueille la Reine Elizabeth à Oxford et lui lit un discours de quinze lignes en cette langue, suivi d'un poème de cinq strophes en hébreu
DRUSIUS (Jan van den Driesche, dit Johannes).- Né à Oudenarde en 1550. Etudia à Gand puis à Louvain. Persécuté aux Pays bas, il se réfugia en Angleterre avec ses parents. Etudia l'hébreu en Angleterre et professa les langues orientales à Oxford. En 1572, dissuadé par la St Barthélémy de tenter un retour sur le continent, il s'installe à Oxford où il lit le cours d'hébreu pour le collège. De 1572 à1576 enseigne aussi l'araméen, le syriaque et l'hébreu à Magdalen College.
KINGSMILL (Thomas) De Magdalen College. Succède à la chaire d'hébreu d'Oxford de Neale, et y enseigne jusqu'en 1579. Totalise 22 ans d'enseignement.
HOOKER (Richard) succède à Thomas Kingsmill à la chaire d'hébreu d'Oxford de 1579 à 1584.
GELLIBRAND (Edward) succède à la chaire d'hébreu d'Oxford en 1585.
HARDING (John) futur président du collège de Magdalen et chef du groupe des traducteurs d'Oxford pour l'Authorized version. Succède à la chaire d'hébreu d'Oxford de 1591 à 1598.
THORNE (William) Erudit et orientaliste succèdant à la chaire d'hébreu d'Oxford en 1598, dit "rabbin".
HYDE (Thomas) .- Orientaliste anglais. né en 1636 dans le Yorkshire. Collabora à la Polyglotte de Walton. Enseigna l'hébreu puis l'arabe à Oxford (date? 1656-?). Mourut en 1703.
POCOCK (Edward) Théologien anglais. Né à Oxford en 1604. Etudia les langues orientales. Fut chapelain de la factorie anglaise d'Alep de 1630 à 1636. Mourut à Oxford en 1691.
En 1540, la charge financière de ces postes passent sur le budget de la cathédrale de Wesminster et le nombre de conférences/cours tenues par les universités passe à cinq, incluant la théologie (divinity), la loi (civil law), la médecine, le grec et l'hébreu. Westminster devait alors payer 400£ par an pour payer ces enseignements. Cette phase dura jusqu'en 1546, lorsque Trinity College fut fondée à Cambridge et Christ Church à Oxford.
Les professeurs de théologie, grec et hébreu devaient être à la charge des nouvelles fondations, et les autres à la charge de l'état.
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