Article de presse du journal-laterrasse.com
Le non de Klara
L'excellent roman de Soazig Aaron sur le retour d'une jeune femmme des camps de la mort adapté par le théâtre de l'Acacia de Carole Drouelle.
Klara, jeune femme juive allemande émigrée à Paris, est revenue des camps de la mort. Elle est accueillie par Angelika sa belle-sur et amie. C'est cette dernière qui raconte l'histoire de ce difficile retour dans l'excellent roman de Soazig Aaron, que le théâtre de l'Acacia, spécialisé dans les écritures contemporaines, a décidé d'adapter avec la collaboration de l'auteur. Klara " la souvivante ", qui ne veut plus voir sa petite fille, a pu rester en vie parmi des milliers de personnes assassinées. " L'Europe est le lieu de ma défaite, le lieu de mon assèchement. " dit Klara. La pièce raconte la terrible souffrance, la vie au quotidien dans les camps, devant les proches effrayés et si émus de la retrouver. Tout passe par le regard d'Angelika dans la pièce, qui inclut des marionnettes, permettant de mettre en scène le récit dans une distanciation nécessaire. Monique Scheiban, qui a travaillé au sein de la compagnie Philippe Genty, intervient auprès des comédiens pour la manipulation. La comédienne Delphine Cheverry sera Angelika qui vit le présent et raconte, et représentera Klara par sa voix et la manipulation de la marionnette. Un texte nécessaire, très beau, où l'humain se débat avec toute sa petite force, englouti dans un univers d'une totale inhumanité, qui ne connaît aucune limite.
AS
Le non de Klara de Soazig Aaron, adaptation Soizig Aaron et Carole Drouelle, mise en scène Carole
Drouelle,à la Grange Dîmière de Fresnes
Article dans le Nouvel Obs pour le livre de Soazig Aaron
Un récit de Soazig Aaron
Merci, Klara!
Par Jorge Semprun
Je n'avais pas entendu la voix de Klara depuis longtemps. Une voix semblable, je veux dire. Une vraie voix de revenante: hachée, fragile, impérative, violente, pleine de tendresse, à l'orée toujours du silence, inépuisable. Une voix de survivante d'Oswiecim (Auschwitz, en allemand: la voix de Klara, aujourd'hui, comme celle à laquelle je pense, ancienne, masculine, préfère le nom originaire), voix évanescente comme la fumée des fours sur la plaine de Pologne; coupante, aiguë comme une lame affûtée, un diamant de larmes à jamais asséchées.
Klara, donc, est revenue. Elle a une allure étrangement garçonnière, là, dans le hall de l'hôtel Lutétia, «drôle de petit homme, au large dans une veste très boutonnée... Le garçon a les cheveux blonds, très courts, les joues creuses et imberbes et d'immenses yeux, souvent ils ont de grands yeux».
Elle a raison, Soazig Aaron, auteur de ce récit, don du ciel, merveille de l'écriture, approximation insolente et fertile à l'insoutenable lourdeur de la mémoire: ils ont souvent eu de grands yeux, les revenants.
Klara marche sans cesse, captant de son regard inusable les scènes minimes de la vie retrouvée. «Une vision, une corde tendue entre deux arbres et du linge qui se balance, il se balance pour la seule utilité d'être propre, de sentir bon et de sécher La paix pour moi a été cela, à ce moment-là une prairie et du linge qui sèche tranquillement»
Mais Klara parle, parfois. Il lui arrive de parler.
Je n'avais pas entendu une voix semblable depuis longtemps. Depuis un dimanche de février ou mars 1945, à Buchenwald, un jour de bourrasques de neige. Un communiste allemand avait convoqué un petit groupe de militants dans la baraque des contagieux de l'infirmerie évitée par les SS comme celle des latrines du Petit Camp pour que nous entendions le témoignage d'un survivant du Sonderkommando d'Auschwitz. Ce dernier, juif polonais, disait Oswiecim, lui aussi.
Le Sonderkommando, on s'en souvient sans doute, était le détachement des déportés qui avaient en charge les chambres à gaz: leur entretien, leur nettoyage, le transport des cadavres jusqu'aux crématoires. Pendant quelques heures, jusqu'à la nuit tombée, nous avons écouté le témoignage du survivant juif du Sonderkommando. Nous l'avons écouté dans un silence glacial et gluant, l'âme chavirée, révulsée.
J'ai retrouvé le ton de cette voix, sa froide détermination, sa violence radicale, sa lucidité impitoyable, désespérée, en lisant «le Non de Klara». Le récit de Soazig Aaron, pourtant, n'est pas un témoignage, c'est une fiction. C'est là que se situe le miracle. C'est là que s'enracine et que prolifère le bonheur abominable et lumineux de cette lecture. C'est ce qui en fait le prix incalculable.
J'attendais depuis quelque temps un récit comme «le Non de Klara». Je ne m'attendais pas à cette qualité, elle est inespérée. Mais j'attendais une fiction, une prise de pouvoir romanesque sur la mémoire des camps.
Car nous sommes à l'orée de la disparition des témoins, de l'évanouissement de la mémoire directe, charnelle, oserai-je dire, de l'expérience du Mal radical dans les camps nazis. Après, il y aura les travaux des historiens, des sociologues. Nécessaires, mais insuffisants. Si la fiction ne s'emparait pas de cette mémoire, celle-ci s'évanouirait. Cesserait, du moins, de se renouveler, de se ressourcer, de redevenir actuelle. Rien ne permettrait plus aux lecteurs des nouvelles générations d'imaginer cette réalité. Seule la fiction c'est le paradoxe, le mystère de la littérature pourra bientôt non seulement faire vivre, mais aussi enrichir cette mémoire.
Aux premiers temps de la littérature concentrationnaire, David Rousset avait eu l'incroyable audace de donner une allure de roman à son livre, «les Jours de notre mort». Cela lui avait permis de tirer profit de la liberté, de la complexité de la forme narrative. Mais l'essentiel de son propos visait à présenter une description documentaire, synthétique, de l'univers des camps. La forme romanesque n'en était qu'un moyen.
Rien de tel dans «le Non de Klara» où le récit ne vise pas à la reconstruction d'une vérité documentaire mais à la création d'une réalité spirituelle. De ce point de vue, et parce que nous sommes dans la fiction, Soazig Aaron ose faire dire et penser à Klara des vérités intimes que nous autres, êtres de chair et de sang, n'avons pas osé dire, ni même penser: que nous nous sommes retenus de faire, en tout cas, évitant de passer à l'acte.
Refus du monde, délire de fuite, incompatibilité morale avec la société établie, inépuisable colère, certitude d'être mort (de vivre en rêve, du moins, depuis le «retour à la vie»): toutes ces pulsions brutales, solitaires, non solidaires, auxquelles il faut sans cesse opposer des arguments, parfois même des arguties de la raison critique, pour survivre, pour rester dans le mouvement flou et mou de la vie, même dépourvue de véritable sens, Klara nous purge de tout cela, nous en libère, en allant jusqu'au bout de sa négativité lumineuse.
Merci, Klara! J. S.
«Le Non de Klara», par Soazig Aaron, Maurice Nadeau, 198 p., 16 ¤.
http://www.nouvelobs.com/articles/p1951/a14057.html
Vos réactions