Article paru dans "Le Jeudi",le 09/11/07
Depuis toujours, ou presque, Daniel Mendelsohn sait que son grand-oncle Shmiel, sa femme et leurs quatre filles ont été tués, quelque part dans l'est de la Pologne, en 1941. Comment et où exactement? Nul ne semble pouvoir lui en dire plus. Car ils étaient six parmi six millions d'autres.
Corina Ciocârlie
A l'automne 2006, alors que Les Bienveillantes de Jonathan Littell décrochait le prix Goncourt, un autre livre signé par un auteur dont on ignorait à peu près tout, Daniel Mendelsohn, rencontrait aux Etats-Unis un grand succès commercial et critique: The Lost, monumentale enquête sur le destin d'une famille juive de Pologne exterminée par les nazis, paraît aujourd'hui en français chez Flammarion. Un événement.
Au commencement, il y avait en effet les larmes – celles d'une vieille famille juive de Miami qui sanglotait à l'unisson parce que le jeune Daniel, treize ans, ressemblait comme deux gouttes d'eau à un fantôme, «l'oncle Shmiel», égaré dans le brouillard de la Vieille Europe. De cet homme, personne ne savait grand-chose si ce n'est qu'il était mort, tué par les nazis, lui, sa femme et «ses quatre filles superbes».
Trou de mémoire
Un long itinéraire erratique mène Daniel Mendelsohn et son frère Matt, le photographe, de Sydney à Prague, de Vienne à Tel-Aviv, de Stockholm à Copenhague, dans le seul but de recueillir les quelques «vapeurs d'informations» encore disponibles. Daniel, qui a une formation d'helléniste, est aussi l'historien «officiel» de la famille, c'est-à-dire quelqu'un qui a passé sa vie entière à se retourner pour jeter «un dernier coup d'œil» aux débris du passé, à la recherche non seulement de ce qui a été perdu, mais aussi de ce qui peut encore y être trouvé. A Bolechow, sur six mille Juifs, ils ont été quarante-huit à survivre.
Lentement, douloureusement, le puzzle se recompose. De Shmiel Jäger, on découvre qu'il débarqua aux Etats-Unis en 1913 mais, ne parvenant pas à faire fortune, décida de repartir au pays. Mal lui en prit! Un quart de siècle plus tard, alors que toute sa famille avait fui Bolechow pour le Nouveau Monde ou la Palestine, Shmiel était resté. Dans les lettres désespérées qu'il envoyait, en 1939, à son frère Abraham (le futur grand-père de Daniel) devenu new-yorkais, tout montre qu'il savait quel désastre, bientôt, l'engloutirait. Cruelle ironie d'un destin si souvent fratricide, toutes ces lettres – où l'on pouvait encore entendre la voix amère d'un homme qui allait bientôt disparaître, sa compréhension tardive du fait que son monde était en train de se refermer sur lui, ses efforts désespérés pour s'en échapper – sont restées à jamais sans réponse.
Au commencement il y avait les larmes, à la fin il y aura un arbre dans un jardin, un arbre chétif à double tronc symbolisant à la fois le plaisir et la douleur qui naissent de la connaissance des choses.
L'arbre à paroles
«Les morts n'ont pas besoin d'histoires: c'est le fantasme des vivants qui, à la différence des morts, se sentent coupables». Rien ne pourra gommer cette asymétrie, cette incomplétude radicale et définitive, à l'image d'une correspondance entre frères dont la moitié se serait perdue…
Par-delà les révélations en cascade – subtilement imbriquées dans une construction quasi proustienne –, on garde cette saisissante image tremblée de quelque chose qui, en fin de compte, reste totalement impossible à connaître et parfaitement mystérieux: «des gens choisissent de faire le mal et d'autres de faire le bien, même lorsque, dans les deux cas, ils savent que leur choix va entraîner de terribles sacrifices».
Avant toute chose, Les Disparus est un récit mythique au cœur duquel se trouve une histoire plus ancienne encore, ancrée dans la Torah, sur la proximité et la distance, l'intimité et la violence, l'amour et la mort. «Une histoire, pas un fait. Où sont les faits? Il y a la mémoire, il y a la vérité – on ne peut pas savoir, jamais». Cela dit, soupire Daniel Mendelsohn, pour qui a eu le temps de méditer les brûlures de l'histoire et les défaillances de la mémoire, une chose est sûre: au-delà du paradis perdu et du temps retrouvé, sunt lacrimae rerum, oui, «il y a des larmes dans les choses».
Daniel Mendelsohn. «Les Disparus». Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina. Flammarion, 2007. 656 p., 26 euros.
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