Laurent Bartoleschi : Paul Amar, vous publiez aux éditions Tallandier "Blessures". On vous connaît tous, vous êtes journaliste, éditorialiste, animateur. Avec Blessures vous dressez au fil des pages une frise chronologique des moments forts de votre vie: de votre enfance, de votre adolescence, et principalement de votre parcours professionnel.
Vous évoquez un thème récurrent: l'antisémitisme, qui pourrait se baser sur cette réflexion sartrienne "si le juif n'existait pas, l'antisémite l'inventerait".
Paul Amar: C'est la première fois que je parle de moi. Cette Histoire est aussi la nôtre. Elle porte sur les tensions communautaires en France, et surtout sur la résurgence de l'antisémitisme en France.
Je suis la preuve à la fois vivante et attristée de cette réflexion de Sartre que vous rappelez si bien, et qui résume son livre pertinent Réflexions sur la question juive.
L.B: Vous dites, d'ailleurs, ne jamais avoir pris la posture du juif dans votre vie publique. Expliquez-nous.
Paul Amar: Je pense qu'on peut le vérifier aisément; j'exerce ce métier depuis plus de 40 ans. J'ai toujours veillé à dissocier vie publique de ma vie privée, la sphère professionnelle, de la sphère familiale.
Je n'ai jamais pris la posture du Juif dans ma vie publique, de la vie sociale, mais pour être encore plus précis, je n'ai jamais traité de questions religieuses en France; je n'en suis pas un spécialiste d'ailleurs.
Je n'ai jamais demandé à être correspondant au Proche-Orient.
Cependant, je l'ai été en Asie du Sud-Est puis aux États-Unis.
Mais, à mon retour en France dans les 1980, Jean-Marie le Pen, et plus tard des hommes, comme Dieudonné, m'ont ramené à ma condition de Juif, et en stigmatisant sans cesse des personnalités d'origine juive.
L.B: Nous sommes en 1967 durant la guerre des six jours, vous dites ne pas être atteint par cette polémique sur la question juive. Je dis "vous", mais, sans doute, vous ne deviez pas être le seul à réagir ainsi ?
Paul Amar: Absolument.
Quand la guerre des six jours a éclaté et quand De Gaulle a qualifié le peuple juif "sûr de lui et dominateur", les français d'origine juive n'ont pas déchiré leur carte d'identité française!
Ils ont évidemment protesté. Ils ont été à la fois irrités ou attristés.
J'avais 17 ans à l'époque. J'avais trouvé cette polémique grotesque. Je n'y avais prêté guère attention.
Durant mes études, "mes années bonheur", jamais la question de l'identité ne s'était posée. Avec mes camarades de promo, on ne se souciait jamais de savoir qui était chrétien, qui était musulman, ou juif, autrement dit cette question ne faisait pas partie de mes obsessions.
L.B: Puis intervient le choc, non pas pétrolier mais, un homme, Jean-Marie Le Pen, invité à l'heure de vérité, nous sommes en 1983, il y a un peu plus de 30 ans.
Croyez-vous justement Paul Amar que le fait de l'avoir invité hier, d'inviter aujourd'hui régulièrement des membres du Front National, dont sa présidente - en somme de banaliser ce parti - permettrait une future élection et que le "détail", comme vous le dites, l'emporterait finalement?
Paul Amar: Malheureusement les faits me donnent raison. Il faut distinguer les deux périodes: celle de l'émergence du Front National dans les années 80, puis le succès du Front National auquel nous sommes confrontés aujourd'hui.
Quand Jean-Marie Le Pen commence à faire ses dérapages sordides, personnellement je pense qu'il aurait dû être aussitôt mis "en quarantaine".
Pour une raison précise, et il important de le rappeler,notamment aux plus jeunes: l'extrême droite au début des années 80 ne représentait rien!
Pas plus de 2% du corps électoral! Et il était pourtant intervenu à des heures de grande écoute.
Aujourd'hui cet argument ne tient plus! Pourquoi? Parce que Marine Le Pen est représentative. Notez qu'à la dernière élection, elle a obtenu au dernier scrutin européen 25 % du corps électoral. 6 millions d'électeurs ont voté pour elle!
Donc on ne peut pas la priver de tribunes; en outre, à la différence de son père, elle évite tout dérapage sur l'antisémitisme. en 2014, la situation est inédite.
L.B: Il y a cet épisode malheureux, ou non, dit "des gants de boxe", qui est selon vous, "associé pour l'éternité à un tableau guignolesque, d'avantage du match de catch que de l'échange intellectuel."
Vous qui, aviez refusé catégoriquement d'animer ce débat, imposé, faut-il le rappeler, vous sentez-vous plutôt comme un héros involontaire ou comme une victime 20 ans plus tard?
Paul Amar: Ni l'un ni l'autre. De nombreux téléspectateurs pensent que c'est le présentateur qui invite les politiques; ce n'était pas le cas à l'époque. Je ne voulais pas montrer que j'avais initié ce débat.
J'y étais opposé.
À travers ce chapitre, j'exprime - de façon muette - mon trouble. En posant ces gants sur le plateau, j'ai cependant réussi à les inhiber.
L.B: Les années 2000 vont montrer et connaissent encore malheureusement aujourd'hui une page particulière pour les juifs de France (et du reste du monde), notamment par la situation au Proche-Orient. Vous poser une question redoutable, Paul Amar, en quoi le Juif français est-il responsable de la politique israélienne? - En somme l'amalgame terrible Juif = Israélien.
Paul Amar: Il ne faut pas tomber dans ce piège. en associant les deux sujets j'estime que les attaques contre les juifs de France ne sont que des prétextes. L'objectif ultime est de déstabiliser tout simplement la République, donc le modèle occidental.
L.B: Bernard-Henri Lévy a tenu comme propos à ce même micro "je pense que les amis des juifs restent plus fort que leurs ennemis", qu'en pensez-vous?
Paul Amar: J'adhère à ce propos. Pour ne parler que de la France, je pense que les sondages le démontrent: il ne faut pas confondre ces forces obscurantistes, agressives, parfois assassines avec le pays.
Oui, j'ai la conviction que les français ne sont pas antisémites. Ils connaissent bien leur Histoire et savent les dégâts que l'antisémitisme a pu engendrer en France, comme en Europe. En outre, ils ont d'autres sujets de préoccupations: la crise économique, le chômage qui monte, le pouvoir d'achat qui baisse... Cela ne doit pas faire partie de leurs obsessions. Pour autant il ne faut pas minorer le problème, il faut rester vigilant. Des groupes peuvent créer un grand désordre dans un pays aussi démocratique soit-il.
L.B: Pour conclure, votre livre est dédié à vos enfants; pourquoi et que leur souhaitez-vous?
Paul Amar: Il est dédié à mes enfants, certes, mais aussi à tous les autres enfants de leur âge. Les informer de la situation actuelle, leur proposer une tentative d'explication de cette situation et leur demander d'être vigilants. Leur dire, enfin, ma tristesse de devoir écrire ce livre. J'aurais tant aimé ne pas l'écrire.
Laurent Bartoleschi