Mailer de vérité
Article paru dans "Libération"
Le 12/11/07,Le Chant du bourreau est l’un des plus grands livres publiés après la Seconde Guerre mondiale. Le grand roman américain. Norman Mailer y raconte la vraie histoire de Gary Gilmore, paumé d’une petite ville de l’Ouest américain, violent et braqueur, habitué des prisons. Sorti en liberté conditionnelle, il attaque une station-service et un motel pour piquer quelques dollars dans la caisse, et, à chaque fois, abat un homme. Gilmore finira fusillé dans la cour de la prison de l’Etat.
Mille pages pour plonger dans la tête de ces perdus du désert, personnages de pauvres Américains blancs – «white trash» – sans avenir. L’histoire, donc, de Gary Gilmore et des habitants de Provo, bourgade de pionniers mormons. Les mecs finissent en prison, les filles vont mal, comme Nicole Baker, la petite amie de Gilmore, 19 ans, deux enfants, quelques mariages, beaucoup d’hommes.
Si, pour certains critiques littéraires, ce roman n’en est pas un – en plus il aura le prix Pulitzer du journalisme –, les journalistes n’y retrouvent pas, non plus, une démarche comparable à la leur : Mailer invente la réalité. Lui-même le dit, il fait de l’Histoire, un Roman, et du Roman, l’Histoire, il se donne «le pouvoir de créer des histoires en ajoutant au réel l’invérifiable et le totalement inventé»
Exécuté. Avant d’écrire le Chant du bourreau, Norman Mailer a interviewé des centaines de personnes, lu tous les documents sur Gary Gilmore, qui a la particularité historique désagréable d’être le premier condamné exécuté dans l’Amérique qui vient de rétablir, en 1976, la peine de mort, pourtant abolie en 1973. L’écrivain rentre donc dans la tête de ses personnages, devient Gilmore, Nicole, Brenda…
Dans son précédent chef-d’œuvre, Un rêve américain (1965), il avait fait le contraire, s’inventant un double, Stephen Rojack, professeur de psycho, alcoolo, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale (comme lui), «demi-juif», écrivain angoissé, qui tue sa femme Deborah (une incontestable emmerdeuse): «Vivre avec elle faisait de moi un meurtrier, vouloir m’en séparer fit venir le suicide.»
Selon l’écrivain Joan Didion, il s’agit d’«une réflexion sur le crime comme acte existentiel». Mailer se contentera de donner un méchant coup de couteau à sa deuxième femme, Adèle, dans une nuit de beuverie en 1960, et elle survivra – il aura six femmes et neuf enfants. La féministe Kate Millet trouve cela moins «existentiel» et y voit «un exercice sur comment tuer sa femme et vivre heureux pendant longtemps.»
Marijuana et benzédine. La fascination pour les criminels fera un peu déraper Norman Mailer, qui prendra la défense de Henry Abbot, incarcéré pour escroquerie et pour le meurtre d’un codétenu : «Il a une vieille faiblesse pour n’importe quel assassin qui a lu quelques pages de Marx» note ainsi Martin Amis dans le Sunday Times de Londres. Sorti de prison, Abbot poignarde et tue un serveur à New York.
Mailer devient lui-même le personnage principal dans les Armées de la nuit, où il raconte les mouvements contre la guerre du Vietnam, en 1967. Dans ce livre d’histoire romancée, c’est lui l’anti-héros : «Mailer était ce qu’on pourrait appeler un esprit compliqué… Plusieurs années auparavant, il avait provoqué toutes sortes d’érosions à son firmament intellectuel par l’absorption de doses modestement variables de whisky, marijuana ou benzédine. Il en avait tiré l’illusion du génie, et, par le fait, une génération entière de jeunes allait l’imiter une dizaine d’années plus tard, en empruntant les modes de transport céleste du LSD… Oui, Mailer était amer à l’endroit de la drogue. S’il lui arrivait, à l’occasion, de tirer une bouffée de marijuana en souvenir des temps anciens, ou parce qu’il était forcé d’admettre que l’amour bien fait doit l’être terriblement pour venir à la cheville de l’amour avec la marijuana, Mailer n’en approuvait pas pour autant l’usage de la drogue.»
En 1967, donc, l’écrivain a, comme il le dit, l’esprit un peu embrouillé par les excès. Il commence l’histoire en citant l’article du magazine Time sur le discours du romancier star devant les foules qui s’apprêtent à manifester à Washington : «Bafouillant et crachant des obscénités en titubant sur la scène – dont il s’était emparé en menaçant de battre à mort le président de séance – Mailer devrait décrire dans le plus grand détail comment il avait cherché un WC praticable sur les lieux.» A la tête de la manifestation devant le Pentagone, Mailer se fait arrêter et passe quelques jours en prison. L’histoire devient un bon roman, dialogues, suspense, extrêmement drôle…
Humour juif, humour américain, fiction américaine, nouveau journalisme… Toutes les étiquettes collent. Mailer faisait tout en grand et en bruyant. Il était de toutes les batailles et conneries. Plus drôle que notre intellectuel national de la même époque, Jean-Paul Sartre – il était d’ailleurs l’ami de Nelson Algren, l’amant de Simone de Beauvoir –, plus jouissif que Philip Roth mais tout aussi obsédé par le sexe, un peu moins alcoolique que William Styron ou Ernest Hemingway. Avec la mort en fil conducteur, comme eux. Mais Mailer ne se tire pas une balle dans la tête comme Hemingway, ni ne déprime en clinique comme Roth. Dans son cas, l’alcool, la drogue, les femmes, le communisme, la contestation et d’autres excès, l’ont maintenu pleinement en vie jusqu’à 84 ans.
Né le 31 janvier 1923 dans le New Jersey, il vient d’une famille juive entre classe ouvrière et petite bourgeoisie : le père est comptable, la mère travaille dans une entreprise de transports. La famille déménage à Brooklyn. Le jeune Norman, génial, entre à la prestigieuse université de Harvard (en sciences) à l’âge de 16 ans. A l’université il s’intéresse plus à la littérature qu’à la mécanique aéronautique, lit John Dos Passos et Steinbeck, commence à écrire.
Diplômé, il s’engage dans l’armée et se retrouve sur le front du Pacifique. Ce sera son premier roman. A 25 ans, il devient un écrivain célèbre avec les Nus et les Morts (1948). Hemingway avait romancé la Première Guerre mondiale (l’Adieu aux armes) et la guerre d’Espagne (Pour qui sonne le glas), Mailer écrira le roman des soldats américains en guerre contre les Japonais.
Lutte. Mais Mailer, c’est aussi l’Amérique des années 60. La lutte pour les droits civiques des Noirs, les beatniks, le LSD, les hippies – qu’il déteste –, l’Amérique d’Easy Rider et de Kerouac, de la contestation, du rock, du sexe, du Women’s Lib. Il se fascine pour les icônes de son époque, le président Kennedy assassiné (Oswald, Un mystère américain), la star Marilyn, le boxeur Mohammed Ali (le Combat du siècle).
Il bouclera sa vie de romancier avec un Château en forêt, publié cette année. Une réflexion romanesque sur le plus grand assassin du XXe siècle qu’il va, comme avec Gary Gilmore, essayer de psychanalyser : Hitler. «Lorsque j’avais 9 ans, ma mère m’a dit: si cet homme arrive au pouvoir il va tuer les juifs. Je ne l’ai jamais oublié, et toute ma vie j’ai voulu écrire sur Hitler. J’ai 84 ans et il était temps que je le fasse», confie-t-il, juste avant sa mort (Libération du 4 octobre).
Dans sa longue vie agitée, fidèle à son personnage de brute épaisse – il avait écrit un très bon polar, Les vrais durs ne dansent pas – le macho misogyne avait provoqué les féministes (le Prisonnier du sexe), et n’avait pas hésité à donner un bon coup de boule à l’écrivain Gore Vidal, qui doutait de son talent.
Snobisme. Engagé dans le combat politique, il avait fondé The Village Voice et avait voulu devenir maire de New York. En authentique New-Yorkais pour qui le reste de l’Amérique est une immense province, Mailer ne connaissait pas le terme de «gauche caviar», mais la pratiquait avant l’heure, avec le snobisme qu’il décrit dans les Armées de la nuit, lui et ses amis se croyaient «condamnés à être des révolutionnaires, des rebelles, des non-conformistes, des protestataires, et, plus généralement, les champions de telle ou telle autre cause de la gauche. En même temps ils se sentaient personnellement… de grands conservateurs.»
Tout en se battant, jusqu’à la fin, pour une Amérique démocratique, contre la «stupidité» du peuple qui a élu Bush : «Le pire président que j’aie vu. Ce n’est pas peu dire, car j’ai connu Ronald Reagan… Bush ne s’exprime pas dans une langue intelligente mais en phrases d’un seul mot du genre “Nous-devons-rester-en-Irak-jusqu’à-ce-que-nous-en-ayons fini-et-que-nous-ayons-vaincu-le-terrorisme.”» Mailer ou la voix de l’Amérique, celle qu’on aime.