Andrea Tornielli : Pie XII, un pape face au nazisme
Par Pierre-Marie Monastier, mercredi 7 novembre 2007 :: Livres sur Pie XII :: permalien #74
Le 5 juin dernier, la cardinal Bertone prononçait une longue conférence à l'occasion de la parution de l'ouvrage d'Andrea Tornielli sur Pie XII. Il nous manquait néanmoins une véritable recension sur cet ouvrage italien qui - selon nos indications - pourrait être publié en français l'an prochain, à l'occasion du 50e anniversaire de la mort du pape.
Merci donc à Frédéric Le Moal, docteur en histoire et professeur au lycée militaire de Saint-Cyr, de nous avoir écrit cette analyse d'une oeuvre déjà réputée comme étant la biographie la plus complète sur Pie XII.
La question des prétendus « silences » de Pie XII pendant la deuxième guerre mondiale ne cesse d’agiter des débats. L’ouvrage de l’italien Andrea Tornielli apporte une contribution majeure à la mise au clair de cette controverse.
Le pape Pie XII (1939-1958) subit, depuis la pièce de l’Allemand Rolf Hochluth, intitulée Le Vicaire, en 1963, des attaques extrêmement violentes à propos de ses prétendus silences pendant la guerre face aux atrocités nazies. Cette campagne est renouvelée en 2000 avec le livre de John Cornwell qui fait du Souverain Pontife un homme sensible aux idées national-socialistes par anticommunisme viscéral, et surtout indifférent au sort des Juifs par antisémitisme larvé. En un mot, le 'pape d’Hitler', comme le titre en anglais le disait avec clarté (The Hitler’s Pope). La campagne se déchaîne depuis.
C’est contre cette thèse que se dresse Andrea Tornielli dans son livre Pio XII. Eugenio Pacelli. Un uomo sul trono di Pietro ('Pie XII. Eugenio Pacelli. Un homme sur le trône de Pierre'), publié aux éditions Mondadori. S’appuyant sur de nombreuses archives, notamment privées et inédites (l’auteur a eu accès aux archives privées de la famille Pacelli), mais aussi sur les discours et encycliques du pape, Tornielli met en pièces la thèse du pape pronazi et antisémite. Le livre s’avère extraordinairement riche et étudie plusieurs domaines de la vie de Pie XII. L’analyse de sa personnalité nous révèle un homme maîtrisant ses émotions, hiératique, d’une grande intelligence et d’une mémoire exceptionnelle, perfectionniste, aux capacités de travail immenses. Toutefois, derrière l’individu qui finit par se confondre avec l’institution qu’il sert, dont la journée est parfaitement réglée, derrière le subtil diplomate, se trouve un pasteur sensible et charitable, à la santé très fragile, proche des humbles et accessible. C’est là tout un aspect de la personnalité de Pie XII qui apparaît avec netteté.
Tornielli décrit avec minutie l’enfance du futur pontife, son milieu, l’affirmation de sa vocation, ses études brillantes dans les lycées et universités publiques (et guère cléricales) de la Rome des Savoie, et son ascension, sous la protection du cardinal Gasparri, à l’époque des papes « prisonniers » au Vatican. On suit Pacelli dans ses succès mais aussi dans ses doutes sur sa propre carrière, tenté par la pastorale et le service des âmes plutôt que par la diplomatie pontificale dont il devient vite un des meilleurs éléments. Après avoir négocié avec succès le concordat avec la Serbie, le jeune Pacelli devient nonce apostolique à Munich en 1917, et représente ensuite la Papauté auprès de la République de Weimar jusqu’en 1930. Ce long séjour en Allemagne est absolument capital pour comprendre le futur Pie XII. Il entre alors directement dans la tourmente de l’histoire. Il se trouve lié à plusieurs grands évènements historiques : il participe aux négociations de la note de paix de Benoît XV (août 1917), et prend conscience de l’impuissance de la diplomatie vaticane dans la tourmente de la guerre ; puis il signe un concordat avec la Bavière. Il quitte Munich en novembre 1918, non pas apeuré par la révolution mais sur la pression des évêques allemands, désireux de ne pas légitimer le gouvernement révolutionnaire d’Eisner, avant de faire face courageusement à l’invasion de la nonciature par les bandes bolcheviques en avril 1919. Son hostilité au communisme, renforcée par cet épisode violent, ne l’empêche pas de conduire les négociations avec l’Urss pour la signature d’un concordat, discussions qui échouent du fait des Russes, mais que curieusement on ne reproche jamais au Vatican… Il se lie d’amitié avec des hommes d’Eglise allemands appelés à devenir les évêques les plus anti-nazis : Faulhaber et surtout von Preysing et von Galen. Et, dès l’épisode des corps francs, il manifeste une hostilité profonde au nationalisme exacerbé, puis au national-socialisme dont il suit la montée. Il prend immédiatement conscience de son contenu antichrétien et des dangers qu’il représente pour l’Eglise et le catholicisme.
C’est donc un fin connaisseur de l’Allemagne qui accède au poste de secrétaire d’Etat en 1930, à la place du cardinal Gasparri. Pour près de dix ans, Pacelli devient le collaborateur direct de Pie XI. Un courant historiographique a tendance à présenter une vision manichéenne, opposant un « bon » Pie XI prêt à dénoncer avec force le fascisme et un « méchant » Pacelli, tiède et plus ouvert à ce dernier (1). Or, cette thèse ne tient pas. Que les deux hommes aient des caractères différents, c’est évident. A l’irascibilité de Pie XI, à son impulsivité, s’opposent la prudence et la réflexion de Pacelli. Mais sur l’analyse du danger fasciste, et surtout national-socialiste, les deux hommes s’entendent parfaitement. Tornielli cite les nombreux témoignages de reconnaissance de Pie XI à l’égard de son secrétaire d’Etat. D’ailleurs, à la mort du pape Ratti, le cardinal Pacelli lui baise le front et les mains, gestes d’émotion peu fréquents chez lui… Tout un chapitre est consacré aux soixante-dix notes de protestations envoyées au Reich par Pacelli pour dénoncer les persécutions anticatholiques et les violations du concordat signé en juillet 1933. Pie XI et Pacelli ont parfaitement conscience du caractère antichrétien des nazis (les thèses de Rosenberg ont d’ailleurs été mises à l’index) et de la nature totalitaire du régime, avec tout ce que cela implique de menaces pour les catholiques allemands, l’Eglise et ses diverses institutions. C’est en conscience qu’ils ont négocié et signé le concordat afin de disposer d’un instrument juridique pour protéger les catholiques allemands et dénoncer les persécutions.
C’est donc dans ce contexte difficile que s’inscrivent les fameuses encycliques de 1938, et celle, non moins fameuse, sur l’antisémitisme que Pie XII aurait fait disparaître à son avènement. A travers l’étude de Tornielli, le lecteur suit le rôle majeur joué par Pacelli dans la rédaction et le durcissement du contenu de Mit brennender Sorge ; condamnation du national-socialisme écrite avec l’aide de l’évêque de Munich Faulhaber (14 mars 1938). On apprend ainsi que l’encyclique publiée quelques jours plus tard (19 mars), Divini Redemptoris, qui condamne le communisme, est davantage le fruit des travaux du Saint Office, et non directement de Pacelli. Celui-ci, conclut Tornielli, « n’est donc pas l’inspirateur de l’encyclique anticommuniste de Pie XI. Alors qu’il est le grand « coordonnateur » de la préparation de Mit brennender Sorge ». Quant à « l’encyclique cachée » sur l’antisémitisme, les documents préparatoires du Saint Office analysés par Tornielli montrent que, si elle condamne bien les aspects raciaux du rejet des Juifs, elle « reprend le traditionnel antijudaïsme religieux du christianisme ». Les effets auraient été antithétiques à celui recherché. De toute façon, Pie XI n’a pas le temps d’en lire les épreuves.
La masse de documents cités par Tornielli ne laisse absolument aucun doute sur l’hostilité profonde de Pacelli à l’égard du nazisme, et sur sa pleine conscience de ses dangers. C’est donc un grand opposant à l’Allemagne hitlérienne qui devient pape en 1939. Berlin d’ailleurs ne s’y trompe pas. La presse nazie se déchaîne contre le nouvel élu et aucun représentant allemand ne se trouve au Vatican pour son couronnement. Curieux pour un pape supposé ouvert aux idées venues d’Allemagne… Incontestablement, devenu pape, Pacelli désire obtenir un accommodement avec Hitler, ouvre une politique moins conflictuelle que celle de Pie XI à la fin de sa vie, opte pour une détente. En réalité, Tornielli aurait dû plus insister qu’il ne le fait, pour expliquer cette politique, sur les oscillations de la politique vaticane à l’égard d’Hitler, qui passe par des phases successives, de discussion à l’époque du concordat, puis de confrontation à l’époque de l’encyclique. Pie XII reprend en fait la politique de discussion pour sauver le concordat, pour ne pas faire apparaître le Vatican comme le responsable de la rupture qui, inévitablement, ouvrirait la voie aux persécutions anticatholiques, pour tenter une dernière fois de sauver ce qui peut l’être. L’historienne Emma Fattorini reproche d’ailleurs au nouveau pape de n’avoir pas su utiliser les derniers mois de paix pour conserver l’option radicale de son prédécesseur. Mais elle admet quand même que l’éclatement de la guerre change tout (2). On entre alors dans la question des « silences ».
Qu’entend-on exactement par silences ? Cela renvoie-t-il à une absence totale de condamnation, reflet d’indifférence, de lâcheté, voire de complicité ? Ou bien à des déclarations mesurées, sans nomination directe, avec une action souterraine active et efficace ? C’est bien à travers cette deuxième optique qu’il faut lire l’action de Pie XII. Qu’il n’y ait plus de déclarations fracassantes, de condamnations nettes de la guerre d’Hitler, c’est un fait. Mais Pie XII ne s’est pas tu. A travers certains de ses discours, il condamne les atrocités allemandes, en Pologne et ailleurs, ce que Tornielli appelle les « radio messages subversifs ». Le plus célèbre est celui de Noël 1942 présenté par un tribunal militaire allemand comme un « document subversif et démoralisant. » Cela est-il suffisant ? Pendant la guerre, Pie XII a le sentiment d’avoir dit, d’avoir dénoncé. Mais il ne veut pas remettre en cause la neutralité de l’Etat du Vatican. Il ne bénit ni l’invasion de l’Union Soviétique, ni la Grande Alliance.
Pacelli est-il antisémite ? Hostile au judaïsme ? Ni l’un ni l’autre. Non seulement il n’existe aucun écrit d’où transpirerait le moindre sentiment d'animosité, mais les documents prouvent au contraire sa bienveillance éprouvée et manifestée à l’égard du peuple juif. Le livre en fait la démonstration rigoureuse. Et c’est un des éléments qui l’éloigne de toute sympathie pour le nazisme. Comme secrétaire d’Etat, puis comme pape, Pacelli a parfaitement conscience que l’antisémitisme des nazis est indissociable de l’antichristianisme, et que les haines et les persécutions contre les juifs ne sont que le prologue à des persécutions antichrétiennes (3). Fait aggravant aux yeux des nazis, les catholiques sont encadrés par une hiérarchie autonome, dépendante d’un pouvoir extérieur auquel ils doivent obéissance. De plus, son action est corsetée par la crainte des effets néfastes d’une protestation publique sur les catholiques allemands, cibles inévitables de la fureur nazie. Tornielli revient sur un épisode particulièrement révélateur. En 1942, lorsque les Allemands déportent les juifs de Hollande, les autorités religieuses protestantes et catholiques protestent officiellement, ce qui provoque, en représailles, la déportation des juifs convertis au christianisme. Véritablement horrifié par cette nouvelle, Pie XII descend à la cuisine de ses appartements brûler son projet de protestation publique contre les persécutions antisémites. Pour lui, même ces épreuves, tombées entre les mains des Allemands, auraient entraîné des conséquences bien pires encore. C’est là tout le nœud du problème. Pie XII est absolument persuadé qu’une protestation publique engendrerait des effets néfastes, attiserait la haine des nazis, les jetterait sur les catholiques qui protègent et aident les juifs persécutés. L’action souterraine s’avère bien plus payante comme le prouve l’action papale dans la Rome occupée par les Allemands, et lors des rafles d’octobre 1943. Sous l’impulsion de Pie XII, plus de quatre mille juifs sont sauvés, cachés dans les bâtiments bénéficiant de l’extraterritorialité vaticane, tandis que le secrétaire d’Etat Maglione menace Berlin d’une protestation publique. Protestation qui, rappelons le, aurait été immanquablement utilisée par la propagande alliée aux dépens du Reich. Très efficace semble avoir été son action auprès de Mgr Hudal, recteur de l’Eglise nationale allemande à Rome. Les pages de Tornielli regorgent de documents, de témoignages (souvent de juifs rescapés) prouvant l’efficacité de l’action souterraine du pape qui, à travers un article de l’Osservatore Romano du 25-26 octobre 1943, lance un appel à la charité dont le sens n’échappe à personne. De même, il soutient, sans aucune ambiguïté, l’action de résistance des évêques allemands les plus antinazis face aux atrocités du régime.
La biographie ne s’arrête pas en 1945 et poursuit l’étude – là aussi novatrice – sur les années de la Guerre froide, sur les encycliques des années 50, sur les liens avec la politique interne de l’Italie et enfin sur la maladie et la mort du Souverain Pontife. On ne s’étonne donc pas que ce livre ait reçu l’appui du cardinale Bertone, secrétaire d’Etat actuel du Vatican. Aujourd’hui, et avec ce nouveau livre, la thèse du pape d’Hitler, et même celle du pontife faible et timoré, peu sensible au sort des juifs, ne tient plus. Elle sort du domaine historique, comme tend à le prouver le livre du professeur et rabbin David Dalin (4) On ne peut qu’espérer une traduction française.