Article paru dans "Novethic", le 08/09/08
Le sort de la mer Morte inquiète depuis près d’un siècle. Pour éviter son assèchement, un canal pourrait être construit entre la mer Rouge et la mer Morte. Le projet, encore à l’étude, pourrait coûter jusqu’à 10 milliards d’euros. Entre intérêts économiques, enjeux locaux et inquiétudes écologiques, cette construction pharaonique pose de nombreuses questions.
La mer Morte est celle de tous les records. A 417m sous le niveau de la mer, c’est le point le plus bas du globe. C’est également le lac le plus dense et le plus salé : seuls des organismes microscopiques y survivent. Lieu hautement historique, la mer Morte est en phase de devenir le plan d’eau le plus convoité au monde. Un projet pharaonique est en cours d’étude, dans le but de freiner la baisse du niveau de l’eau (1 m/an). Il s’agit de creuser un canal entre la mer Rouge et la mer Morte, et d’y installer une centrale hydraulique et une usine de désalinisation d’une capacité de 850 millions de mètres cube par an. Estimé aujourd’hui à plus de 2 milliards d’euros, le projet pourrait coûter jusqu’à 5 fois plus.
Pourquoi investir une telle somme pour remplir un lac depuis longtemps inanimé ? L’argument le plus souvent avancé est environnemental. La diminution du niveau de la mer Morte entraîne la formation de crevasses dans les terres, surtout depuis les 30 dernières années. Apporter un nouvel accès à l’eau dans cette région semi-désertique ne serait pas négligeable. Le canal deviendrait ainsi une source d’eau potable, d’électricité et d’emploi pour Israël et la Jordanie, les deux pays bordant le tracé. D’un point de vue social, ce projet passe également pour une opportunité d’apaisement. Le « canal de la paix », comme il a été nommé, obligeraient les gouvernements jordanien, israélien et palestinien à travailler en collaboration. « Les gouvernements oui, mais pas les populations » affirme Anne Bringault, directrice des Amis de la Terre France. Comme de nombreuses ONG de la région, les Amis de la Terre Moyen-Orient (FOEME) sont plutôt opposés à un tel projet.
Un projet qui pourrait aggraver l’état de l’environnement
L’intérêt environnemental d’un canal mer Rouge-mer Morte était déjà remis en cause, alors même que l’étude de faisabilité n’avait pas encore commencé. Le tracé du canal doit longer le rift syro-africain ; or l’activité sismique de cette zone est considérable et pourrait compromettre la stabilité d’une telle construction. Le risque est très concret, à en croire une étude réalisée par le ministère de l’équipement israélien. En cas de séisme, l’eau salée de la mer Rouge pourrait inonder les nappes phréatiques d’eau douce alentours.
Plus simplement, mélanger deux eaux aux pH et aux composants si différents pourrait avoir des conséquences… chimiques. Outre le fait que la mer Morte se colorerait en rouge, par la présence de l’algue qui donne sa couleur à la mer Rouge, la chimie de la mer Morte sera modifiée. L’écosystème dans et autour de cette mer risque donc de connaitre un bouleversement total. « Mais, comme il y a très peu d’espèces vivantes, il n’y a pas de réelle volonté politique de sauver la biodiversité de la mer Morte » conclut Anne Bringault. Il s’agit pourtant d’un écosystème unique au monde. Selon la Royal Science Society de Jordanie, l’écosystème du golfe d’Aqaba, au Nord de la mer Rouge, pâtira très probablement de la construction du canal. L’Union israélienne pour la défense de l’environnement a rappelé l’importance de sauver la mer Morte, mais pas à n’importe quel prix.
Les vrais enjeux ne sont pas ceux que l’on croit
Plus que la biodiversité, c’est justement l’économie qui est blessée par la détérioration de la mer Morte. Le tourisme, l’agriculture et les industries extractives se partagent les ressources de ce lac biblique. L’étude de la Royal Science Society montre que 64% des industries présentes sur les bords de la mer Morte seraient contraintes de fermer si le niveau de l’eau continuait à baisser. Mais il s’agit là d’un cercle vicieux, à en croire plusieurs experts. Le Bureau pour la coordination des affaires humanitaires de l’ONU rappelle que l’exploitation excessive des ressources de la mer Morte la pousse à sa perte. En particulier, l’utilisation intensive de l’eau du fleuve Jourdain, seule source d’eau de la mer Morte, qui est responsable de l’assèchement du lac. Selon la Royal Science Society, seuls 10% de l’eau du Jourdain atteint effectivement la mer Morte.
« Lancer un projet aussi gigantesque permet surtout de ne pas se poser la question de l’exploitation du Jourdain » analyse Anne Bringault. De nombreux écologistes ont affirmé leur hésitation quant à l’efficacité d’un tel projet. Le sauvetage de la mer Morte ne préviendra pas l’assèchement du Jourdain, d’après l’ONG palestinienne Water and environmental development organization (WEDO). L’apport d’eau salée de la mer Rouge ne pourra pas remplacer parfaitement la source d’eau douce du fleuve biblique. L’option de réhabiliter le Jourdain n’est pourtant plus envisagée aujourd’hui, étant donnée l’importance économique et politique du cours d’eau.
Le projet de canal entre la mer Morte et la mer Rouge est, depuis peu, en cours d’étude. Après avoir été enterré plusieurs fois en cinquante ans, l’idée va finalement être analysée. Suez Tractebel a annoncé début juillet que sa filiale Coyne et Bellier réaliserait l’étude de faisabilité, qui devrait durer 24 mois. Elle sera financée par la France, le Japon, les Etats-Unis, les Pays-Bas et la Grèce. Le comité technique, composé de membres de la Banque mondiale et de représentants des gouvernements israélien, palestinien et jordanien est déjà critiqué. Les intérêts économiques d’un projet aussi massif prévalent sur les besoins environnementaux. Pour certains impatients, l’horizon 2010 (date de fin de l’étude de faisabilité) semble trop éloigné. « Des sociétés se positionnent, le gouvernement israélien aimerait aussi que les démarches aillent plus vite » explique Anne Bringault. Yitzhak Tshuva, un milliardaire israélien, a même affirmé au magazine Haaretz, en mars dernier, vouloir financer personnellement le « canal de la paix ». Et pour cause : son projet prévoit également la construction de parcs d’attractions, casinos et hôtels le long du canal, pour les 8 millions de touristes attendus.
Des apports économiques non négligeables
Le canal est une manne pour le tourisme de la région, mais également pour les industries, notamment extractives. Pour les populations, la construction d’un canal ou d’un pipeline reliant les deux mers seraient également d’une utilité certaine. Meilleure irrigation, accès à l’eau plus simple, mais surtout création d’emplois. La centrale hydroélectrique, qui utilisera la différence de niveau entre les deux mers pour produire de l’électricité, permettra à des millions de personnes de s’installer sur les bords du canal. Quant à savoir si les trois gouvernements impliqués collaboreront sans heurts, Shimon Pérès, le président israélien, grand partisan du projet, se dit confiant. En attendant, un sondage réalisé par la Royal Science Society montre que 81% des riverains de la zone du futur canal approuvent l’idée.
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