
Quand on doit prendre une décision importante, on a tendance à vouloir se fier à notre intuition. C'est d'ailleurs très certainement ce qu'il va se passer pour beaucoup d'entre nous au moment de mettre notre bulletin dans l'urne aux prochaines élections...
Mais saviez-vous que, depuis des siècles, des mathématiciens essayent de mettre en équations le comportement humain pour comprendre si les décisions prises en suivant nos intuitions sont vraiment les meilleures ?
En collaboration avec des psychologues, ils essayent de comprendre l’influence des facteurs émotionnels lors de la prise de décisions qui devraient être rationnelles.
Un des plus grands acteurs du XXème siècle dans ce domaine est Daniel Kahneman, psychologue israélo-américain de renommée mondiale, généralement considéré comme étant le père de l’économie comportementale. En 2002, il reçoit le prix Nobel d’économie pour ses travaux réalisés en collaboration avec son collègue et ami Amos Tversky, professeur israélien en psychologie mathématique. Ce dernier aurait également été couronné de cette même distinction si celle-ci avait pu être décernée à titre posthume. Kahneman et Tversky, dans les années 1970, ont développé la théorie des perspectives qui a supplanté la théorie de l’utilité espérée et révolutionné le vaste domaine de l’économie comportementale et de la finance comportementale.
Mais qu’est-ce que l’économie comportementale me direz-vous… ?
L’économie comportementale peut se résumer comme étant l’étude de l’influence du comportement humain dans l’économie (ou la finance quand on parle de finance comportementale). C’est un vaste domaine qui mélange psychologie, économie et mathématiques.
D’un point de vue historique, on peut faire remonter les débuts de l’économie comportementale au XVIIème siècle avec le célèbre problème posé par Antoine Gombaud, chevalier de Méré, à Blaise Pascal et Pierre de Fermat. La question posée est en fait un petit problème de probabilité lié au jeu de « pile ou face ». Supposons que deux personnes jouent à « pile ou face », chacune misant la même somme au début pour démarrer la partie. Le vainqueur à ce jeu est le joueur qui obtient 2 fois son choix sur 3 lancers. Supposons maintenant que nous devions interrompre la partie après le 1er lancer de pièce (résultat « face » par exemple). La question est la suivante : comment doit-on partager équitablement la mise initiale sachant que le joueur qui a parié sur « face » (joueur A par exemple) aurait eu clairement plus de chances de l’emporter si le jeu avait continué ?
Une approche intuitive consisterait à dire que les issues possibles pour le jeu auraient pu être : 1] « face » (le joueur A gagne), 2] « pile – pile » (le joueur B gagne), 3] « pile – face » (le joueur A gagne). Ce raisonnement conduit alors à penser que le joueur A devrait gagner dans 2 cas sur 3, et devrait donc recevoir les 2/3 de la mise initiale. Cependant, d’un point de vue purement mathématique, le cas 1] regroupe en fait 2 évènements équiprobables : « face – face » et « face – pile ». Il faut donc prendre en compte le troisième lancer virtuel pour déterminer les chances respectives de gagner, et dans ce cas, le joueur A l’emporte alors dans 3 cas sur 4, et non plus 2 cas sur 3 comme intuitivement déterminé. Il convient alors pour lui de prétendre aux 3/4 de la mise initiale et non plus seulement aux 2/3.
Ce premier exemple nous permet de commencer à comprendre la différence entre une solution intuitive et une solution rationnelle. Pendant très longtemps, les scientifiques n’ont pas fait la distinction entre déterminer la solution rationnelle dans une situation où l’on doit faire un choix, et évaluer ce que ferait une personne rationnelle dans cette situation, comme si le choix effectué par une personne rationnelle ne pouvait correspondre qu’à la solution rationnelle déterminée mathématiquement.
Un autre exemple, connu sous le nom de paradoxe de Saint-Pétersbourg, permet de bien comprendre la différence entre la solution intuitive choisie de façon préférentielle par un être humain, et la solution rationnelle correcte mathématiquement. Ce paradoxe a été proposé au XVIIIème siècle par le mathématicien Nicolas Bernoulli et fut publié par son frère Daniel dans les Transactions de l'Académie de Saint-Petersbourg.
Deux joueurs A et B décident de jouer à « pile ou face » de la façon suivante : ils lancent une pièce. Si le résultat est « face » alors le joueur B donne 2€ au joueur A. Et le jeu s’arrête là. Si le résultat est « pile » alors ils lancent une deuxième fois la pièce. Si le résultat à ce deuxième lancer est « face » alors le joueur B donne 4€ au joueur A. Et le jeu s’arrête là. Ils recommencent ainsi de suite tant que le résultat de la pièce n’est pas « face » et s’arrêtent dès qu’il est face. Le joueur A a donc une probabilité 1/2 de gagner 2€, 1/4 de gagner 4€, 1/8 de gagner 8€, etc… Se pose alors la question de déterminer la mise initiale du joueur A pour que le jeu soit équitable (aucun des deux joueurs n’est avantagé). Pour cela, il faut que la mise initiale du joueur A soit égale au gain moyen espéré pour ce joueur. Or le gain moyen espéré s’obtient mathématiquement en sommant tous les gains possibles multipliés par la probabilité de les obtenir : 2 x 1/2 + 4 x 1/4 + 8 x 1/8 +… On obtient alors une somme infinie de 1, soit un gain moyen espéré infini !!!
D’un point de vue mathématique, le joueur A pourrait donc accepter de miser une somme infinie d’argent pour jouer à ce jeu. Pourtant, aucun joueur (même le plus téméraire) n’accepterait de miser une trop grosse somme d’argent (toute sa fortune augmentée de tout ce qu’il pourrait gagner dans sa vie) sur un jeu de hasard. Ce comportement, qui ne s’explique pas « mathématiquement » puisque le jeu serait quand même équitable, est à l’origine de la notion d’aversion au risque. Daniel Bernouilli, pour expliquer ce genre de paradoxe, proposa de définir une valeur « subjective » basée sur l’utilité personnelle d’un objet plutôt que sur son prix « objectif ». On peut penser par exemple à la valeur sentimentale d’un objet qui peut n’avoir aucune relation avec sa valeur réelle objective. Cette approche permet de prendre en compte le caractère subjectif dans une prise de décision.
Depuis le siècle des Lumières, de nombreux mathématiciens, économistes et psychologues ont tenté de trouver un modèle universel décrivant le comportement humain en essayant de répondre à la question suivante: comment réagit un individu quelconque face à une décision où il doit prendre un risque, que ce risque soit connu ou non ?
Parmi les scientifiques les plus célèbres qui se sont intéressés à ce problème, nous pouvons citer notamment Von Neumann (mathématicien et physicien), Morgenstern (mathématicien et économiste), Friedman (économiste), Savage (mathématicien). Les théories développées par ces chercheurs reposent essentiellement sur la notion d’utilité espérée. Il s’agit d’une théorie qui repose sur un certain nombre d’axiomes permettant de décrire le comportement d’un individu devant faire un choix dans une situation « risquée » (dans le sens où l’individu risque de perdre une somme d’argent dans un investissement financier, ou lors de l’achat d’un billet de loterie par exemple). Or, un de ces axiomes fut mis expérimentalement en défaut en 1953 par Maurice Allais (économiste), et cet expérience est depuis connue sous le nom de « paradoxe d’Allais ». Ce paradoxe qui repose sur une expérience réelle ne remet pas en cause toute la théorie de l’utilité espérée mais montre que lorsque le risque est élevé l’investisseur accorde plus d’importance à la prime de risque que lorsque le risque est faible.
C’est dans la lignée du paradoxe d’Allais que Daniel Kahneman et Amos Tversky ont posé les nouvelles bases de l’économie comportementale. Dans leurs travaux, les deux chercheurs israéliens se sont attachés à introduire des résultats d’expériences dans lesquelles on simule des comportements économiques individuels en laboratoire. Ils ont ainsi pu montrer que la théorie de l’utilité espérée ne permet pas de décrire correctement le comportement des individus lors de prises de décisions dans des situations réelles. Ainsi, dans son avant dernier ouvrage, "Thinking fast and slow" (New York: Farrar, Strauss, Giroux. 2011; traduction française: "Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée", FLAMMARION, 2012), Daniel Kahneman décrit notre mode de pensée comme étant le résultat de la confrontation de deux systèmes: le système 1, rapide, intuitif, émotionnel et qui travaille inconsciemment et le système 2, plus lent, plus réfléchi, plus calculateur et qui relève du conscient. Le système 2 est là pour corriger les erreurs du système 1, mais il est très fréquent que celui-ci ne remplisse pas correctement sa tâche. Comme dans le cas de cette devinette relativement connue: un croissant et un bonbon coûtent 1,20€; le croissant coûte 1€ de plus que le bonbon. Combien coûte le bonbon ? A cette question toute simple, plus de la moitié des personnes interrogées répondra 1€ alors que cette réponse intuitive est fausse (la réponse en fin de l'article). Comme la réponse semble évidente, le système 1 nous donne la réponse intuitive mais le système 2 ne se mobilise pas pour la vérifier.
Pour les économistes, qui sont plus attachés à l’aspect prédictif d’une théorie plutôt qu’à son aspect descriptif, les travaux de Kahneman et Tversky ont apporté des réponses bien plus fiables à leurs questions. Dans ces travaux, l’utilité n’est pas une variable objective universelle mais une variable propre à chaque individu. D’une certaine façon, cette conception se rapproche plus de la vision de Bernouilli que de celle de Von Neumann et Morgenstern qui se voulait plus universelle. Les conséquences des travaux de Kahneman et Tversky se retrouvent dans de nombreux domaines et pas seulement dans l’économie ou la finance. En effet, la prise de décision lors d’un choix risqué se retrouve également en politique où l'on peut songer par exemple aux décisions prises lors de situations tendues (guerres, prises d’otages, actes de terrorisme, etc), ou même lors de choix de politiques intérieures (problèmes de société, de politique économique, etc).
Daniel Kahneman en quelques mots:
Daniel Kahneman nait à Tel Aviv en 1934. Il passe son enfance en France pendant la période de la guerre. Son père, chimiste chez l’Oréal est arrêté lors d’une rafle. Il sera libéré quelques semaines plus tard grâce à l’intervention de son patron, Eugène Schueller. Après la guerre, la famille Kahneman revient en Israël. Daniel Kahneman est diplômé de l'Université Hébraïque de Jérusalem en 1954 où il reçoit une double formation en psychologie et en mathématiques. Après son service militaire dans Tsahal, il continue ses études aux Etats-Unis et il obtient son Doctorat en 1961 à l'Université de Berkeley en Californie. Il revient ensuite en Israël où il obtient son premier poste universitaire à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Il obtient successivement différents postes dans les plus prestigieuses universités aux Etats-Unis (Harvard, Princeton) et en Israël. Il est actuellement professeur émérite à l'Université de Princeton. Il est détenteur d'une quinzaine de prix internationaux dont le prix Nobel d'économie ainsi que d'une quinzaine de titres de Docteur Honoris-Causa de grand universités américaines et européennes.
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