
NÉCROPHILIE À GAZA Eytan Ellenberg
Lorsque Moïse vient demander la libération des hébreux au Pharaon, celui-ci s’y refuse obstinément.
La longue litanie des plaies qui touche son pays et son peuple n’a pas donc l’effet recherché par Moïse et Aaron : la toute-puissance égyptienne ne semble pas vouloir répondre à l’ordre d’un ancien esclave.
Le cœur du pharaon s’endurcit, ne permettant pas à l’envoyé de Dieu de libérer son peuple du joug égyptien. Ce processus d’endurcissement du cœur de Pharaon constitue, selon E. Fromm, le « trait central de la conduite du Pharaon. Plus il refuse de choisir le bien et plus son cœur devient dur.» Pharaon, frère de Moïse, ne parvient pas à accepter cette libération, tant est ancrée, en lui, l’inégalité constitutive des hébreux : le soumis ne peut soumettre le maître.
Son cœur, dur comme de la pierre, n’est plus apte à choisir la vie et la liberté : la haine est trop forte. Fromm pousse le raisonnement jusqu’à se demander si le Pharaon possède encore la liberté de choix.
C’est d’ailleurs pour cela que nos sages se demandent pourquoi Dieu punit, aussi durement, les Égyptiens : la réponse en est que ces derniers ont pris plaisir à faire du mal aux hébreux, ils ont fait plus que ce qui était convenu.
Cette métaphore biblique peut nous aider à comprendre le phénomène du terrorisme, notamment dans ce drame terrible qui a touché Israël ce sept octobre 2023, et notamment dans sa perception auprès des populations civiles et des autorités.
Nombreux des concepts présentés ici ne sont pas nouveaux et nous les avions exposés lors de la vague d’attentats-suicides qui avaient touché Israël lors de la seconde intifada, voilà plus de vingt ans.
Les acteurs palestiniens du terrorisme ont endurci leur cœur d’une haine indicible face à leur ennemi déclaré – le sioniste ou le juif, la distinction est aujourd’hui bien théorique pour le Hamas et consort - et ne semblent plus avoir la capacité de retrouver chemin de la vie.
Cet enracinement dans la mort est selon nous caractéristique des dernières atrocités commises le sept octobre 2023, car le contexte, la préparation et l’acte en lui-même relèvent d’un amour de la mort.
Cet amour de la mort ou nécrophilie est à l’opposé de la biophilie qui est l’amour de la vie.
En effet, et sans rentrer dans des détails horribles par ailleurs disponibles sur la toile, le Hamas a conduit ce samedi noir une opération de très grande ampleur qui a visé – et a malheureusement réussi – l’assassinat, la torture et le kidnapping de plus de 1500 Israéliens.
Les témoignages et les preuves dont dispose désormais Israël, et qui ont été communiqués à tous les leaders du monde occidental – témoignent d’une sauvagerie inégalée depuis la Shoah : violer, décapiter, brûler vif, tuer à bout portant, prendre en otage ; des femmes, des enfants, des bébés, des personnes âgées.
Tout récemment, les terroristes capturés par l’armée israélienne, racontent précisément comment les leaders du Hamas les ont incités – en promettant une maison et de l’argent ou le paradis – au viol, à l’assassinat, à la torture et au kidnapping.
Les terroristes, ainsi programmés pour tuer et mourir au combat, sont éduqués, préparés en harmonie avec la mort et dans un but final de tuer l’autre. La présence du terroriste, si rapprochée aux victimes, lui donne une puissance de feu, de précision et d’absolue surprise.
Presqu’immédiatement, en parallèle ou en réponse à l’émoi mondial suscité par ces événements, de nombreux soutiens de la cause palestinienne se sont fait entendre pour défendre les actions des terroristes, ou du moins de pas les condamner, ou, pire peut-être, de nombreuses voix se sont abstenues de crier leur horreur face à ces crimes.
Cette question du terrorisme, et ces atrocités en particulier, pose un problème philosophique important : la première de ces dérives idéologiques tient dans la tentative par certains de justifier l’acte lui-même ; cette tentation d’explication du geste par l’influence déterminante et exclusive des facteurs sociaux sur leurs auteurs aboutit aisément à une justification de l’inacceptable ; finalement, on aboutit aisément à la dissolution de la responsabilité des auteurs dans les causes.
En effet, dans cette vision, le terroriste deviendrait un moyen et non plus une fin, et, consécutivement, elle-aussi une victime.
Nous reviendrons sur ce discours sociologiste qui cache, en fait, une volonté idéologique de culpabilisation de l’adversaire. Il ne s’agit pas ici de diminuer la diffusion de cette théorie explicative car, sans aucun doute et les milliers de messages ou d’articles en témoignent quotidiennement, le principal mécanisme explicatif disponible sur le marché intellectuel du terrorisme se situe dans cette théorie sociologisante qui vise à subsumer l’acte terrible dans la responsabilité présumée de la victime comme agresseur de l’assassin.
Des voix se font entendre, timidement ou plus précisément mises au silence par les médias, pour expliquer la relation entre un islam extrémiste et ces attentats.
Cela ne suffit pas malheureusement, ni à calmer les ardeurs de la masse, abreuvée depuis longtemps aux théories qui expliquent le mal du monde par la victimisation, ni à aider ceux qui luttent contre ce phénomène à trouver les moyens adéquats.
Il nous faut comprendre ce qui se joue dans ces territoires pour engager les armes qui permettent de les combattre.
Car, comprendre n’est pas expliquer et comprendre ces phénomènes nous semble nécessaire.
En effet, identifier les mécanismes d’endurcissement de ces cœurs peut nous permettre de déchiffrer un peu mieux ces actes ignobles pour envisager des solutions, ou du moins, donner aux pourfendeurs de ces groupes perdus dans des idéologies mortifères les moyens intellectuels d’y répondre.
Notre but est de proposer une théorie de déchiffrage des attentats dans une logique qui permettra l’attribution de responsabilités et un éclaircissement sur les mécanismes mis en œuvre. Cette analyse empruntera à la psychanalyse, qui repose sur la conception dynamique du comportement humain : « ou en d’autres termes l’idée que le comportement est motivé par des forces extrêmement puissantes et que seule la connaissance de ces forces peut nous permettre de comprendre et de prévoir les actions humaines. » .
Nous voulons comprendre, comme le suggère Dilthey :
« La compréhension (verstehen) est une orientation que la conscience acquiert dans le monde, mais qui n’en est ni une ‘image’ mentale, ni une simple représentation ; elle consiste dans la capacité d’inscrire un phénomène dans les articulations de ce monde. »
La compréhension s’allie également à la responsabilité, c’est parce que nous sommes responsables que nous ne pouvons pas nous dérober à la compréhension.
Cette compréhension est aussi problématique dans le sens où elle nécessite une approche objective d’un phénomène qui ne nous laisse pas indifférent.
Travailler sur des objets détestables présente des problèmes épistémologiques et moraux. La question du pourquoi est tangente car la limite entre le comprendre et l’expliquer est fragile, mince crête parfois invisible, mais parfois franchie avec allégresse.
L’explication vaut souvent justification et la justification met sous silence les responsabilités.
Les criminels doivent rester des criminels. Dire que ces terroristes ne peuvent, que difficilement, agir autrement, c’est réactiver une grille sociologisante débilitante qui nous dit en d’autres mots : « Ils ne sont pas responsables de ce crime, voyez comme ils sont désespérés, comme ils souffrent de l’occupation militaire, de l’impérialisme américano-sioniste », quand ce n’est pas «la revanche du faible sur le fort » !
Rappelons ici que nous ne cherchons en aucun cas à nous mettre à penser comme ces criminels, ni bien entendu de les victimiser, mais bien, en revanche, trouver une clé de compréhension de leurs actions qui nous permet d’agir et d’obtenir, in fine, la fin de ce phénomène qui a atteint, samedi sept octobre 2023, le pic de l’horreur.
Après avoir exposé nos limites théoriques qui sont celles de l’explication et du déterminisme, nous aborderons les théories de l’agressivité que sont l’instinctivisme et le béhaviorisme pour en ressortir leurs faiblesses explicatives, pour notre cas présent.
Nous présenterons ensuite un syndrome clinique décrit par E. Fromm dans les années 60, qui est celui de l’avilissement :
« Syndrome qui pousse ceux qui en sont atteints à détruire pour le plaisir de détruire, et à haïr pour le plaisir de haïr.»
Ce syndrome est l’association de trois phénomènes qui sont la nécrophilie ou amour de la mort, des formes malignes de narcissisme et la fixation à une symbiose incestueuse.
Il représente le penchant caractériel symétriquement opposé du syndrome de l’épanouissement, lequel englobe amour de la vie, amour de l’humanité et indépendance.
Le but de cette réflexion est d’aboutir à une théorie de l’agressivité qui tient debout face aux limites que nous allons lui poser.
Il a aussi comme objectif de condamner, le plus clairement possible, ces actes monstrueux : la barbarie est en guerre contre l’humanité.
I. Comprendre, mais pas justifier
Afin d’entrevoir une théorie de l’agressivité applicable à notre objet, il est nécessaire de lui apposer des limites que nous souhaitons non franchissables.
La première à envisager est de ne pas tenter d’expliquer, pour ne pas justifier, c’est à dire ne pas poser sur l’objet une cause une et une seule, extérieure à l’individu, qui dévoierait la réflexion car elle ne permettrait plus, par cette attribution collée à l’objet, d’y apposer une responsabilité, qui serait alors dissoute dans la cause.
En effet, retirer la cause supposerait la disparition de l’agressivité.
Si je suis mû par une force extérieure, je ne suis plus responsable de ce que je fais et, du coup, la responsabilité retombe sur cette cause.
Si des parents frappent leurs enfants, il est normal que ces derniers frappent, à leur tour, leurs propres enfants : cercle vicieux qui n’aboutit à pas grand-chose hormis la déresponsabilisation des acteurs face à leurs crimes.
C’est la question du déterminisme : je suis déterminé à agir de la sorte car j’ai été poussé par les autres -souvent les victimes - à le faire, je n’avais que peu de choix.
La principale dérive dans ce sens revient donc à expliquer un phénomène par une cause extérieure, si possible rejetant la cause sur les victimes, pour dédouaner dans un certain sens l’acteur agissant, déterminé par celle-ci et ne pouvant pas en sortir. Selon le modèle de Hempel, il n’y a d’explication scientifique que dans la mesure où la connexion entre des évènements singuliers peut se déduire d’une loi ou d’une proposition générale.
Ce causalisme est problématique car ces causes sont situées à l’extérieur comme dans l’explication durkheimienne dans laquelle le fait social s’impose à l’individu et le contraint.
Fromm nous rappelle, dans Le cœur de l’homme, que les penseurs de la renaissance, ainsi que, plus tard, Marx, soutenaient que tout ce qu’il y a de mauvais dans l’homme est purement et simplement le résultat des circonstances ; et, que par conséquent, celui-ci n’est pas, à proprement parler, confronté à un choix.
Que l’on change simplement les circonstances qui engendrent le mal, pensaient-ils, et la bonté originelle de l’être humain se manifestera au grand jour de façon presque automatique.
Le discours sociologiste qui appose sur l’individu la force déterminante et exclusive des facteurs sociaux pose des problèmes majeurs dans le cas qui nous intéresse.
C’est un peu la conception rousseauiste de l’homme, originellement bon, perverti par l’histoire. L’homme serait naturellement bon, la responsabilité des malheurs du monde ne repose plus sur ses épaules mais, en grande partie, sur celles de l’environnement social.
Le social, qui environne le terrorisme, avec l’exemple caractéristique de la société palestinienne, et prédispose à l’action mais l’acteur, lorsqu’il agit, ne saurait être tenu pour non responsable : tout autant que les chefs des cellules terroristes que les exécutifs sont responsables de chaque attentat.
Dans ce sens, la réflexion qui explique le terrorisme palestinien ou arabo-islamique du 11 septembre comme la conséquence – inévitable – des agressions impérialistes américaines ou sionistes ou simplement occidentales vers le monde arabo-musulman implique nécessairement la dissolution - tant a priori qu’a posteriori - de la responsabilité des auteurs sur les causes.
Le cercle vicieux se boucle ainsi sur les victimes, devenues par un tour de passe-passe idéologique, autant responsables que sacrifiées pour la cause fanatique. Pour Zawadzki :
« La nécessité historique mise en évidence par l’explication causale abolit par conséquent la possibilité même de penser la responsabilité. Plus exactement, on prend le risque d’une dissolution du devoir être et de la responsabilité dans les causes ».
Cette porte ouverte laisse libre cours aux intellectuels sociologisants pour la cause des opprimés considérant qu’il n’est pas possible de blâmer des âmes portées au désespoir, justifiant par-là l’injustifiable ; le représentant personnifié de ce courant fut, sans conteste, Bourdieu : penseur du dominant et du dominé.
Ainsi, Monique Canto-Sperber nous donnait déjà quelques mécanismes éclairant après le 11 septembre les arguments qui visent à dédouaner et à justifier - consciemment ou inconsciemment - les actes horribles perpétrés par les terroristes de Ben Laden :
« D’abord, la réticence à définir l’acte indépendamment de la situation sociale ou historique où se trouve celui qui l’a commis. On dit alors que le lynchage, l’assassinat aveugle, quand ils sont perpétrés par ceux qui sont ou se présentent comme opprimés ou victimes, ne peuvent être décrits de la même façon que lorsqu’ils sont commis par ceux qu’on désigne comme oppresseurs. (…)
Mais c’est là une perversion de l’intellect.
Aucune explication par les causes sociales ou psychologiques, aucune explication par le but, ne peut modifier la qualification morale de ce qu’est l’acte de lyncher ou de tuer.
Quelle que soit l’appréciation d’ensemble qu’on porte sur une situation de conflit, dissoudre l’acte terroriste dans son contexte, c’est faire passer une explication pour une justification subreptice. »
Il appartient à ces auteurs de ne pas oublier que le désespoir ne peut être la cause du terrorisme car « Le désespoir ne fabrique pas les bombes humaines, elles feraient sinon le quotidien de cette planète : du Tibet au Kurdistan, quid de tant de situations désespérées, où l’on n’entend guère parler de bombes humaines. » Il ne suffit pas d’être désespéré pour s’exploser ; et, au contraire, on peut s’exploser, dans une tour du World Trade Center, en étant un nanti du monde : un saoudien ayant suivi des hautes études, et, disposant, d’un compte en banque bien rempli.
Le terrorisme, pour être compris et analysé, doit être sorti de son symbolique et son impact psychologique. Il convient bien de rappeler, car cela est parfois oublié ou mis sous silence, que l’acte de terrorisme est un crime qui, si répété comme cela se déroule en Israël, est qualifiable de génocide ou de crime contre l’humanité, Médecins du Monde parle même de « démocides ».
Le génocide est défini dans le petit Robert comme la « destruction méthodique d’un groupe ethnique. » Il n’y a donc aucune théorie explicative que l’on pourrait utiliser si elle fait passer des crimes pour de simples actes désespérés.
Il n’y a aucun de moyen de s’entendre dans la lutte contre ce phénomène si l’on reste encore dans de vieux schémas usités et inopérants.
L’explication sociologisante, scientifique, ne semble pas applicable mais nous pouvons tenter une compréhension non déterministe.
Un autre mécanisme vient rebuter la responsabilité : si le sujet qui tue est mû par des forces qui le déterminent, il est alors objet ; et s’il est objet, il n’est plus dès lors responsable… L’homme de Kant, défini par sa finalité, est ici devenu moyen.
Comment légitimer des actions où l’on réifie des êtres humains pour sa cause ?
Le martyr n’est plus un acte religieux porté par un être humain ayant la foi (douteuse) mais la transformation d’un musulman en une technique terroriste : une bombe humaine.
Le martyre est pourtant un objet social de convoitise dans de nombreuses contrées, et, notamment, dans les territoires contrôlés par le Hamas. Il y a donc ici un mécanisme fondamental qu’on ne saurait éviter : le terroriste n’en est plus vraiment un si, l’on dit de lui qu’il est désespéré, car, du coup, on le transforme en un simple pantin : soumis à des forces extérieures qui sont la misère, l’occupation, la soumission ; il ne peut être tenu responsable de ce qu’il va faire, c’est le même mécanisme utilisé dans les actes commis par des malades psychiatriques, la justice les considère comme n’étant pas en possession de leurs moyens intellectuels et du coup, sont des incapables.
Cette violence réactionnaire pourrait se comprendre comme une agressivité engendrée par la frustration ; mais, il est clair, pour Fromm, que sa frustration est au service de la vie, et « qu’elle ne vise pas à détruire pour le plaisir de détruire. »
Les Palestiniens ou autres représentants d’un tiers-monde fantasmé, sont frustrés et, du coup, réagissent violemment, n’ayant que ce seul moyen pour s’exprimer.
Le raisonnement intellectuel est ici perversion car mue par l’idéologie têtue de ceux qui ne cherchent pas à comprendre mais à justifier.
La théorie à construire doit donc tenter de comprendre les mécanismes qui aboutissent à ce type d’acte en évitant le déterminisme rigide et l’explication sociologisante douteuse, qui a deux buts selon les auteurs : soit le combat idéologique pour une cause que l’on soutient ; et, pour cela toute action allant dans son sens est bonne – légitimer des actes mêmes injustifiables ne pose plus problème car la responsabilité n’occupe plus l’acteur mais les causes qui l’on fait agir de la sorte - ; soit refouler le problème pour ne plus en parler et occulter sa présence indéfectible en conscience telle la Shoah restée encore aujourd’hui en travers de nombreux intellectuels juifs et non juifs, qui ne passe pas pour paraphraser Françoise Giroud.
Rien de plus simple que de laisser dans le désert intellectuel toute réflexion, vide abyssal qui est automatiquement pris d’assaut par les forces obscures de la complaisance. Ici, l’agressivité est maligne, pour reprendre la catégorisation Frommienne : c’est à dire visant la destruction et n’étant pas au service de la vie, comme l’agressivité bénigne mais au service de la mort. Il y a comme un pacte passionnel passé avec le diable et la mort.
Déterminisme, libre nécessite
user, culpabiliser, un pauvre petit palestinien face à une armée en règle et, de surcroît, la plus forte de la région ? Ainsi, pour Fromm, l’agressivité bénigne ou biologiquement adaptative « est une réaction aux menaces dirigées contre les intérêts vitaux ; elle est phylogénétiquement programmée ; elle est commune aux animaux et aux hommes ; elle n’est pas spontanée, ne s’accroît pas d’elle-même, mais elle est défensive et réactionnelle ; elle a pour but de faire disparaître la menace, soit en la détruisant, soit en supprimant sa source. » N’est-ce pas ce que recouvrent trop fréquemment les discours aujourd’hui sur la situation au Proche-Orient ? Les Palestiniens ne se défendent-ils pas ? Après tout qui a commencé ? Qui agresse ? Qui colonise ? Qui crée un apartheid ? La source de tout cela, la source de ces milliers de morts : Israël, bien sûr ! Mais nous disons plutôt que leur agressivité est maligne «biologiquement non adaptative, c’est-à-dire la destructivité et la cruauté, n’est pas une défense contre une menace; elle n’est pas phylogénétiquement programmée; elle n’est caractéristique que de l’homme; elle est biologiquement nocive parce qu’elle est socialement disruptive; ses principales manifestations - l’acte de tuer et la cruauté - sont productrices de plaisir en dehors de toute finalité; elle est nuisible non seulement en dehors de l’individu qui est attaqué, mais également à celui qui l’attaque.» Leur agressivité n’est pas bénigne, ne s’oriente pas vers la préservation de la vie : ni la leur ni celles de leurs victimes du reste, le tout explose en un instant. Où est la préservation de la vie dans de tels actes ? La symbolique ainsi portée, celle d’un presque-adulte se tuant pour libérer sa terre, n’est que leurre : ce geste est un assassinat en règle. Nous soutenons que l’acte est destructeur, et non sadique dans le sens où « Le destructeur veut se débarrasser d’un individu, l’éliminer, détruire la vie elle-même ; le sadique veut éprouver la sensation de contrôler et d’étouffer la vie. » Leur agressivité va au-delà du sadisme. Fromm donne plus loin une définition du sadisme : « La passion du contrôle absolu, sans limites, d’un autre être humain ; l’infliction d’une douleur physique n’est que l’une des manifestations de ce désir d’omnipotence. » Les nazis étaient connus pour leur sadisme, le Hamas a été bien au-delà.
Place du martyr dans l’Islam
Si le martyr atteint un tel paroxysme dans les territoires palestiniens, il convient de s’interroger de sa place dans l’Islam et dans le Coran. Aujourd’hui, le religieux s’associe au social ; en ce sens où le martyr est autant convoité par l’islamiste, en tant que solution à la vie d’en bas, que le séculier à qui l’on fait convoiter une place sociale post mortem : prestige pour lui et sa famille. L’image héroïque, s’associant alors à un revenu financier conséquent, provient des différents groupes terroristes, du Hamas de ou même de l’autorité palestinienne, financée en partie par l’Union européenne, par l’Irak, la Syrie et le Qatar. La récompense religieuse et éternelle du martyr est l’accès direct au paradis. En effet, il ne passe pas la barzakh (purgatoire), il reçoit le plus haut rang du paradis s’asseyant à côté du trône de Mahomet. Il existe ainsi une maison des martyrs dar al-shuhada : la plus belle place du paradis. S
a mort en tant que martyr purifie tous ses péchés. Il lui est donc promis la vie éternelle au paradis, la permission de voir le visage d’Allah, l’amour de 72 vierges prêtes à le servir au Paradis et finalement la vie paradisiaque de 70 de ses parents.
Le shahada est associé au jihad. Ces deux concepts sont indissociables de l’essence de l’Islam le plus rigoriste. En effet, il n’y pas de martyr sans combat pour la cause de Allah et pour la cause de la vérité. Shahad signifie voir, regarder, témoigner et devenir un modèle, un paradigme. En somme, le shahid est celui qui voit et témoigne.
Il devient un modèle en luttant pour la vérité : la haqq. Le jihad est l’ensemble des moyens permettant d’établir la vérité et peut ramener vers le martyr. Il est souligné que le jihad ne doit pas amener à se faire tuer. Le combattant qui vie est un moudjahid et un shahid s’il meurt. Le jihad bi al-sayf, c’est à dire le jihad par l’épée a remplacé le jihad al-nafs, c’est à dire le jihad contre une nature inférieure et intérieure la nafs. Cependant cette distinction a été oubliée par la lecture littérale des islamistes fanatiques et même des premières armées musulmanes.
Trois composantes s’associent et forment un devoir pour tout musulman apte physiquement : l’appel à la guerre, l’exhortation au martyr et la récompense à celui qui donne sa vie pour la cause. Ceci provient de trois différents hadiths et thèmes du Coran. Cet islamisme trouve son origine chez le jurisconsulte Ibn Hanbal (780-855) et puis un disciple plus lointain le Syrien Ibn Taymiyyah (1263-1328). Le martyre devient un sacrifice légitime au nom de l’islam et non plus un suicide illégitime.
Religion : condition nécessaire mais non suffisante
Nous avons souligné la place du martyr dans l’islam mais il convient de souligner que le terrorisme n’est pas uniquement forcément consécutif à un embrigadement islamique. Les tigres noirs constituent une preuve suffisante que le terrorisme peut provenir de pressions politiques et psychologiques intenses et non religieuses. La religion semble pourtant être, dans le cas du terrorisme palestinien, une condition nécessaire mais non suffisante. Il faudrait peut-être comprendre la religion comme l’expliquait Durkheim en 1914 :
« La religion, en effet, n’est pas seulement un système d’idées, c’est avant tout un système de forces. L’homme qui vit religieusement n’est pas seulement un homme qui se représente le monde de telle ou telle manière, qui sait ce que d’autres ignorent ; c’est avant tout un homme qui sent en lui un pouvoir qu’il ne connaît pas d’ordinaire, qu’il ne sent pas en lui quand il n’est pas à l’état religieux (…) Il croit participer à une force qui le domine, mais qui, en même temps, le soutient et l’élève au-dessus de lui-même. »
Durkheim identifie ces forces comme morales pouvant agir à l’intérieur et non physiques à l’extérieur : « Les forces physiques ne sont que des forces physiques : par conséquent, elles restent en dehors de moi. (…) Il n’y a que les forces morales que je puisse sentir en moi, qui puissent me commander et me réconforter. » La puissance de la religion sur les esprits, cette influence permettrait, toujours selon Durkheim, d’expliquer la religion.
L’Islam met en place la légitimité du martyre, mais l’explication du terrorisme palestinien ne saurait se résumer à la place de l’Islam. Il semble bien, que s’associant à l’Islam, s’est établie dans les territoires palestiniens une socialisation du martyr. Celui-ci deviendrait un objet social de convoitise, un acte social que l’on réalise, pour l’éternité, mais également pour le présent amélioré de sa famille et un prestige post-mortem indéniable. Les témoignages des terroristes d’octobre 2023 soulignent tous l’attrait social et financier consécutifs à leurs actes. Sans ce soutien de la société, le terroriste est nu, sans forces.
Culte de la mort
Nous voulons montrer que se manifeste dans la société palestinienne, ce que Fromm appelait le culte de la destructivité qui a pour « rôle de s’emparer de la totalité de l’individu, de l’unifier dans l’adoration d’un seul but : détruire. » Ce culte de la mort ou martyrologie se manifeste dans les discours politiques et l’éducation. Elle prend appui sur le djihad musulman, guerre sainte telle qu’elle est interprétée depuis Mahomet en tant qu’affrontement des musulmans contre les impies, autrement dit les autres religions.
Ce djihad n’est pas neuf car il fut pleinement utilisé dans les différentes conquêtes musulmanes.
Aujourd’hui, ce djihad revêt la forme d’un combat opposant ou voulant opposer musulmans intégristes fanatiques et l’occident. Les terroristes palestiniens vont, dès lors, dans leurs discours, allier cause politique et cause religieuse pour justifier leur combat. Le martyr qui meurt pour sa cause reçoit une double gratification : sociale et religieuse. Le shahid est devenu objet social de convoitise dans les territoires palestiniens : accès direct au paradis, entouré de dizaines de vierges… passion de la destructivité. Le culte de la mort se retrouve dans les discours des principaux dirigeants palestiniens et autres islamistes. En première approche, ce culte de la mort est porté par les représentants religieux comme consécutif du djihad rendu nécessaire face à Israël et l’Amérique. Rappelons ici la présence de culte de la mort dans les différents manuels scolaires palestiniens :
« Pour moi, la promesse du martyr et de la Palestine est ma chanson… « Nous marchons malgré la mort (…) Nous mourrons » … « …meurt en martyr, défendre, notre héros, la patrie… » … « L’élève doit développer son amour pour Jérusalem et son désir de se sacrifier pour sa libération. » … « sacrifier sa vie et ses biens pour Allah et pour la patrie » … « Étude du poème : « Vive la patrie », par Muhammad Mahmud Sadiq : Ô mon pays, ma terre, j’offrirai mon sang pour toi. Je t’ai donné ma vie en sacrifice, accepte-la. » … « Transformer le singulier en pluriel. Martyr, martyrs » … « Analyser : nous avons sacrifié martyr après martyr. » … « Le djihad est un devoir religieux de tout musulman et de toute musulmane. » … « écrivez cinq lignes sur les vertus des martyrs et leur statut supérieur » … « Un martyr est honoré par Allah. Deux martyrs sont honorés par Allah. » … « Le combattant du djihad est mort en martyr en défendant le sol de sa patrie. » … « La mort nous plaît, et nous refusons d’être humiliés. Comme il est doux de mourir pour Allah. » … « Bagdad, je t’ai apporté un amour de Palestine, Te rappelleras-tu mon identité arabe, mon Djihad ? Et sur la terre sont des convois de martyre… » … « le martyre, c’est quand un musulman est tué pour Allah… Qui meurt ainsi est un martyr… le martyre pour Allah est l’espoir de tous ceux qui croient en Allah et ont confiance en ses promesses… le martyr se réjouit dans le paradis qu’Allah a préparé pour lui… » ... « Mère, le départ est proche, prépare le linceul / Mère, je marche à la mort…je n’hésiterai pas / Mère, ne pleure pas sur moi si je tombe / Car la mort ne m’effraie pas, et mon destin est de mourir en martyr. » … « Pourquoi le poète demande-t-il à sa mère de ne pas pleurer sur lui ? Réponse : parce qu’il désire être un martyr pour Allah, et qu’il n’a pas peur de la mort » … « Il est préférable que (le maître) se concentre sur les points suivants… : l’amour du rôle de martyr pour Allah. La récompense du martyr est le paradis » … « Je prendrai mon âme en main et je la lancerai dans l’abîme de la mort. /Et alors, ce sera soit une vie qui réjouira mes amis soit une mort qui mettre l’ennemi en rage. / l’âme honorable a deux objectifs à atteindre : la mort et l’honneur. » … « le martyre c’est la vie » … « (L’élève) doit chérir l’importance, dans la vie de la nation, du djihad et de la mort au combat… Souhaitez la mort (en martyrs) et recevez la vie. » … « développer l’amour du martyre pour Allah » …
Les jardins d’enfants, gérés par le Hamas ou l’Autorité palestinienne, concourent à ce culte de la mort par des affiches où l’on peut lire : « The children of the kindergarten are the shuhada of tomorrow ». L’éducation est aussi universitaire, les slogans plus directs ; ainsi il est possible de lire à l’Université Al-Najah de Naplouse : « Israël a des bombes nucléaires, nous avons des bombes humaines. » L’éducation est celle aussi des parents or il est de notoriété que les mères expriment un sentiment de fierté à l’annonce de la mort de leur fils, mort en martyr.
Conclusion
La question de l’altérité a longtemps préoccupé la philosophie et elle me semble centrale dans la compréhension du phénomène du terrorisme : la toute particularité de ce type de meurtre réside dans la confrontation entre un homme (ou une femme) animé(e) d’un désir de destruction qui se constitue en arme de destruction pour assassiner au sein d’autres hommes. Plus que ce rapport direct à la mort, le terroriste en suivant de près ses futures victimes les regarde, les scrute et attend le bon moment. Que fait donc un terroriste avant de débuter son massacre ? Il regarde. Pour Sartre, « Autrui est, par principe, celui qui me regarde ». Il me regarde et c’est cela sa violence. La violence de son regard. La violence qu’il porte dans son regard est remplie de haine. Que peut-il penser – quelques secondes avant son action – à la vue de ces hommes, femmes et enfants. Peut-il les regarder en humain ? Pour lui, ils sont tous ses ennemis - qu’ils soient juifs ou arabes, nourrissons ou vieillards, de gauche ou de droite, pacifistes ou guerriers -, il les a catégorisés de la sorte et il ne sortira pas de ce schème mental. Le voici prêt à agir et point de repentance. Le regard que porte ce terroriste est rempli de sauvagerie. Il voit ces corps qui déambulent comme déjà morts, déjà partis en enfer. Rien d’humain a priori dans ce regard, l’altérité - si elle est sioniste ou occidentale voire occidentalisée - n’est que chose, objet pétrifié et inanimé mais alors, pourquoi les tuer ? Pourtant c’est la revanche de l’humanité, on ne peut résoudre un homme à se réifier, à devenir un objet sur lequel on aurait un pouvoir. Son regard ne peut résoudre autrui à sortir de son humanité.
Face à ce regard, autrui répond par le visage. Selon Levinas, autrui s’exprime dans la violence de son visage, dans sa nudité, son dénuement et qui appelle à l’interdiction du meurtre. Dans le visage sont inscrits autant la tentation de l’assassinat que sa transgression. Non pas que cette interdiction rende compte d’une réelle impossibilité mais plutôt d’un non pacifiste lancé par le visage de l’Autre. La présence personnelle de l’autre, à travers son visage, nous signifie l’ordre de renoncer à la violence et nous engage à « se mettre en société avec lui » : c’est le commandement d’une responsabilité pour autrui qui précède ma liberté. Mais quand le terroriste voit ces corps animés de vie, quand lui est opposée à la violence de son regard la violence pacifiste de ces visages, il répond par un seul geste : actionner ses armes. À l’humanité criant son humanisme, le terroriste lui jette en pleine figure : mort et destruction. Il ne supporte pas la vie, le terroriste. Plus que cela, il se sent au-dessus, comme prétendant à un statut divin qui le place en dehors de la vie des autres. De la sorte, il s’écarte de l’humanité. Mais avant également, dans l’absence de reconnaissance de l’Autre comme humain et pouvant partager des valeurs communes. Le terroriste est lâche, il ne peut supporter l’Autre ; c’est un tueur sans conscience qui sait pertinemment qu’il ne pourra affronter ces visages pétrifiés par la mort ou ceux se tordant de douleurs sans les tuer, les éliminer. Mais il est trop simple de les retirer de l’humanité et de les dédouaner, voire pire de condamner les victimes…, et c’est là que notre réflexion sur la nécrophilie prend son sens. En parallèle des actions militaires, il viendra le temps ou deux actions d’envergure doivent être menées : la confrontation frontale avec cette idéologie complaisante qui ne fait que renforcer le culte de la mort et le traitement en profondeur des processus nécrophiles de cette société (éducation, information, communication, gratification sociale et religieuse…). Sans quoi nous reconnaitrons le même phénomène, ici ou ailleurs, et les entendrons les mêmes réactions.
L’humain est irréductible à nos consciences, de la Shoah à Gaza en passant par le World Trade Center, des gens tentent de détruire et d’anéantir cette humanité. Le simple fait de consentir – en ne disant mot – est déjà partie gagnée pour ces terroristes. Ne jamais soutenir ce type d’actions, ne jamais corroborer à leurs thèses et ne jamais les considérer comme partageant les mêmes valeurs que nous, jamais, au nom d’une valeur supérieure : la vie. L’omission collective face au terrorisme est responsabilité, ne pas agir c’est laisser agir. Face à cette nécrophilie, face au martyr devenu acte social autant que religieux, face à autant de haine, les solutions sont difficiles. En premier lieu, éliminer les chefs terroristes, qui envoient, sans arrière-pensée, son peuple à la mort et leurs infrastructures mortifères. Il faudra ensuite réformer la société palestinienne, l’éducation, les discours politiques, et combattre leurs soutiens internationaux…
Références
E. Fromm, le cœur de l’homme, petite bibliothèque Payot, 2002
E. Fromm, La passion de détruire, anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, Paris, 1975,
Brogowski, Dilthey, conscience et histoire, puf, p. 42.
P. Zawadzki, Travailler sur des objets détestables, quelques enjeux épistémologiques et moraux, Revue Internationale des Sciences Sociales, N°174, novembre 2002.
H. Atlan, La science est-elle inhumaine : essai sur la libre nécessité, Bayard, 2002
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