La justice dans le judaïsme et pourquoi tendre l'autre joue est une négation de la justice

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La justice dans le judaïsme et pourquoi tendre l'autre joue est à l'opposé d'aimer son prochain comme soi-même.

Sources : "Le mythe de la loi du Talion", de Raphael Drai. "Justice and judaism ", Maxwell Silver.

Exposé de  Emmanuel BLOCH pour Alliance publié une première fois le 24.05.97

1. Introduction. Comment définir la conception juive de la justice ?

On peut concevoir 2 manieres différentes de procéder. La première revient a dire : "Voila ! dans l'optique de la Torah, la justice peut se définir ainsi : ...", en ayant recours à des affirmations et à des exemples, comme - entre autres - le fameux jugement de Salomon.

Tout le monde connait cet épisode où deux  femmes se disputent un enfant.Chacune prétendant qu'il s'agit la du sien, et Chlomo Hamelech, le roi Salomon, ordonne de trancher cet enfant en deux pour le répartir équitablement ; la véritable mère est celle qui est prête à renoncer à l'enfant pour qu'il vive.

(Rois I, Ch. 3, v. 16-28).

 

C'est la un premier aspect du problème, une première vision, ce qu'on pourrait appeler une définition positive de la justice.

Mais on peut aussi apporter une définition négative, c'est-a-dire préciser ce qu'est la conception juive de la justice par opposition à d'autres conceptions.Par opposition, par exemple, a la justice chrétienne. C'est ainsi que dans l'Evangile selon Saint Matthieu, on trouve la phrase suivante :

"Ne vous opposez pas au mauvais, mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite tend lui aussi l'autre." Cette idée n'existe pas dans la Torah, qui proclame : "Tu aimeras ton prochain comme toi- même."

Le christianisme, ayant repris ce principe "tu aimeras ton prochain comme toi- meme", ne s'est apparemment pas rendu compte que par la-même il se contredisait : en effet, si je dis que mon prochain à droit au même traitement que moi, il ne faut pas oublier que je suis quant à moi le prochain... de mon prochain !

Et si mon prochain a autant de droits que moi, le prochain du prochain - moi - a autant de droits que lui !

En d'autres termes, ce que pose cette phrase : "tu aimeras ton prochain comme toi-même",c'est une égalité absolue (comme toi-meme, pas "moins" bien sur, mais pas "plus" non plus !)

Par contre, l'idee de tendre l'autre joue implique que, de par son agression, l'autre a plus de droits que moi, puisque je n'ai pas la possibilite de me défendre.

Cette différence est fondamentale, comme nous le verrons plus tard. Sinon, on peut encore opposer l'idée de justice juive à d'autres visions.

Par exemple à notre conception de la justice moderne. Dans le droit de nombreux pays, aujourd'hui encore, la condamnation d'un criminel est fondée sur l'aveu.

En droit talmudique, il n'en va pas ainsi. Dans le traite de Ketoubot, page 18b, on trouve l'idée de "Eyn Adam Messim Atsmo Racha", on ne fait pas de soi un coupable. Concrètement, la base de ce principe est qu'on n'accepterait pas que la famille d'un criminel en puissance (ses parents, son conjoint, etc) témoigne à son propos : ces témoins sont trop subjectifs et manquent donc de crédibilité.

Mais la personne soupconnée d'être un criminel est encore plus subjective, puisqu'en l'espèce elle parle d'elle-même !

Le crime, si crime il y a, devra pour le Talmud être prouvé par des temoins objectifs, exterieurs a l'affaire, mais les aveux ne sont jamais pris en compte.
Et recemment encore, on a vu des personnes qui, après avoir passé un certain nombre d'années en prison, et alors qu'elles etaient accusées de crimes graves qu'elles avaient avoués, ont fini par être relâchées  lorsque l'on retrouva les vrais coupables. Certaines méthodes policières semblent être très efficaces pour faire "craquer" les gens, même parfois les innocents.
Ce sont donc ces deux approches que je voudrais développer maintenant : tout d'abord expliquer ce qu'est la justice dans l'optique de la Torah, sans m'attarder sur son organisation pratique, mais en insistant sur ce qu'elle représente et vers quels buts elle doit tendre ; puis mettre ceci en relief en comparant avec d'autres conceptions notamment les théories chrétiennes, dont l'influence est considerable dans notre société.

 

2. Première partie : definition positive.

A. Generalites.
Il est assez difficile de donner d'emblée une définition de la façon dont la Torah considère la justice, peut-être parce que la Torah est essentiellement un recueil de lois, et que les références à la justice y sont donc tres nombreuses.
Toutefois, il est un passage qui tient une place centrale, et ce a double titre : premièrement, parce qu'il traite vraiment du coeur de notre sujet, et deuxiemement - et peut-etre plus litteralement - parce qu'il est vraiment au centre du `Houmash : en effet, dans le livre de Vayikra, le troisieme des cinq livres du Pentateuque, et plus précisément dans la sidra de Kedoshim qui en est en quelque sorte le point culminant.
"Ne prevariquez point dans l'exercice de la justice ; ne montrez ni ménagement au faible, ni en faveur au puissant : juge ton semblable avec impartialite. Ne va point colportant le mal parmi les tiens, ne sois pas indifferent au danger de ton prochain : je suis l'Eternel. Ne hais point ton frère en ton coeur.
Reprends ton prochain, et tu n'assumeras pas de peche a cause de lui. Ne tevenge pas ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : je suis l'Eternel." (Levitique Ch. 19, v. 15-18). En fait, la sidra de Kedoshim présente les conditions d'accession à la sainteté, presentée comme la dimension commune de D.ieu et de l'homme.
Or ces conditions ne sont pas "mystiques", mais correspondent a une certaine éthique dans la facon de se comporter dans la societe. La conséquence est claire : l'homme ne peut vivre en harmonie avec D.ieu que s'il arrive à vivre en harmonie avec d'autres hommes ; d'où ces interdictions de la médisance, du ressentiment.Mais que se passe-t-il si la bonne entente se trouve un jour brisée ? (en cas de vol, de meurtre, etc...)

A ce moment-la, precise le texte, la dernière chose à faire est d'essayer de se faire justice soi-même, autrement dit de se venger.
La vengeance en effet ne retablit pas le statut de l'harmonie initiale, mais bien au contraire va constituer une déchirure supplémentaire du tissu social.
Car cette vengeance, peut-être disproportionnée ou alors inadaptée, entrainera elle-même une replique de l'autre, et ainsi de suite dans un combat destructeur sans fin possible.

Non, la seule possibilite est celle qu'indique le texte : présenter le litige devant un juge, qui tranchera de maniere a retablir l'équilibre et a éviter que les passions ne s'exacerbent (Betsedek Tichpot Amitera : juge ton prochain avec impartialité). Toutefois, un enseignement du Talmud (Yoma 23a) précise ceci : Rabbi Yo'hanan dit au nom de Rabbi Chimon ben Yeotsaddak :
"Un sage qui ne se venge pas et qui ne garde pas rancoeur comme le ferait un serpent n'est pas un vrai sage". En apparence, la contradiction avec ce que nous venons de voir est totale.
En apparence seulement ; d'apres nos sages, le debat n'est pas tout à fait le même ici que dans la sidra de Kedoshim : ce que Rabbi Yo'hanan veut nous enseigner ici, c'est qu'un homme ne doit pas renoncer à ses droits. Autrement dit, en cas de litige, on n'a pas seulement le droit d'aller voir le juge ; on en a aussi le devoir. Car, même sans chercher à se venger, un homme qui ne panserait pas la plaie nourrirait en son for interieur de la rancoeur, du ressentiment, et ceci doit être absolument évité.
Pour resumer, l'homme doit donc se plier à un certain nombre de lois sociales ; une personne qui subit un préjudice quelconque a le choix entre 3 réactions possibles :

soit se venger, soit ne rien faire et essayer d'oublier, soit aller voir le juge ; les deux premieres sont rejetées, l'une par la Loi ecrite, l'autre par la Loi orale, car seule la troisieme possibilité permet de rétablir l'harmonie entre les gens.

B. La justice dans l'histoire des hommes, selon la Torah.
Toutefois, ce ne sont pas seulement les juifs qui sont soumis à cette exigence de justice : d'après la Torah, cette obligation a deja été imposée a Noé (c'est une des 7 lois noachites), à la suite du déluge, pour permettre la viabilite de cette humanite qui prenait un nouveau depart.
Avant le Déluge, les choses se passaient ainsi : une action de l'homme entrainait une réaction, une sanction de la part de D.ieu. On le voit quand Adam et Eve mangent du fruit défendu (ils sont exiles du jardin d'Eden), quand Caïn tue son frere Abel, etc. A partir du Deluge, tout ceci change radicalement, et c'est très clair dans ce que D. dit a Noe : "Chofer Dam Haadam, Baadam Damo Yichafer", "Celui qui repand le sang de l'homme, par l'homme son sang sera repandu" (Genese Ch. 9, v. 6).
Deux éléments sont a remarquer dans cette expression : tout d'abord, une infraction doit entrainer une punition proportionnee ; ensuite et surtout, ce n'est plus a D.ieu de juger, mais Baadam, par l'homme, que justice se face.
Et lorsque exceptionnellement, par la suite, D.ieu interviendra pour faire lui-meme justice, il respectera les régles de la justice humaine.

Quelles régles ? Dans la sidra de Choftim, on trouve cet ordre "Tseddek Tseddek Tirdof", "la justice la justice tu rechercheras" (Deuteronome Ch. 16, v. 20).

Nos sages se sont posé la question de savoir pourquoi la Torah, si avare de mots en général, répete deux fois Tsedek. Que nous apporte cette redondance ?
Une des réponses proposées consiste en traduire cette expression par "le juste de la justice tu rechercheras " ; autrement dit, il y a une facon juste d'arriver a la justice, ce qu'on appelle les régles de procédure.
Le juge n'est jamais libre de trancher un litige comme il l'entend ; il est lié par une facon de faire qui doit garantir que tous les éléments nécessaires à la prise d'une décision soient pris en consideration.
Regardez comment se passe le proces, et le mot est bien choisi, de Sodome et Gomorrhe : "l'Eternel dit : comme le cri de Sodome et Gomorrhe est grand ; comme leur perversité est excessive, je veux y descendre ; je veux voir si, comme la plainte en est venue jusqu'a moi , ils se sont livrés aux derniers excés ; si cela n'est pas, j'aviserai." (Genese Ch. 18, v. 20 et 21). D.ieu avise ? ? ? Comment cela, ne sait-il pas d'avance quel sera le résultat ? N'est-il donc pas omniscient ?

Si. Mais il faut qu'un certain nombre d'éléments soient réunis.

Premier élément : la plainte.

 

D.ieu ne peut pas juger les populations fautives avant le moment ou les opprimes expriment leur souffrance.

Deuxieme élément : l'instruction du proces.

D. envoie des emissaires (les anges à qui Abraham offrit l'hospitalité), qui serviront d'accusateurs, contre Sodome et Gomorrhe.

Enfin, peut-être le plus important de tous, le troisième élément : qui prendra la defense des accusés ?
A ce moment s'avance Abraham, et il interpelle D.ieu: "Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique ?" Ne te faut-il donc pas écouter ce que la défense à a dire ? Et de développer ses arguments : que se passera-t-il si on trouve 50 justes dans la ville ? Ou 45, 40, 30, 20 ou meme 10 ??? C'est seulement alors, après avoir suivi les régles d'un prosée que D.ieu punira Sodome et Gomorrhe, en les détruisant.
C. Specificites de la justice juive.

Ainsi, la justice est une nécessité pour l'humanité dans son ensemble.Mais cela ne veut évidemment pas dire que la conception de la justice soit la même partout. Dans la justice juive, il y a toujours deux dimensions qui interagissent et dont il faut tenir compte.

La première de ces dimensions est celle de la Midat Hadin, de la justice stricte, et la deuxieme est celle de la Midat Hararamim, de la justice fondée sur la compassion.
Commencons par le din : son importance est prouvée par un grand nombre d'enseignements du Talmud, par exemple

"Rabbi Chimon ben Gamliel dit : sur 3 fondements subsiste l'univers, sur la justice (din), sur la verite et sur la paix." ou encore : "Rabbi Chemouel ben Ne'hamia dit [que] Rabbi Yo'hanan disait : tout juge qui fait un jugement de vérité (din emet) fait résider la Chekhina (la presence de D.ieu) sur Israël, comme il est dit "D.ieu se tient dans l'assemblée divine (c'est-a-dire la où il y a justice)", et tout juge qui ne juge pas en vérité provoque le retrait de la Chekhina.", etc. On pourrait multiplier ces exemple a l'envi.

Encore une fois, la justice est posée comme condition préalable de subsistance de l'humanité et comme moyen de vivre en harmonie avec D.ieu. Le din est rendu par un juge (dayan) qui siege dans un tribunal (beth din).
Nos sages font d'ailleurs remarquer que si le mot din est proche en hébreu du mot day (assez), c'est qu'il est la forme de justice qui permet de poser des limites a certains comportements qu'il faut prohiber.
Sa non-application est constitutive de ce qu'on appelle de nos jours un deni de justice, car le din correspond au minimum auquel on est en droit de s'attendre.
Lorsque le din est systematiquement inappliqué, c'est-a-dire lorsque le minimum n'est jamais atteint, alors s'applique le principe bien connu "Mida Keneged Mida", mesure pour mesure.
Ainsi pour Pharaon, auquel D.ieu fait dire par l'intermédiaire de Moise : "Israël est mon premier-né". Sous-entendu : tu es en train de détruire mon premier-né : je détruirai le tien.
Mais en règle générale le din n'est en lui-même pas suffisant. Tellement peu suffisant que dans Baba Metsia 30b Rabbi Yo'hanan affirme : "Jérusalem a été détruite parce que les jugements y étaient rendus en droit strict et que les juges n'ont pas su aller au-dela du droit strict (din Torah)."
Car le but suprême ne doit pas être de punir, de reprimer ; mais de même que D.ieu attend la techouva du pêcheur jusqu'à sa dernière heure, de même la justice humaine doit-elle avoir pour objet de reinsèrer le délinquant dans la société, d'insuffler un dynamisme nouveau.
Et cela, c'est la Midat Hararamim, l'application du droit fondee sur la compassion, qui le permet. Il n'y a pas opposition entre Midat Hadin et Midat Hararamim, mais bien complémentarité.
Revenons un instant sur le jugement de Salomon pour illustrer ceci.
Cet épisode n'est pas seulement une belle histoire, comme on pourrait le croire a premiere lecture. Dans le texte, il se situe juste après la demande de Salomon a D.ieu de lui accorder la sagesse, et montre en quelque sorte aux yeux de tous la stature nouvelle du souverain. Devant le roi se trouvent 2 femmes qui ont des prétentions contradictoires, mais de même force, sur un enfant. Que faut-il faire ? Impossible de ne pas juger du tout. Le din exige que le litige soit tranche, et c'est ce que va faire Salomon : il ordonne... de trancher ! A ce stade, on sent bien qu'il y a un problème, car l'application du droit arrive a un non-sens !
Comment réagit la vraie mère ? Elle interpelle le roi : "De grâce, mon seigneur, donnez-lui l'enfant". Par ces mots (de grâce), la mère place le débat sur un autre plan que celui du din, sur celui de la Midat Hararamim, et c'est seulement ainsi que le problème pourra être finalement resolu.
Ceci est un exemple de la facon dont Midat Hadin et Midat Hararamim s'articulent. Il s'agit toutefois d'un cas limite, ou Chlomo Hameler joue dèlibérement sur la charge émotive du proces.
Car il ne faut pas perdre de vue cet aspect du probléme qui est que le roi n'aurait pas le pouvoir de mettre un enfant innocent à mort : ce serait là un assassinat pur et simple.
Dans des cas plus simples, une facon de proceder en particulier permet d'utiliser a la fois Midat Hadin et Midat Hararamim: il s'agit de la pchara, c'est-a-dire du compromis.
Le Rambam notamment félicite tout tribunal qui essaie systematiquement de résorber un conflit avant même qu'il n'y ait procès, en discutant avec les gens.
Avant de passer à la seconde partie, il nous faut voir encore sur quels critères on choisissait les gens qui exercaient des fonctions publiques, comme les juges par exemple : "Hiram etait le fils d'une veuve de la tribu de Naphtali, son père était un Tyrien travaillant le cuivre ; et il etait empli de la sagesse ('Horma), de l'intelligence (tvouna) et de la connaissance (daat) en vue d'accomplir tout son travail dans le cuivre." présente par les Proverbes comme "le D.ieu [qui] par la sagesse - 'horma - fonda la Terre,-  passage du premier livre des Rois est à cet egard particulièrement interessant-
Ces trois caractéristiques sont présentées comme par le texte primordiale pour celui qui supervise les travaux du Temple. Mais on retrouve les mêmes chez le Createur du Monde qui établit les cieux par l'intelligence - tvouna- et par son savoir - daat - cliva les abimes et les cieux et fit sourdre la rosée".
De même, dans le Michne Torah, Maimonide précise que "on n'institue dans les Sanhedrin, qu'ils soient grands (71) ou petits (23), que des gens sages (raramim) et intelligents (nevonim), gens de multiple sagesse (dea merouba)." Il ajoute aussi qu'on ne prend pas comme juge une personne qui n'a pas d'enfant, de peur que cette personne n'ait pas assez recours a la compassion.

 

En résume, les juges se devaient d'être des gens d'une stature spirituelle particulièrement élevée.

Ceci d'autant plus qu'ils n'étaient pas payés pour leurs fonctions, mais recevaient un simple dedommagement correspondant aux pertes qu'ils faisaient alors qu'ils jugeaient et ne pouvaient donc pas travailler.

Le Roi Salomon aussi etait présenté comme ayant un coeur sage et intelligent (Haram et Navon) ; la troisieme exigence, le savoir, est légèrement plus problématique ; elle est présentée par le texte comme quelque chose pour lequel Salomon devait lutter en permanence s'il voulait garder sa royauté.
Autrement dit, sur les 3 conditions nécessaires pour etre un bon juge, D.ieu en avait accordé 2 à Salomon, mais il devait sans arrêt rechercher la troisième sous peine de perdre son trône.

3. Deuxieme partie : définition négative (théories chretiennes).
Maintenant que nous avons vu comment on pouvait definir la justice dans l'optique de la Torah, il nous faut approfondir les différences qui existent entre cette conception et d'autres, notamment la conception chrétienne.

Le christianisme a en effet essayé pendant des siècles d'opposer au soi-disant D.ieu Vengeur de l'Ancien Testament le D.ieu d'amour du Nouveau Testament, ou bien a la Loi, la Foi. Qu'en est-il en réalité ?

Pour reprendre le vocabulaire précédemment utilisé, il y a donc la Midat Hadin (justice stricte) et la Midat Hararamim (justice fondée sur la compassion).
Nous avons vu que la non-application de ces deux concepts aboutit au déni de justice, que le din seul est un minimum insuffisant et que le judaïsme cherche a compléter la Midat Hadin par la Midat Hararamim. Ceci laisse de coté une possibilité, comme vous l'avez sans doute déjà remarqué : qu'en est-il de l'application exclusive de la Midat Hararamim ?
En fait, c'est precisement ce que le christianisme préconise ! Les termes utilisés pour le dire sont sans doute differents, et c'est ce qui explique peut-être dans une certaine mesure le manque de compréhension que les deux religions se sont manifestés au cours des siècles dans ce domaine.
Le judaisme parle de Midat Hadin et de Midat Hararamim ; le christianisme se definit lui-meme et à l'exclusion de ses prédécesseurs comme une religion d'amour. La question est en fait de savoir quel sera, de la justice ou de l'amour, le principe fondamental de la société. Cela ne veut bien sur de loin pas dire que l'amour du prochain n'est pas important dans le judaisme, ni que le christianisme n'a aucun égard pour la justice.
Mais chaque religion batit son système de valeurs sur une base differente.Ceci aura des conséquences pratiques tres importantes sur la vision du monde de chaque religion ; un exemple suffira : la charité est, pour les chretiens, un acte de misericorde, un élan du coeur qui amène le croyant, ému de voir tant de souffrances en ce bas-monde, à sacrifier une partie de sa richesse matèrielle a plus pauvre que lui.

Pour le juif, la tsedaka est un acte de justice sociale, une obligation permanente et quasi-illimitee. Et le juif, qui part du principe qu'il est plus difficile pour le pauvre de recevoir que pour le riche de donner, sera donc prié de ne pas donner au vu et au su de tous, mais de préférence à une société de bienfaisance, qui fera écran entre le donneur et le receveur de manière à empêcher le premier de s'enorgueillir et le deuxième d'avoir honte.

Il nous faut chercher a comprendre pourquoi nos sages n'ont pas vu dans la compassion une forme de justice suffisante en soi, mais plutôt un complément nécessaire au din, a la justice stricte.
C'est que la compassion utilisée seule, comme le veulent les chrétiens, a un certain nombre de désavantages. Premièrement, ce qu'on pourrait appeler son esprit de clan : l'amour du prochain ne peut s'etendre, par definition, qu'a celui que je considere comme mon prochain.
Cette notion peut être plus ou moins large (un Romain ne se serait jamais considere comme l'egal d'un non- Romain, d'un barbare donc), alors que la justice est pour sa part toujours universelle.
Deuxième désavantage, la partialité : l'amour du prochain est lié aux interêts d'une personne bien déterminèe, concrète, a l'exclusion de toute autre, alors que la justice correspond a une idée abstraite de la sociéte dans son ensemble.

Par exemple, prenons le cas d'un juge appeler a examiner ce qu'a fait un membre de sa famille : s'il agit par compassion, il l'acquittera sans doute, peut-être a tort ; par contre, s'il agit de facon juste, il devra se recuser et laisser quelqu'un de plus objectif que lui trancher.

Troisième défaut : la compassion est de nature essentiellement emotionnelle, tandis que la justice est un processus rationnalisé et offrant donc plus de garanties.
Quatrieme et dernier défaut : l'absence de toute force contraignante. Il arrive frèquemment que les intérêts d'un individu doivent etre subordonnés aux intérêts de la collectivité, et ceci a que par la justice que ceci peut être réalisé.
Au contraire de ce que pretend le christianisme, l'amour du prochain ne peut pas être le principe fondamental de la société.
Tout comme les parents doivent punir leurs enfants pour leur bien, à moins de vouloir les handicaper dans leur vie, de la même facon la sociéte se doit de réprimer les abus, et ceci passé tout d'abord par l'application du din, de la justice stricte, prolongé seulement par la Midat Hararamim.
Comme le relève le dicton : "qui aime bien chatie bien", et ceci est montré très clairement que la justice doit passer en tout premier plan, pour permettre l'existence meme de l'amour, car - a contrario- celui qui chatie mal ne peut pas bien aimer.
La doctrine chrétienne est non seulement erronée, mais encore dangereuse sur un plan historique : car si en 1789 en France le Tiers-Etat s'était contenté de "tendre l'autre joue", au lieu de revendiquer ses droits à l'égalité en faisant la Revolution, et de même dans les autres pays du monde, c'est toute notre conception moderne de la société qui aurait été différente, et sans doute pas dans le bon sens.
Ainsi, la meilleure solution est celle preconisee par la Torah, de faire de la Midat Hadin la base même de toute vie en société, seulement mais nécessairement complètée par la Midat Hararamim.

Et ce faisant, l'homme suivra la voie de son Créateur, qui comme nous l'apprend un Midrash s'interrogeait déjà lors de la création du monde : "Est-ce que je l'établirai (le monde) sur le principe de la compassion ? Mais ceci ferait augmenter le péché dans le monde.

Sur le principe de la justice ? Mais alors, comment le monde pourrait-il subsister ? Je l'établirai sur le principe de la justice et sur le principe de la compassion, Bemidat Hadin ouvemidat Hararamim."

4. Conclusion.
Pour conclure cet exposé, je voudrais revenir sur la grandeur de ces hommes qu'Israël appelle ses juges (Choftim ou Dayanim), sur leur quete sans fin d'un absolu qu'est pour eux la justice, comme dans le cas de Chimon ben Chata'h, dont la vie, telle qu'elle est rapportée par le Talmud, a été dominée par la volonté de placer la justice au-dessus de tout, ne se laissant fléchir ni par la puissance royale, ni par l'amitié, ni par le respect envers un chef, ni par sa bonte envers ses subordonnés, ni par la crainte de malfaiteurs ou l'offre de fortunes colossales, ni même par l'amour de son propre fils.
Il a été clairement demontre que la Torah n'a rien a envier a notre societe moderne, mais au contraire beaucoup à lui apprendre en matiere de justice.

Et c'est de tout coeur que nous pouvons demander à D.ieu dans le Chemone-Esreh "Hachiva Choftenou kevarichona", de rétablir nos juges comme autrefois, de nous donner la possibilité de respecter Sa loi dans son ensemble, et de se hâter de faire venir Son juste Machia'h, Bimeyra Beyameynou (bientot et de nos jours).

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